LECTURE - CHRONIQUE

 

Revues papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de livres...

ACCUEIL

ARCHIVES: LECTURE CHRONIQUE

 

LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Septembre-octobre 2023

 

Jean-Philippe Toussaint : L’échiquier.

Les Éditions de Minuit, septembre 2023, 20€.

 

Lecture par Agnès Adda

 

 

 

 

Le dernier roman de Jean-Philippe Toussaint se présente comme une autobiographie. L’élément déclencheur de son écriture : le confinement, qui annule tous les projets mondains de l’auteur.

Au début du livre, nous sommes à Bruxelles au printemps 2020. L’avancée du récit fonctionne par flashs mémoriels sans continuum temporel et s’organise en soixante-quatre cases comme un échiquier, d’où le titre. A l’intérieur du livre, l’échiquier fonctionne comme un modèle formel qui innerve sa structure et son propos, la recherche du temps perdu ; il refait surface à plusieurs reprises : quadrillage noir et blanc de l’école élémentaire de Bruxelles, de la véranda d’un ami d’enfance, de la terrasse de Barcaggio en Corse où l’auteur apprend la mort tragique d’un ami de jeunesse, Gilles Andruet : échiquiers où se profilent, « lentes et paresseuses », les ombres des arbres et « des abysses du passé » (les arbres d’Hudimesnil qui se seraient alanguis ?). Il est aussi ce support visuel qui permet à l’homme confiné d’échapper à la schizophrénie, dont fut privé le docteur B. dans la nouvelle de Stefan Zweig dont Toussaint propose par ailleurs une nouvelle traduction sous le titre Échecs. Dans la nouvelle de l’auteur autrichien, le personnage principal mis à l’isolement par la Gestapo, ayant dérobé un manuel d’échecs dont il a mémorisé toutes les combinaisons, décide finalement de jouer contre lui-même. « Mais, comme il s’en rend compte assez vite, vouloir jouer aux échecs contre soi-même, c’est aussi insaisissable que de vouloir sauter sur sa propre ombre. Stefan Zweig développe alors la notion […] du dédoublement de la conscience » (L’échiquier, p. 114). Ce qui manqua donc au docteur B. c’est le contact avec le réel qui développe la faculté imaginative ; ce qui le fit sombrer dans la folie, c’est la monomanie du calcul qui menace le joueur acharné dont le seul but est le gain et la victoire - en l’occurrence et à son corps défendant, contre lui-même. Surgit alors l’autre ciment du livre, le jeu et le joueur d’échecs dont L’échiquier nous offre plusieurs figures, en particulier celui du père de l’auteur, celui de l’auteur lui-même et celui de Gilles Andruet. Et Toussaint d’échafauder une série de matchs privés ou publics et de portraits de joueurs amateurs ou professionnels, occasionnels ou compulsifs. C’est là le meilleur du roman, roman des échecs – le jeu, la défaite, la perte – et d’une vocation victorieuse qui promeut son auteur en héros, à l’instar d’un Proust, d’un Nabokov ou d’un Zweig ressuscité, les grands devanciers. C’est à partir de la case 30 que le roman prend son envol et que la virtuosité Toussaint érige son édifice surgi du confinement, cette situation de « crise » qui réunit « danger » (« le caractère chinois qui le désigne représente un homme au bord d’un précipice ») et « opportunité » (p. 57). Le compte-rendu du tournage de Berlin, 10h 46 en 1993 et de la célèbre partie Ivantchouk-Youssoupov au cours de laquelle l’écrivain-cinéaste, revêtu du costume de son grand-père lituanien,  joue le rôle du vainqueur Youssoupov tandis que celui-ci joue la partie de son adversaire vaincu, est d’une réjouissante espièglerie ; brillante et poignante, l’évocation de Gilles Andruet, l’ami de narrateur devenu champion de France d’échecs, assassiné en 1995, renoue avec la veine la meilleure du cycle de Marie… Euphorique, l’écriture en lutte avec la mort, triomphe et anéantit les démons ; l’écrivain en gloire, vainqueur de tous les jeux, assassine virtuellement ses rivaux : c’est logique !

 

Les pères : même si (ou parce que) ils n’apparaissent pas, ou fort peu, en chair et en os, les pères des doubles du héros Toussaint sont des personnages clefs par leur statut et leur retentissement affectif sur leur fils : le père de Frédéric Lehrer, un compagnon de pensionnat mort dans « une catastrophe aérienne » , est le fils naturel de W.H. Lehman, un « barbouze », un diplomate qui travaille dans les services secrets (case 26), le père de Gilles Andruet est « une légende du sport  automobile, alias La Panique, plusieurs fois champion de France » (p. 218), enfin le père du narrateur est « un journaliste influent en Belgique, directeur du Soir de Bruxelles, une personnalité reconnue, bien introduite auprès de la classe politique et habituée des plateaux de télévision » (p. 96). Nous évoluons donc dans un monde « de la haute », fortement médiatisé, une sorte de chevalerie internationale à l’aura romanesque et prégnante auprès des fils. L’écrivain, avec ironie, avec mélancolie, en fait sa pâture pour mettre en relief, une fois encore, la figure paternelle, sa moralité, son intransigeance, et sa volonté de vaincre. Car ce père s’est voulu champion, échouant néanmoins à créer le grand journal européen dont il rêvait (p. 97), puis à devenir un romancier consacré. Ce père qui refuse de se faire battre aux échecs par son fils, le rêve en écrivain et adoube la vocation de son fils. En renonçant à sa passion juvénile des échecs, Toussaint devient le champion rêvé par son père, élimine virtuellement ses doubles faits mat et, romanesquement, les tue. En sorte que nous n’avons pas le sentiment de lire une autobiographie, un journal, mais bien « une romance » héroïque dont l’écrivain construit les effets illusionnistes sous nos yeux. Nabokov et Fellini ne sont pas loin.

 

Quel est le « sujet » du livre ? L’auteur se pose cette question vaine à plusieurs reprises. « Je voulais que ce livre dise l’origine de ce livre, qu’il en dise la genèse, qu’il en dise la maturation et le cours, et qu’il le dise en temps réel » (p. 189) et peu après : « le sujet d’un livre, je le sais d’expérience, loin d’être permanent et immuable, peut changer en cours de route. Et cet escamotage, ce tour de passe-passe-là, de voir le sujet de son livre se dérober à soi, se faufiler comme une anguille et nous fuir entre les doigts, il faut pouvoir l’envisager aussi quand on écrit » (p. 192). Voilà, nous y sommes : « je voulais », mais qu’en est-il ? Le récit d’un combat contre la mort, assurément, la mort des rois paternels, la vieillesse, la maladie qui rode en ce printemps 2020 et la jubilation d’écrire, de se vivre en vainqueur sur l’échiquier de l’écriture. Romanesque, assurément, cette saga en « temps réel » qui se joue de tous les biopics et qui livre sa propre élaboration comme une fiction à laquelle le lecteur naïf est dissuadé de croire pour de vrai : « mais je ne vais quand même pas vous raconter ma vie. » (p. 236)

 

Comme toute œuvre conséquente, le roman de Toussaint n’est pas dépourvu de scories : les obligations et rituels liés à la promotion éditoriale n’intéresseront guère que le sociologue ou l’historien. Nous serons plus sensibles aux considérations de l’auteur sur la relecture des épreuves, sur la traduction, à ses tâtonnements concernant le titre du livre. Nous remarquerons que les hommages parsemés d’anecdotes rendus aux grands devanciers en mentir-vrai, Saint-John Perse, Nabokov, Fellini ou Thomas Bernhardt, confondent écrivains et cinéastes. Toutes ces considérations, si elles semblent relever du journal, construisent aussi le portrait d’un romancier confiné devant « l’échiquier de [sa] mémoire ». Et c’est précisément dans ce retrait, dans cette réclusion que la rhétorique Toussaint s’exalte, en fin de partie, et renoue avec les accélérations du cycle de Marie, courses-poursuites syntaxiques aux résonances de thriller, qu’elle ose les anaphores cocasses aux « effets hypnotiques et vibratoires (p. 228) et, en surplus, quelques savoureux clins d’œil au lecteur, un tantinet précieux : « on appréciera la pudeur de l’ellipse » (p. 163), « on admirera ma prescience » (p. 186).

 

 

                                                              ©Agnès Adda

 

 

Notes de lecture de

Agnès Adda

Francopolis, septembre-octobre 2023

Recherche Dominique Zinenberg

 

 

Accueil ~ Comité Francopolis ~ Sites Partenaires ~ La charte ~ Contacts

 

Créé le 1 mars 2002