LECTURE -
CHRONIQUE Revues papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de livres... |
|
LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Été 2024 Lectures brèves Par Dana
Shishmanian : Guénane – Patrice Perron - Michel Herland – Catherine Andrieu – Colette Nys-Mazure |
GuénaneSourcellerie. Éditions Rougerie, mars 2024 (64 p., 12 €) ©Patrice Perron (photo) : Plage de Kersidon (Défi, p. 47) Un livre enchanté et enchanteur… On s’y laisse aller sans
penser, porter au fil des vers, ravir par une grâce exquise qui émane, telle
une fragrance, d’une grande simplicité, d’une immédiateté de la métaphore
toujours surprenante, toujours ancrée dans le vécu, dans l’interrogation
existentielle de tous les jours sur nous-mêmes, sur l’autre, sur la vue qu’on
a les uns des autres, sur « ce monde qui chavire », sur
l’avenir de notre humanité meurtrie, confrontée ici et maintenant avec
elle-même et en même temps avec une nature toujours bouleversante. On se
sent, en lisant, emporter par les flots d’une mer cosmique… l’obsession de
l’océan est omniprésente, comme un appel permanent du grand large qui
questionne et répond sans paroles et confond notre être provisoire dans le
grand tout. La source est là – et la magie aussi : c’est
l’évidente « sourcellerie »… De ce que la poétesse appelle « jardiner / la vie sur feuilles volantes », bien plus, en fait, que « certains mots / dans ce détachement se sauvent »… En voilà quelques-uns glanés au fil des pages : Je m’adosse à l’épaisseur du temps / j’attends / si une porte me choisit / l’instant ralentit (p. 13) …. ceux qui savent / n’auront rien à justifier / juste à buter contre l’inexprimable / caresser l’intimité de la vie naturelle (p. 17) Le fleuve est le fil de ma source / l’océan est un sorcier / sur cette histoire je n’ai aucun pouvoir / ni oreille ni alphabet pour saisir traduire / ce qu’ils filigranent se disent / sous la vase soyeuse où tout chemin s’efface (p. 21) L’air néfaste des questions déchire / je me suis tue elle se tue (…) Les fleurs jamais semées / n’ont pas à s’excuser d’être nées (p. 28) Pour qui naît nomade au bord d’un fleuve / l’ancre finit toujours par lâcher / pas le lien d’encre / rien jamais ne fane au fond de nos iris (p. 34) Dis-moi si / on peut espérer se voir quand on se voit (…) Imiter le fleuve / avancer sans attendre de réponse (p. 42) La vie n’est pas un objet elle crie / Écrire c’est mentir autour de la vérité (p. 50) Ma mélancolie écrit / un livre qui ne craint pas la fin (p. 51) Ma mélancolie peut tout faire éclater / germer essaimer / elle pénètre et tout la pénètre (p. 52) Mélancolie / je bois à d’autres veines, d’autres résines (…) Entre les lettres du mot fleuve / malgré moi je m’entortille (p. 54) Regarder chaque jour le
fleuve se jeter dans l’océan est un peu affronter son propre roman. (…) Je marche sur une source
j’inscris mes pas sans traces Le fleuve à sa source est
muet à ma source aussi je le fus J’ai marché sur les eaux
naissantes du Blavet Avec l’humilité de ceux qui côtoient une divinité. (pp. 58-59) |
Patrice PerronDéfi. Avec des photos de Sophie Desvéronnières.
Les
Éditions Sauvages (collection Askell), mars 2024 (90 p., 14 €)
©Patrice Perron (photo) : Dans le jardin (Défi, p. 4) Un livre sur l’urgence de restaurer la planète. Oui mais l’appel qui résonne ici est bien plus que cela : il s’agit de restaurer l’humain avant tout, comme une condition indispensable – et alors la poésie est à l’œuvre dans son propre élément, par les mots et l’image – les photos alternant entre l’auteur lui-même et la poétesse et photographe Sophie Desvéronnières. Nous reproduisons ci-dessous deux textes emblématiques qui
font suite au « manifeste » poétique de l’auteur dans son livre
précédent Malgré
le vacarme du monde
(éd. Des Sources et des Livres, 2023) – dont un extrait accompagné d’une photo figurait dans
notre revue aux Vœux
de Noël 2023. Ce matin, dès le soleil
levé Tandis que notre civilisation perd les points
cardinaux de son existence en se détruisant, Malgré le vacarme ambiant, l’incertitude alambiquée et
les menaces réelles pesant sur l’avenir, Malgré les tirs des bombes sur les villes et les
lâchers de gaz sur les humains, Malgré les néonicotinoïdes, les insecticides, les
pesticides et tout le reste, Ce matin, dès le soleil levé, une armada d’abeilles
s’est lancée dans une périlleuse mission de pollinisation, tandis qu’un
papillon audacieux était déjà à l’œuvre. Les portes Sont-ce les portes de l’enfer Ou celles du futur ? Flamboyants signes de la fin Pour dire l’extinction, Merveilleux appel de la vie Par ces jeux de lumière, Ultime sommation du monde Pour ne pas disparaître ? Ma princesse de chaque jour, Es-tu là avec moi ? ©Sophie Desvéronnières (photo) : Digue à Noirmoutier (Défi,
p. 35) |
Michel HerlandDeux livrets à diffusion restreinte : Le Pérégrin. Le Manicou,
Aix-en-Provence, mai 2024
Il s’agit d’un seul poème (écrit sans doute d’un trait, 15 pages, daté de mars 2024) de grand souffle évoquant un « pérégrin » anonyme et universel, en errance absolue et en rébellion radicale, dont on peut penser tous les symboles et figures mythico-religieuses qu’on veut, messianiques incluses, il ne reste pas moins indéfinissable du point de vue « idéologique » (car rejetant toute idéologie – référencée dans le poème notamment en tant que dogmatisme religieux) et inidentifiable dans l’histoire (car refusant l’histoire – largement évoquée d’ailleurs dans le poème). Tout au plus pouvons-nous prendre appui sur la langue (cf. CNRTL) : pérégrin comme adjectif est tout ce « qui concerne l'étranger libre, lequel ne jouissait ni du droit de cité ni du droit latin », et pérégrin en tant que personne est le « voyageur, nomade, étranger » (le Wanderer de Wagner – comme dans mon Ragnarök !… mais aussi, comme l’auteur l’indique, l’augustinien Peregrinator et viator – ou pourquoi pas également, l’Ahasvérus, le Juif errant – à savoir, finalement, dans tous les cas, l’humaine condition…) À surtout pas confondre avec pèlerin, qui, lui, est bien lié à un chemin prédéfini, a une destination précise comme but, et n’erre pas ! Car même si le pérégrin semble se retrouver au bout du poème à l’endroit de son départ, il ne s’y arrête pas, ce n’est pas la fin… et le chemin – si chemin il y a – se prolonge au-delà des pages et du temps (y compris celui de la lecture…) Il me faudrait reproduire le poème en entier pour partager avec le lecteur l’exquise saveur de cette lecture… Je dois pourtant me contenter d’en citer le début – un peu du milieu, avec un choix presque aléatoire et en même temps imposé car le juste milieu est en fait une seule phrase en prose sur 3 pages – et la fin, en espérant qu’une occasion de plus large diffusion se présentera. Merci l’auteur ! On attendait sa venue annoncée par les cavaliers des
marchands qui l’avaient dépassé sur la route on n’était jamais sûr rien ne l’empêchait arrivé à
proximité d’un village de se diriger vers un autre ses intentions étaient mystérieuses même pour ceux qui cheminaient
derrière lui (…) Passèrent des lunes passèrent des saisons le Pérégrin était seul désormais ses compagnons partis ailleurs il semblait arrimé à ce désert seulement sillonné par quelques
caravanes comme s’il y trouvait réponse à ses
questions (…) … qui pourrait dire ce qu’il pensait
lors de ces interminables veillées solitaires, voire s’il pensait vraiment ou
laissait son esprit vagabonder sans but, errant comme lui-même éternel
errant. (…) Il s’interroge est-ce vraiment ce qu’il désire ce pays qu’il a voulu quitter ce n'était pas pour rien que croit-il retrouver des parents déjà morts sans doute des amis ou des camarades qui ne le reconnaîtront pas Et surtout cette femme sienne qu’il porte toujours en son cœur – car oui il y avait une femme – qu’il ne veut pas revoir de crainte de ne plus l’aimer Alors il bat en retraite et repart en errance ***
25 poésies impromptues
sur des images de Xavier Ribot.
Le
Manicou, Aix-en-Provence, juin 2024
Ce petit livret est une expérimentation : « Les vingt-cinq poèmes réunis ici sont autant d’exercices de style, variant le mètre comme l’agencement des rimes, avec quelques petits poèmes en prose ». Comme il l’avoue, l’auteur s’adonne donc à un exercice poétique mettant à contribution sa profonde connaissance de la poésie française ancienne, notamment des formes de versification médiévales et classiques – l’exercice étant par ailleurs imposé par la source graphique d’inspiration. Le résultat est saisissant et convaincant – alors même que le rapport à l’image n’est pas toujours évident, c’est presque un hermétisme dont il convient de chercher les clefs, ce qui imprime à l’entreprise un caractère presque ludique, entraînant le lecteur dans la quête. Nous avons choisi deux poèmes pour illustrer la démarche, en la compagnie des objets graphiques de Xavier Ribot qui sont en eux-mêmes d’une grande puissance évocatrice.
Des cailloux
sur ma route ©Xavier Ribot
Des cailloux sur ma route Tant de pierres dans mon jardin Et l’univers n’a pas de fin
Marcher quoi qu’il en coûte
Bannir le désespoir Se tenir fier et rebelle Car demain la vie sera belle
Surtout ne jamais choir
Bien obligés de croire Que l’on n’avance pas pour rien Qu’adviendra le souverain bien
À défaut de la gloire Aux
quatre vents de l’ouest ©Xavier Ribot Pour cap’tain Jack La mer s'est déchaînée aux quatre
vents de l’ouest
La bourrasque enfle la voile Les bandes de nuages défilent vers
l’est
Le matelot réduit la toile La barque du pêcheur ballottée par
les flots
Fétu sur la mer écumante Les grandes vagues déferlent sur le
canot
Fracas d'enfer et d’épouvante Mais le patron ne faiblit pas sous
les embruns
Debout accroché à la barre Ça ne l’empêche pas de mâcher son
pétun II ne s'étonne pas il ne craint pas
la mer
Formé à plus rudes bagarres Seulement préoccupé du prochain amer |
Catherine AndrieuL’altérité, maison d’édition en ligne, mars 2024 (38 p.) ©Catherine Andrieu : « Et moi qui n’ai que mes poèmes… » Ce recueil illustré par les peintures de l’autrice est un cri, une vie mise à nu, une déchirure de l’être livrée à vif sur la page – et l’on comprend vite que les mots sont ici des fées guérisseuses ou plutôt, que l’âme secrète elle-même des mots tel qu’un ver à soie, son fil et son cocon – pour se réparer, se nourrir, se protéger… mais aussi pour que sans même qu’il le sache, des tissus enchanteurs puissent naître de son fil et généreusement s’offrir à la vue des autres. Ces autres qui sont aussi bien source de souffrance pour soi (comme pour eux-mêmes) et raison de vivre, brèche indispensable, accroc-crochet pour s’accrocher à hors-soi – peut-être pour se sauver tout en se perdant – et de cette contradiction structurelle et en soi insurmontable naît sans complaisance mais tout doucement, comme un glissement, un début de chemin, un parcours paradoxal, une danse funambule sur le tranchet de la lame… : c’est le poème. Quelques éclats particulièrement poignants de ces fulgurations : Mon
vide. J’étais celle qui ne sait pas qui elle est. L’on
me disait profonde, mais la surface seule faisait ma profondeur. Il
m’a fallu l’ascèse de vingt ans de souffrance à crever Pour
regarder l’abîme en moi. Je
suis celle qui écrit. Ce que je suis ? J’ai
passé toutes ces années dans une chambre sans toit Et
la pluie a rincé mon maquillage. Je
suis laide. (p. 9) …Il
m’a fallu des années pour rassembler le puzzle de mon âme... Chaque jour
c’étaient des hurlements, tu défonçais les murs et tu partais... J’allais te
chercher dans ta petite chambre d’étudiant, quitte à dormir à quatre heures
du matin sur ton paillasson : Je n’arrivais pas à te toucher. (p. 13) …J’aurais
dû te faire confiance, jeune Tirésias, c’est avec le cœur Qu’on
voit bien mais mon miroir était brisé dilemme schizophrénique Ce
qui est beau chez Narcisse, c’est qu’à la fin il se transforme en fleur. (p. 19) …Je te regardais nouer et
dénouer tes longs cheveux bouclés, je les arrosais jour après jour, c’était
beau avec ton teint olive. Quand je maquillais tes yeux en amandes,
légèrement bridés, tu ressemblais à une fille et j’avais envie de te frapper.
Je crois que je ne t’aimais pas, enfin pas vraiment, parce que tu ne me
caressais pas, enfin pas vraiment... Entre toi et moi, l’Histoire de la
philosophie dans son entier et la nécrose de ton esprit. Vois ce qu’ils ont
fait de toi : un caillou. Moi je n’aimais qu’ “Ainsi parlait Zarathoustra”,
et Spinoza parce qu’il disait qu’on ne reproche pas à une pierre d’être
aveugle, et aussi en raison d’une inclination panthéistique. On faisait une
belle paire de philosophes ! (p. 31) …Tu
aspirais au calme j’étais la fureur. Maniaco-dépressive Au
moins on sait. Nous étions trop jeunes et nos ailes brisées. Au
bord de mon océan, libre comme la mouette je me prends À
rêver à toi, à nous, l’universitaire que tu es devenu Et moi qui n’ai que mes poèmes, ma bohème et ma mélancolie... (p. 33) |
Colette Nys-MazureSans crier gare. Avec des illustrations
Élise Kasztelan. Éditions Invenit, mai 2024
(70 p., 13 €) ©Élise Kasztelan Dans la présentation sur la quatrième de couverture (et
sur le site de l’éditeur) de ce petit livre en forme de carnet de notes nous
lisons que l’autrice se dit volontiers « traineuse » : le néologisme suggère que les
déplacements en train – TER de préférence, qui « roule en balbutiant »
permettant de regarder et de sentir « au jeu des saisons »
tout en expérimentant « des états d’âme de d’humeur » – ne
sont plus seulement pour elle un usage mais façonnent une forma mentis,
qui nous apparaît comme autant symbolique que réaliste, dans le sens d’une
présence au monde, d’une saisie du mouvement ici et maintenant, non pas tant
comme spectacle que comme flux de l’humain en perpétuel croisement. Ce n’est
pas par hasard que la poétesse évoque « la condition ferroviaire »
pour nous faire penser bien évidemment à notre condition humaine. Le « moi » narrateur
interagit par des gestes réflexes avec ces vagues voyageuses diverses et
changeantes – « une main se tend vers mon bagage je monte »
– regarde ou se laisse regarder – croque tel un artiste le portrait d’un
voyageur (comme la femme aux multiples bagages, p. 40, ou le « presque
centenaire aux mains tavelées », p. 42) ou d’un groupe (tel des
migrants p. 21, « demandeurs d’asile », « revendeurs
de drogue passeurs terroristes présumés », p. 23 « adolescents
en chasse », p. 32, « travailleurs de nuit » p. 34,
« amoureux (qui) s’embrassent paupières closes » (p.
42) ou surprend l’événement en cours (Accident de personne, p. 26).
Enfin, le langage n’échappe pas à l’attention de l’observateur, au point que,
outre les références à l’écoute (telles aux « obscénités agressives
de quatre jeunes mecs / Niquant à tours de langue », p. 49), la
poétesse donne des échantillons du parler de ses « personnages »,
comme « en échos les mots passants » (ainsi Courtois,
Inquiets, Rageurs, Artistiques : pp. 59-63). En tant que lecteur on se sent
emporté par le train, en la compagnie de ce témoin omniprésent, constant tel
un miroir immobile au sein d’un mouvement incessant, qu’est la voix du poème,
qui nous fait voir, entendre et sentir la palpitation du monde, dans une
totale empathie, tout en gardant le retrait en soi nécessaire à
l’observation, et à l’écriture. Quelques « encres de
Chine » surprises au passage : Le TER fore un entre-deux
réconfortant Il n’a rien du tourisme mais tout du labeur régulier familier Passagère j’y écoute
passionnément résonner d’autres mies que la miennes (p. 12) D’entrée de je m’a fascinée L’immobilité dans le
mouvement Est-ce moi ou le train d’à
côté qui amorce le mouvement Spectatrice avide du défilé
à droite à gauche Je suis captivée par l’espace
du dedans Dérangeant chaleureux
imprévisible (p. 17) En nocturne dans une station
déserte J’épie anxieusement les gros
yeux de la bête attendue Sur le quai livré aux pluies
et vents je me sens fébrile respiration suspendue Je guette la voix
enregistrée Précisant l’approche de mon train (p. 27) Oserais-je célébrer les
quais de la condition ferroviaire Théâtres d’une dramaturgie
journalière Ceux de l’attente et du
revoir cris de joie étreintes ultimes Quais des pas perdus des
heurts et rencontres L’œil collé à l’écran des
départs oreilles tendues Lieux incertains
irremplaçables (p. 33) Aujourd’hui je préfère me
fondre me confondre À la masse lancée dans
l’espace Le monde que je vois n’égale
pas celui qui m’habite. (p. 43) Me voilà seule pour l’ultime
étape Dans ce dernier train qu’emplissent les ombres les traces Journaux froissés bouts de
baguettes canettes papier gras Le silence espéré pour lire
au calme Me pèse soudain presque
redoutable Je scrute le noir collé aux
vitres (p. 50) ©Dana Shishmanian |
Lectures brèves
par Dana Shishmanian
Francopolis, Été
2024
Créé le 1 mars 2002