LECTURE - CHRONIQUE

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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Hiver2024

 

 

 

Lectures brèves

Par Dana Shishmanian :

 

 Françoise Urban-Menninger – Gérard Leyzieux – Catherine Andrieu – Sarah Mostrel Charles Akopian

 

 

Françoise Urban-Menninger

La musique des roses.

Éditions de Bonne Heure – Strasbourg, sept. 2024 (78 p., 5 €)

 

Ce livret de poche (sinon de chevet) peut se comprendre comme une mini-anthologie des roses poétiques et littéraires puisque comme la poétesse le remarque à très juste titre, « Il n’y a pas un poète / qui n’ait écrit sur les roses » (p. 48).  Aussi  y découvrons-nous des poèmes évoquant en toute complicité les roses de Oscar Wilde, Anatole France, Aragon, Verlaine, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Katherine Mansfield, Christian Bobin, Confucius, Sainte Thérèse de Lisieux, Saint Ambroise, Dante, Emily Dickinson, Catherine Pozzi, Saadi, Rainer Maria Rilke, Philippe Jaccottet, Saint-John Perse, Ronsard, Frida Kahlo, Julien Green, Colette, Arthur Schnitzler, Saint-Exupéry, Proust, Apollinaire, René Char, Nathan Katz, Sapho, Anna de Noailles, Guillaume de Lorris avec Le Roman de la Rose, Jean de Meung et Christine de Pisan, Rose Ausländer, Mahmoud Darwich, Gérard de Nerval, Yves Bonnefoy, Federico Garcia Lorca…

Mais les plus séduisantes sont encore les roses de l’autrice elle-même. Sans références, juste surprises dans le jardin intime, elles font, exhalent, sont la poésie voire l’âme qui la porte tout en étant portée, tel l’archet par et sur le violon. Plus que des métaphores, ce sont-là des révélations sourcières qui surgissent par la grâce seule, pour vous accompagner sur le parcours entre naissance et mort, avec la promesse de vous guider au-delà. En voilà cinq choisies pour faire un bouquet de cœur :

 

l'archet du poème

le saviez-vous

les roses anciennes

sont aussi musiciennes

elles tiennent

l’archet du poème

 

les roses blanches

ont la couleur du silence

et distillent au petit jour

leurs notes grisantes

emperlées de rosée

 

seule l’âme les perçoit

et dans le jardin du ciel

où les anges mènent la danse

les roses rouges empourprées

offrent leur dernier baiser

 

la mort dans son linceul

de soie moirée se pâme

dans cette roseraie

où elle embaume le corps du poème

dans son oraison funèbre

 

enclose dans ce refrain

rose au poing

rose au plus loin

de mon premier jardin

dans ma rime je vous tiens

 

de la plus belle je me souviens

pérorant sur un mur ancien

je m’ai saisie d’une main

pour humer son parfum

 

elle est enclose dans ce refrain

où le poème a noué son destin

ma rime est son chemin

embaumé de rouge carmin

 

le linceul d’ombre

toutes les roses

cueillies en terre de poésie

je les ai égrenées

dans mon rosaire

 

perles fines

de mon hymne

perles de vers

nouées au cou du poème

 

les roses de la vie

ferment les paupières de la nuit

sur le linceul d’ombre

où la mort nous enclôt

 

les roses de la naissance à la mort

nous jouent leur petite musique flûtée

qui allège nos peines

par la grâce de leur infinie beauté

 

la petite voix

les cinq roses

dans le vase m’observent

en tendant vers moi

leur bouton de taffetas rose

en pointe de danseuse

 

je les respire

dans le même temps

qu’elles soupirent

et sous mes yeux

ouvertes comme des pétales

 

elles esquissent

un sourire végétal

dans lequel se glisse

subreptice

le sourire de ma mère

 

alors au fond de moi

j’entends parler

la petite voix

du jardin de mon enfance

qui me dicte son poème

 

devenir une rose

j’ai demandé aux roses

de m’accorder la grâce

de devenir l’une d’entre elles

quand mon âme aura quitté

mon corps de chair

 

ma rime sera végétale

dans mon cœur rouge de mes pétales

le bleu du ciel me fera danser

dans ce jardin de lumière

où fleurit l’infini

 

Gérard Leyzieux

Passages. Tarmac éditions, avril 2023

(*)

Avec Passages Gérard Leyzieux continue, après Décortiqué (éd. Stellamaris, 2022), qui achevait de déstructurer la corporalité, un parcours exploratoire où la découverte du vide qui sous-tend nos existences – sinon carrément l’être, tant qu’il est compris comme réalité perceptible, descriptible, ou du moins conceptible – vaut révélation, car toute son écriture poétique naît de là, non pas tant pour « combler » ce vide voire l’occulter ou le nier, mais pour exploiter ses extraordinaires valences. On dirait que des gerbes de mots, évoluant d’ailleurs selon des rythmes, des sonorités et des jeux de mots discrètement mais attentivement agencés (comme Ex-il / Ex-elle, p. 43), jaillissent à chaque détour de vers comme à partir des apnées dans la respiration du poète, pour nous faire voir, entendre, sentir la richesse de ce monde paradoxal qui n’est pourtant fait que de « passages », à savoir des failles, interstices, syncopes, absences, suspensions, dérobades, fuites, dépouillements, dénudements, séparations, disjonctions, éparpillements, exodes, mouvements, pas, glissades, vidanges, oublis, traces, pertes, attentes, étiolements, vagabondages, errances, disparitions, dé-rivations… J’ai cité ainsi quelques-uns des termes appartenant aux familles sémantiques qu’affectionne le poète et qui tissent entre elles la trame de cette écriture magnifique, où des joyaux de rare beauté surprennent le lecteur presqu’à chaque page… Le choix fait ci-dessous est donc presque aléatoire tant le recueil est tendu, pas de « parties molles », preuve s’il en faut que ce qui risque la consommation, la dégradation, le ternissement et donc finalement l’indifférence du regard se sont les matières, les choses, tous ces « mirages » que tant de poètes se font un devoir d’évoquer – jamais le vide, qu’aiguise, perce et traverse l’esprit… en abolissant l’espace et le temps, et remplaçant les choses, par le regard, le corps, par le verbe.

 

Neige au soleil

Passage imperceptible

Où disparaître   (p. 8)

***

Extérioriser son épaisseur à l’invisibilité du vide

En une vague évasion aux vapeurs hivernales

Dé-river les amarres de l’image sous verre

Sans ébruiter la vaillance vagabonde de l’œil

Il trans-verse son regard en l’objet envié

Et capture l’identité dissimulée du corps

Abandonnant lors au vent les sens du souffle    (p.13)

***

Vide ton regard

De toute sa mémoire

Le temps d’un clin d’œil   (p. 24)

***

Qui es-tu de tous ces gens en mouvement ?

L’un qui est assis se tait et regarde le vol de l’air

Pendant que sous le bleu du ciel apparaissent des îlots blancs

(…)

Où es-tu ?

Qui es-tu devenu(e) ? Quand évacueras-tu tes présences inconnues ?

Alors qu’au long des journées des torrents intérieurs ravinent tes peurs

Poussant ses flux à creuser au plus profond les voies de leur fusion  (p. 30)

***

Suivre des pas inscrits sur le vent

Ils te mènent à ce vide qui t’habite

Fouillis dans ta mémoire des mots

Agglutinations des sons essoufflés

Tu les regardes s’évertuer en ta bouche

Et tu voiles les corps de ton histoire ancienne

Marcher au parcours des jours et des nuits

Et oublier que ta vie te fait et te fuit aussi   (p. 38)

***

Sur les roues de mes journées

Je marche dans mes pas d’antan

Et je regarde ce pied qui va venir se poser devant moi

Je marche à l’écoute de ce temps d’avant

Pas à pas j’entre dans mon devenir du jour

L’œil est à l’arrêt sous ce rythme cadencé

Lui aussi marche au temps mêlé

Qui mène mon corps à travers ces pas d’antan   (p. 40)

***

Liens devenus mirages

Certitudes devenues nuées

Paroles devenues souffle

Tu entres dans un nouvel état de la réalité

Que ton arrêt sur mouvement à jamais a modifié   (p. 47)

***

Étrange passage

Dépassement du lieu

Être sans âge au défi du temps

Franges effilées du paysage

Imprime et engrange les ans

Dans la mémoire du regard   (p. 57)

 

 (*)

Sur le site de l’éditeur on peut lire avec grand intérêt des chroniques à ce recueil (en particulier celle de Christophe Condello sur son site) ainsi qu’au tout dernier sorti, en octobre 2024, intitulé Tout en tremble (en particulier la lecture de Lieven Callant sur le site de la revue Traversées), ainsi qu’un révélateur entretien avec l’auteur (par Christophe Condello sur son site également).

 

Catherine Andrieu

Initiations et Des griffes d’obsidienne. Préfaces de Patrick Cintas.

Rafael de Surtis / Poésie, juin et octobre 2024 (62 et 40 p.)

Illustrations : ©Catherine Andrieu 

 

Ces deux petits recueils se succèdent d’un seul trait d’inspiration, agencée selon des procédés de construction similaires, tout en développant en fait deux branches différentes, stylistiquement parlant.

Comme l’indique son titre, Initiations se compose d’expériences initiatiques transcrites comme autant de visions oniriques qui, on dirait, amènent le « personnage-sujet » à l’état de conscience où le monde spirituel l’accueille et la transforme, au-delà des limites de l’être terrestre ; alors que Des griffes d’obsidienne constitue, on dirait, la saga légendaire du « personnage-témoin » de ses propres exploits métamorphiques : « l’enfant de la lune » en quête de vérité s’est changée en « sorcière qui tisse les étoiles ». La continuité est évidente car l’univers symbolique-totémique est le même – le chat, la panthère, le lion mystiques : autant de figures génuines de cet alter-ego qu’est l’amant(e), entraînant l’enfant-femme dans une danse magique comme ultime mystère de la vie et de la mort. On passe ainsi d’une intériorité « lyrique » vécue, à une extériorité « épique » contemplée – qui nous laisse lire, par des à-coups, par des recréations successives, en tâtonnements, palimpsestes et variantes, une et la même « histoire », s’avérant en fait une histoire de double (l’enfant blonde / l’enfant brune, les âmes-sœurs entrelacées). Cependant, l’un et le même monde imaginaire, autarcique voire narcissique, entraîne dans ses profondeurs le lecteur, qui ne peut que se laisser séduire par la ferveur que la poétesse met à le faire surgir. J’ai choisi quelques bribes illustrant ce voyage… « chamanique ».

 

Une image contenant peinture, mammifère, dessin, art

Description générée automatiquement

 

Initiations

La poupée n’est pas seulement de porcelaine. Elle est un peu sorcière, un peu magicienne. Elle sait invoquer les éléments, les faire danser à sa guise. La pluie devient son voile, la tempête son manteau. Elle murmure des incantations oubliées, et les éclairs zèbrent le ciel en réponse. Son chat, fidèle compagnon, se métamorphose en panthère noire, gardien des mystères qu’elle porte en elle.

I. L’éveil. iii. La sorcière

 

Dans l’obscurité de la nuit, leurs âmes se cherchent, tissant des fils invisibles à travers les distances. Lui, perdu dans la forêt dense, sens le murmure des arbres, les secrets qu’ils gardent depuis des siècles. Elle, face à l’Océan déchaîné, entend les vagues rugir, portant en elles la promesse d’un amour mystique.

IV. La métempsychose

 

Quand la danse prit fin, l’enfant était changée. Son croissant de lune brillait plus intensément, et dans ses yeux, on pouvait voir les étoiles. Elle avait compris la magie de la forêt, la puissance du lion, la danse de la vie et de la mort.

VI. La légende

 

Des griffes d’obsidienne

L’univers, vaste ventre d’une mère cosmique, les enveloppe. L’enfant sent les éléments se former autour d’elle. La terre durcit, les arbres s’élèvent, les courants la portent, et le vent caresse son visage. Tout est en gestation, tout est naissance.

II. Dans la matrice du cosmos

 

L’enfant blonde, curieuse et avide d’aventures, a entendu parler de cette légende. On dit que la femme rayonne comme une déesse, sa chevelure argentée capturant la lumière des étoiles. Quiconque croise son regard perd la vue, mais en échange, il reçoit le don de clairvoyance. Une étrange équation cosmique, un échange de sens pour la connaissance.

IV. Le secret

 

Toi, ma sœur réincarnée en panthère brune, tu portes en toi la magie des anciens rituels. Tes yeux reflètent les étoiles, et ton souffle est un sortilège. Les saisons défilent, et chaque changement est une incantation.

IX. Sous la Lune des Enchantements

 

La légende grandit, portée par le vent, murmurée par les étoiles. On dit que les deux sœurs, aveuglées aux choses du monde, voyaient ensemble. Elles étaient les gardiennes du lac, des âmes liées à jamais. Et quand la brume se levait, on pouvait les apercevoir, main dans la main, se perdant dans la forêt mystique, là où la réalité et le rêve se mêlent.

X. La genèse

 

Sarah Mostrel

Gris de peine. Avec les dessins de l’autrice. Préface Maggy De Coster.

Éditions du Cygne, septembre 2024 (60 p., 12 €)

 

En tant qu’artiste peintre, Sarah Mostrel illustre ses poèmes par des dessins en gris de Peyne ; la poétesse, elle, transforme le gris de la peine d’être en nuances, décomposant ainsi son rapport au monde en un éventail de ressentis, du sombre à la lumière, du rejet à la volonté de vivre, de la répulsion, au désir de beauté et de rêve. Au fond, tout est devenir, impermanence et éphémère, nous chuchote-t-elle, l’être n’est qu’une ligne d’horizon : « Vis et deviens / Ce que tu es / Ce que tu seras », le but n’est qu’un simple repère, même s’il nous semble immuable : « Cherche l’étoile / Ne perds pas le Nord »… (p. 12). Évidemment, la permanence n’est pas de ce monde, semble-t-elle se répondre à sa propre question ; « La neige n’est pas éternelle / En témoigne le sombre dérèglement en cours » (p. 46). Surtout, le jeu du devenir devient mécanisme d’emprisonnement, « engrenage » (l’un des mots-clés du recueil) : « une roue tourne en rond, le monde ne vas pas rond » (p. 43). Mais il y a une conscience que la poétesse appelle « La responsabilité », qui veille au milieu de cette ronde sans fin… et qui empêche qu’on succombe à la tentation de tout occulter, de détourner le regard, de tout faire sombrer dans l’indifférence et l’oubli, « Les souvenirs enfreints / L’indicible qu’on tait / pour ne pas affronter l’extrême violence » (p. 23).

Il me semble alors dénicher, dans le débat intérieur qui s’enclenche, une révolte camusienne, lucide et sans illusion, d’autant plus déterminée qu’elle ne se laisse pas embarquer par des chants de sirènes de quelque bord qu’ils soient. Les poèmes que j’ai sélectionnés ici sont de cette veine, puissante et tonifiante en dépit du désarroi apparent, car des choix capitaux sont appelés à se dessiner, ici et maintenant, « à la bonne page / Celle qui marque le présent », pour façonner « la fin prometteuse » du livre… où « le but s’éclaircit » (p. 56) : l’on y voit comme une suggestion de séparation du gris, en noir et en blanc…

 

Une image contenant texte, croquis, dessin, art

Description générée automatiquement

 

L'hélice de l'existence tourne en rond

Pas d'arrêt possible dans l'engrenage engagé

En heurs et en lieux

Les temps modernes ont emporté l'engouement des cieux

 

Face aux débats houleux

Une place vide

Incertaine

Que choisira le peuple infortuné ?

p. 24

 

Le silence a pris la place de l’infini

L’irréel a apporté son lot de sève

Pour convaincre les indécis

 

À quoi sert la poésie

Si ce n’est de cheminer vers le rêve ?

 

Réhabiliter le verbe

Dire, écrire, combler les non-dits

Taire le silence

Le changer en murmures, en cris de survivance

 

À cela sert la poésie

p. 28

 

Rebondir

Sauter sur le tremplin des anciennes lunes

Les ancêtres sont de remarquables modèles à suivre

 

Sur le totem déconstruit cependant

On oublie les origines

À quoi bon discourir ?

La peur domine

 

L'avenir en réserve est en chemin

Il est inscrit dans la pierre

Dans la tombe

Dans le bois brûlé de l'antique tradition

p. 31

 

Plutôt cacher l'inexorable que de révéler l'intranquillité

Implacable est la clé de l'angoisse, secrète

Rien ne sert, pardieu, de faire quelque conteste

Le spectre du fautif rode autour des ténèbres

 

Il faudra rallumer les réverbères d'antan

Déceler les mystères des liens, du sang

Creuser l'abcès et dénoncer le blâme

qui affecte encore et toujours nous menace

p. 49

 

Encore un matin

Que je voie le soleil illuminer ma route !

 

La trajectoire est abrupte

La nuit a pourtant porté conseil

Et l'éveil ne s'interdit plus la chose nouvelle

 

Trace amenant à la cime suprême

Où je voudrais rester, telle une statue de sel

 

En miroir, une joute, que je m'apprête à vaincre

Mon verbe sait quereller et surtout se révolte

La médiocrité ne saurait remporter

la dispute mythique des sages et des fous

 

&

 

Tragédie de l'enfer via le paradis

Quel est ton choix en fait ?

Enjamberas-tu le gouffre, l'abîme antagoniste

Suivras-tu la parabole ou l'allégorie ?

pp. 52-53

 

Charles Akopian

L’atelier de Saint-Grégoire.

Encres vives / Encres Blanches n° 820 (été 2024, 6,60 €)

 

Ce recueil emprunte son titre à un poème de jeunesse (1969) qui se trouve reproduit au début. Pour le présenter, je donne volontiers la parole au poète :

« Le titre et le poème éponyme ne font pas référence à l’un ou l’autre des monuments ou lieux sacrés arméniens en particulier – excepté la référence à « la fosse » où, à Khor Virap, St Grégoire dit l'Illuminateur, évangélisateur et fondateur de l'Église apostolique arménienne en 301, fut emprisonné durant 13 ans – mais à la souffrance et au désarroi de tous ces édifices, monastères et églises – enfants de Saint Grégoire l'illuminateur, en quelque sorte – laissés à l'abandon ou sciemment détruits par les Turcs après le génocide de 1915 sur les terres de l'Arménie historique. 

Ce poème est un cri de l'étudiant que j'étais alors à Aix-en-Provence, suite à des témoignages, reportages et photos (rares pour l'époque) consacrés au drame des Arméniens.

J'ai regroupé dans ce recueil quelques poèmes relatifs aux drames vécus par les Arméniens jusqu'à l'agression de l'Azerbaïdjan en 2023 et l'abandon forcé de l'Artsakh (Haut-Karabagh) – où le régime du dictateur Aliev est en train d'effacer les traces de la présence plurimillénaire des Arméniens – en pensant aussi aux migrants de tous les pays. »

Le parcours de ce recueil frappe par la sobriété et la densité de la parole poétique, qui évoque – et par sa consistance et par l’appel répété à la métaphore – la pierre : celle de construction d’églises et de monuments, celle du mont sacré pivot de l’humanité d’après le déluge, Ararat, celle de toutes les montagnes habitées continuellement en ces contrées d’histoire et de culture millénaire, celle enfin de la persistance d’une humanité meurtrie qui ne se laisse pas mourir et renaît sans cesse des massacres. J’aimerais en faire un collier en guise de talisman en ces temps de lourdes épreuves pour plusieurs peuples que leurs persécuteurs veulent toujours voir anéantir, de nos jours, encore…

 

Une image contenant ciel, plein air, bâtiment, herbe

Description générée automatiquement

Nous sommes nos montagnes, sculpture monumentale en tuf rouge réalisée en 1967 par Sarkis Baghdassarian, architecte Youri Hakobian, à Stepanakert, capitale de l’Artsakh.

(*)

 

Les pierres :

Les restes d’un atelier

Si près du ciel,

 

À longueur de croix

Dans une paume ouverte.

 

Les pierres :

Adhésives au silence

À présent que la terre

A bu à la douleur,

 

Mais pierres d’un corps tenace,

Aux couleurs mobiles

Devant les yeux du monde.

L’atelier de Saint-Grégoire,

Aix-en-Provence, 1969 (pp. 4-5)

 

Pourtant,

Quelque chose inexorablement

N’en finit pas

De lever l’ancre

Sous la page.

 

Trouve tes mots

Qui soient aussi des pierres

Pour reconstruire ce qui viendra.

Écrire, Marseille-Aix-en-Provence,

1966-1972 (pp. 10-11)

 

Et dire qu’une main

Ce jour-là

Caressa la terre,

Peut-être.

 

Qu’une autre s’émerveilla

D’être en accord

Avec la chaleur d’une pierre

Entre ses doigts.


Quelle terre alors,

Et quelle pierre,

Pour ces intimes tremblements !

Répliques, 8 décembre 1988 (p. 12)

 

Je parle aux pierres,

À l’herbe et aux chemins

 

Et ma langue n’est pas celle

Qui nourrit leur volume,

 

Ce qui résonne alors

Est-ce l’avenir qui m’accompagne

Ou l’arrêt des déchirures ?

Le lit défait, 18 décembre 1994 (p. 15)

 

Pour chaque pierre amputée

Qu’un corps se lève et accuse…

Nous sommes nos montagnes,

19 novembre 2022 (p. 18)

 

La pierre se met en route

Au pied de la carrière

 

Rode la faim du loup

Cendres s’écoulant du ciel

 

La pierre rampe et s’empare

De ceux qui marchent

 

Cœurs de pierre face aux murs

Les cœurs se désagrègent

Dans le souvenir de la terre vide

Plus d’éclosions mais des craquements

 

Plus de mise à jour pour la raison

L’insomnie louvoie parmi les chimères

 

Comme si l’horreur trouvait son galop

Dans chaque inspiration

 

La mise à mort avance au grand jour

Par frappes importées

La pierre oubliée sur la route

N’a point de racines

 

Pour elle

Comment survivre à l’exode

Sans ses souvenirs

De quel espoir

De quelle certitude

Sont-ils chaussés dès le départ

 

Les pas à pas

Seront fanés

 

Si nulle main là-bas

Au cœur des cœurs

Qui continuent de battre

 

Ne se tend pour saisir

Celles qui sur les routes

Croient encore en la vie

L’éclipse, Brest 2022-2023 (pp. 22, 24, 29-30)

 

(*)

Après une tentative de récupération par les autorités d’occupation (en le présentant comme faisant partie du « patrimoine culturel azerbaïdjanais »…, voir sur le site Artsakh), le monument est actuellement en danger de destruction (faisant l’objet d’actes de vandalisme : voir les infos récentes de Nouvelles d’Arménie, et Western Armenia).

 

 

Lectures brèves

par Dana Shishmanian

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