LECTURE - CHRONIQUE Revues papier ou
électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de livres... |
|
LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Janvier-Février 2023 Béatrice Marchal : Gardé vivant. Avec des peintures de Jean-Marc Brunet (éd. Al Manar, 2022, 18€) Lecture par Dominique Zinenberg |
Dans
Gardé vivant Béatrice Marchal offre un recueil de poèmes en prose ou
de proses poétiques contenant des bribes de souvenirs, des fragments de vie,
des anamnèses vibrants de vie et de justesse. Entre le titre et le dernier
mot, la boucle est bouclée car « Gardé vivant » aura été l’expression
de ralliement, le pacte, l’intention qu’elle aura tenus jusqu’au bout avec
une sourde détermination, une grande pudeur et beaucoup de tact et de talent.
Que
faut-il « Gardé vivant » et transmettre ? Des impressions, des
détails, l’image d’une journée, la force du mystère, ce qui, dans l’enfance
était obscur et garde à tout jamais l’attrait voire l’aura de
l’incompréhension ; la joie dont on se souvient et qui jaillit, fraîche
et restituée sur la page, tant d’années après. « Frôlement de la mémoire : un dimanche
matin, le temps est gris et sec, je parle à une autre fillette au bord de la
route. Je me sens heureuse, d’un bonheur intense, dont le souvenir est resté
intact. » (p.
58) Sont
retenus aussi quelques « vies minuscules » comme celle racontée en
trois paragraphes de Reine, qui fut pour l’auteure son « premier
chagrin », non seulement parce que son départ pour se marier allait
être pour l’enfant de trois ans une douloureuse séparation, mais parce qu’il
anticipait son destin tragique. En tout cas c’est l’impression que ce bref
récit synthétisant toute une vie produit : un prénom de conte, un
mariage comme dans les contes, mais quelques phrases après une tragédie
amoureuse et de manque qui conduit à la mort comme dans un opéra , comme dans
le théâtre classique et c’est comme si à travers la fulgurance du récit on
pouvait distinguer les strates différentes du souvenir et son élaboration au
cours du temps jusqu’au poème en prose qui fonctionne comme un aboutissement,
une cristallisation totale de ce qui a été retenu du passé. Sont
retenus des portraits lumineux de personnes âgés (dont celui de son père), de
gestes marquants comme celui du grand garçon blond qu’elle percevait comme « turbulent »,
« batailleur », « barbare farouche » et qui a pour
elle un geste d’une grande tendresse : le trouble qu’elle ressent vient
moins du geste que de la découverte de la complexité humaine, découverte qui
ouvre d’immenses et abyssales perspectives. À vrai dire bien des anecdotes
racontées de façon à la fois simple et sophistiquée sont des premières fois
qui permettent à l’enfant puis à l’adolescente de se construire et se
structurer. Le lecteur sent que les expériences diverses que Béatrice Marchal
restitue, constituent le socle émotionnel, moral et intellectuel de son
existence tout entière. Et de même que les différentes strates de son moi
intime s’élaborent et se lient entre elles en un entrelacs noueux et limpide,
la représentation qu’en suggère le peintre Jean-Marc Brunet en trois tableaux,
semble corroborer cette impression par les ramifications labyrinthiques de
ses arabesques arborescences qui se déploient, s’enchevêtrent et forment un
réseau tout à la fois bucolique ( par le camaïeu de verts et les branches
noires) et cérébral comme si nous voyions les connexions neuronales à l’œuvre
dans le travail créatif de notre poète ! Dans
l’acte créateur de Béatrice Marchal, un équilibre harmonieux s’accomplit
entre ce qui est dit, s’avoue et ce qui reste tu. Elle atteint sans doute
l’universel par ce moyen difficile, sa porte étroite à elle, qui consiste à
éclairer et à obscurcir tout à la fois. La lumière qu’elle projette sur ces
souvenirs anciens et personnels, sur l’aura des êtres aimés et disparus, sur
tel moment qu’elle décrit, n’est jamais crue. Un voile énigmatique accompagne
ces clartés, ces élucidations comme si un secret combat se livrait en elle
entre la transparence et l’opacité. Dans ses phrases mêmes, ce combat
singulier est sensible. Notre poète crée des phrases claires et noueuses, à
la manière d’un arbre ; des ramifications alimentent et gonflent son
propos (non pas par métaphores ou métonymies comme chez Proust) mais par
simples juxtapositions qui créent une profondeur de champ, une douce aspérité
d’émotion et de lecture. Chaque phrase a été travaillée avec soin pour qu’à
la fin du poème en prose la chute voulue ait lieu. « Je n’étais pas cette eau vive qui court
insouciante à travers champs, ni l’un de ces torrents qui gonflent
soudainement et débordent, sans qu’on puisse prévoir les effets de leur
impétueux passage. On aurait plutôt vu un bassin au milieu d’un parc bien
entretenu, reflétant rêveusement, entre ses bords impeccables, le ciel, ses
nuages. » (p.52)
Peu
à peu, au fil des pages se dessine un autoportrait nuancé qui, comme dans la
citation qui précède, suggère une attirance pour le classicisme, un bassin
au milieu d’un parc bien entretenu, très Grand Siècle, mâtiné toutefois
des reflets et mouvements baroques grâce au ciel et nuages. L’extrême
sensibilité s’allie dans Gardé vivant à une retenue et à une sorte de
retrait comme si pour garder vivants les souvenirs, le passé, les êtres
chers, tout ce qui fait le sel et l’attrait de la vie, il fallait ce recul du
temps, la patience du travail ciselé, afin de faire éclore une œuvre neuve et
fraîche traversée de rayons d’or, de buée et d’un filtre d’incertitude. « Peut-être y a-t-il dans ce que chacun comprend
de sa vie et en laisse filtrer, un point analogue à celui qui, sur la rétine,
empêche aucune image de s’imprimer – un point aveugle, pourtant nécessaire
pour que le sang irrigue l’œil – et qu’il reste vivant. (p. 23) ©Dominique Zinenberg |
Note de lecture de
Dominique Zinenberg
Francopolis,
janvier-février 2023
Créé le 1 mars 2002