LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Novembre-décembre 2022 Christian Bobin, Le muguet rouge (éditions Gallimard, 2022, 88 p. 12,50 €) Lecture par Dominique Zinenberg |
« Je
n’ai jamais rien su faire dans le monde que m’asseoir sur les marches d’un
poème et mendier. » p.55 Il est des écrivains dont
on achète le dernier opus et qu’on lit pour retrouver ce qu’on connaissait
déjà et qu’on retrouve, effectivement, intact : la voix bien sûr, mais
la pensée, mais les images. On cherche inconsciemment ce creusement de la
même idée, du même idéal, et c’est comme un socle stable qui nous est livré –
une ritournelle – dont on fait son miel et qui semble nous remettre sur les
rails du réel, du spirituel et de la poésie. Christian Bobin est un de ces
écrivains qu’on ne cesse de lire pour la première fois, mais cette première
fois fête des retrouvailles secrètes avec nous-mêmes car le lire c’est se
recentrer, se ressaisir et attraper au vol une lueur d’entendement qu’il ne
cesse de décrire et qu’on ne cesse d’oublier. C’est pourquoi chaque fois que
l’on plonge dans un texte de cet écrivain, c’est comme si nous recevions une
piqûre de rappel donnant accès à la joie, à l’humilité, à l’aura de la poésie
vraie. Dans Le muguet rouge,
Christian Bobin décline une parabole discrète qui sert d’armature parfumée et
secrète à son écrit. La fleur est un fil rouge qui traverse les temps et les
pages de son livre. Elle ponctue les réflexions d’un sourire vermeil qui est
comme le Juste qui rétablit l’équilibre précaire du monde. « La délicatesse
d’un seul arbre, fût-il le dernier sur cette terre, remettra tout en place,
en ordre. En vie. » p.29 Des lignes claires se dessinent : le
rejet de la technicité, de la folie de l’argent, du nihilisme. « La fausse
présence dans leur poche, sur leur table, c’est leur pain, leur bible, leur
père, leur mère, une toute petite pierre tombale vitrée sur laquelle ils se
penchent jour et nuit pour tutoyer des ombres pendant que leur vie se
décolore. La modernité est le
crime parfait – même le mort ne s’aperçoit pas qu’il est mort. » p.28 Le muguet rouge dénonce peut-être plus violemment
que dans d’autres ouvrages la servitude de l’argent et des faux-semblants qui
éloigne de toute vie spirituelle et conduit au nihilisme. C’est sous forme de
prière qu’il mentionne ce dernier. « Que jamais le
nihilisme ne vienne prendre son impôt sur le bord de mes lèvres. » p.40 Mais c’est de façon
énergique qu’il s’emporte contre ceux qui détruisent la planète et les
vestiges de civilisations : « Économistes, bouilleurs de
chiffres, je connais tout de votre pensée par la seule vision des grands
chênes de la forêt abattus par l’argent – statues de l’île de Pâques gisant
dans la boue sans sépulture. » p.37 Et très délicatement que
la Shoah est soudain rappelée juste au paragraphe précédant la dernière
citation : « Les lunettes rondes en plastique
doré, oubliées sur la table de chêne, ont soudain porté témoignage devant
l’éternel pour la montagne de lunettes dans la vitrine d’Auschwitz. » p.37 Mais Christian Bobin ne s’attarde
jamais sur ce qui est sombre et négatif comme si en parler de façon trop
nette allait salir le papier et l’âme. Il rend hommage au
pianiste François Samson, à la violoncelliste Jacqueline du Pré, au
violoniste David Oïstrakh. Il les
célèbre en les racontant, en faisant d’eux un portait saisissant. De même
avec Pascal, avec Nerval, avec Novalis, avec Dhôtel, avec Kafka et Dora (sa
dernière compagne) qui se trouvent juste après l’incipit, pour presque clore
avec Alexandre Grothendieck, ce « génie des mathématiques, en rupture
de tout milieu, fou et doué de l’indomptable santé de l’enfance. » p.72
Cette constellation
d’artistes, poètes, génies ce sont des muguets rouges. Il le dit d’ailleurs
quand il dépeint Alexandre Grothendieck page 72 : « Depuis vingt
ans, il ne voit personne, que les plantes et les herbes folles, ses amies. Sa
maison est cernée de muguets rouges – muraille contre le monde et toutes les
conventions, infranchissable d’être légère. » C’est la communauté
d’âmes singulières dont l’œuvre « a cette douceur surnaturelle qui
raccompagne un enfant somnambule au lit, délicatement, sans le
réveiller » comme il le dit de Kafka, page 11, que l’écrivain
recherche et rassemble autour de lui dans ses livres en un bouquet tendre et
admiratif. Et ces êtres choisis qui sont morts, restent vivants d’une vie
lumineuse, éclairante. Car la mort, dans ses
pages du Muguet rouge est centrale. Elle occupe une place primordiale dans
l’agencement du livre. Par l’incipit, Bobin évoque son père mort qui lui
revient en rêve et l’initie à la parabole du muguet rouge. Le message est
ambigu : il suggère la nécessité de se tourner vers ses ancêtres, de
rester fidèle à la beauté, de préparer l’avenir en répandant sur le monde le
muguet rouge. Mais à grande échelle, le muguet rouge ne serait-il pas une
industrie comme une autre, n’échappant pas à la mégalomanie
capitaliste ? Dans les pages qui suivent ce début magistral, l’écrivain
rappelle la mort de Kafka, puis celle de Dora ; il évoque tant de morts,
y compris celle de Nerval, qu’on sent qu’elle le cerne de près, comme celle
de sa mère dont il parle dans le cœur du livre (« À cent ans elle venait
d’entrer à l’école maternelle de la mort. ») et celle de son frère
par laquelle il achève son texte. Mais ces évocations à foisons ne créent pas
un sentiment de tristesse ou de douleur car ces morts sont sanctifiés par la
beauté de leur vie et ils demeurent lumineux et vivants tandis que certains vivants
semblent déjà morts. Rien de lugubre ou de
macabre dans le traitement de la mort avec Bobin. Grâce à son regard sur les
êtres vivants : plantes, minéraux, animaux et son éblouissement pour
quelques êtres humains, du plus humble comme l’est la figure du mendiant par
exemple, au plus sublime comme tel poète ou penseur, il illumine les pages
d’une présence radieuse, spirituelle qui n’est jamais surplombante : « Je
ne suis pas plus religieux que le muguet sauvage. Pas moins non plus. »
p.30 Avec son goût pour les
renversements, à peine évoque-t-il la mort qu’il fait surgir le nouveau-né
d’une manière concrète et sublime : « Il y a deux
forces inépuisables dans le monde, celle des nouveau-nés et celle des morts.
Le seul fait de vivre, d’être jeté au monde comme on est jeté aux chiens,
nous crée un devoir envers ceux qui nous ont précédés sur ce chemin, sous
cette charmille, dans ce cyclone. Les morts nous ont menés, siècle après
siècle, au rivage de la vie. Nous leur devons bien un peu de lumière. Être
dignes d’eux, ne pas abîmer ce qu’ils n’ont plus. Nous avons le devoir
d’enchanter le bout de tissu que nos doigts de nouveau venus serraient au
fond du berceau. Ce tissu est la vie entière, légère, froissable. » p.39-40 Quelle joie avec
Christian Bobin de faire un peu de chemin et d’ajuster notre regard à l’aune
de sa vision éthique et poétique du monde sans jamais vivre autrement qu’en
mendiant. © Dominique
Zinenberg J’ai
écrit ce texte ce 30 octobre et voilà qu’aujourd’hui vendredi 25 novembre,
j’apprends que Christian Bobin nous a quittés
depuis mercredi 23 novembre. Je ressens une profonde tristesse. J’ai encore
du mal à réaliser que cet homme si humble, si poète, si humain est
parti ! Il ne peut que nous manquer, sauf à le relire, à continuer de
s’imprégner de sa pensée, de ses mots. D.
Z. |
Note de lecture de
Dominique Zinenberg
Francopolis, novembre-décembre 2022
Créé le 1 mars 2002