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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Mai-juin 2023 Colette Klein, Je est un monstre.
Nouvelles (Les Éditions de l’œil du Sphinx, 2022, 221 p., 12€) Lecture par
Dominique Zinenberg |
Sur la frange écumeuse qui relie les
mondes Je
est un monstre est un titre qui convoque à
la fois Rimbaud et Baudelaire. Rimbaud pour « Je est », Baudelaire,
explicitement, avec le terme « monstre » en dernière page de
l’ouvrage de Colette Klein qui reprend les vers du poème liminaire des Fleurs
du Mal, « Au lecteur » qui finit par : « Tu
le connais, lecteur, ce monstre délicat. // Hypocrite lecteur, - mon
semblable – mon frère ! » Ainsi passe-t-elle de « l’autre » au
« monstre » par un glissement qui aggrave le sort du
« Je » humain trop humain. Les vingt
et une nouvelles sont traversées par des questions existentielles et
métaphysiques et surtout par l’obsession de la mort : celle qui nous
attend, celle que l’on souhaite à quelqu’un, celle que l’on donne, celle que
l’on se donne, celle qui surprend, celle qui laisse seul(e) et déjà quasi
mort. La proximité obsessionnelle à la mort dans les nouvelles de l’écrivaine
la conduit d’un point de vue narratif à passer aisément du réalisme au
fantastique, et à faire passer ses personnages d’un côté à l’autre du miroir.
À force de convoquer l’autre qui est décédé, le personnage finit par vivre
d’une vie équivoque, fantomale. Et ces
êtres sont d’autant plus désemparés face à la confrontation avec la mort
qu’ils n’ont aucunement foi en Dieu. Ce fait est rappelé souvent et sans
doute contribue-t-il à renforcer le climat d’angoisse et de vide. Dans
« Destin » par exemple il est dit du personnage : « Il
avait depuis longtemps cessé de croire en quoi que ce soit, et l’art, même
dans ses formes les plus pures, l’avait toujours ennuyé. »
(p.160) Peu de
personnages par nouvelle, parfois même, un seul personnage est confronté à
l’angoisse de vivre ou de devoir mourir. Et une fois que l’on a lu l’ensemble
des nouvelles, on est pris de vertige devant cette mosaïque d’individus en
proie aux ombres funèbres et funestes. Chacun est livré à une solitude que
rien ni personne ne peut atténuer. La solitude et la mort vont de pair :
elles sont toutes deux enfermement, emmurement, suffocation. Les
problématiques chères aux philosophes existentialistes comme Cioran, Sartre
ou Camus retrouvent vitalité et défi dans les nouvelles de Colette Klein. De même
qu’il y a des jeux de lumière qui aveuglent ou éblouissent, il y a des
tranches de vie parallèles qui déstabilisent aussi bien le personnage qui les
subit que les lecteurs qui doivent s’ouvrir à l’irrationnel, aux basculements
d’une réalité à une autre, au double, au retour des morts, aux réapparitions
ou aux disparitions comme s’il fallait savoir par intermittence que tout
n’est qu’illusion et jeux de dupes. « En
revenant à sa place, l’homme vit que le jour se levait. Une lueur blême et
jaunâtre s’incrustait dans une steppe aride. Au loin, on devinait la mer se
dépliant en silence sur le sable déjà chaud. Le ciel, sans un nuage, était
lui-même plage, était chaleur et bruissement torride. »
p. 75 « Le train ». C’est
sans doute aussi pourquoi la luminosité tantôt est violente et vibrante,
tantôt tamisée, ombreuse, quasi opaque. Quant aux matières, elles sont
cotonneuses comme si tout était silencieux et assourdi. Les volumes, enfin,
se réduisent à des espaces confinés qui s’apparentent en fin de compte à des
cercueils, à des tombeaux. Comme
dans la plupart des nouvelles la réalité s’effiloche et devient floue, il
arrive presque inévitablement que les personnages, à l’instar de celui de
« La Première étoile » constate : « déconcertée,
je compris qu’il était désormais très loin de la frontière, avancé plus que
je ne le pensais dans l’univers élastique qui sépare les vivants et les
morts. » p.180 Plusieurs
récits mettent en scène des personnages en proie au phénomène de la
répétition des mêmes épisodes de leur vie. C’est une source d’angoisse aussi
bien pour le personnage qui subit ce vertige temporel en spirales que pour le
lecteur qui cherche en vain des repères fiables. Tantôt le
récit est à la première personne, tantôt à la troisième. La plupart du temps
le personnage principal est un homme et assez souvent il a perdu sa femme ou
son amante depuis peu ; parfois une enfant est aux prises avec la
mort : Jeanne dans « l’Arbre aux oiseaux » exprime son désir
que sa sœur à naître meure et cette pensée ne lui vient qu’après sa première
expérience avec la mort, celle d’un oiseau qu’elle enterre après quoi elle
tombe dans un profond sommeil : « elle s’endormit comme on
perd connaissance, son corps couché sur la tombe de l’oiseau. » (p. 23) Et cette précoce connaissance de ce qu’est la mort
la transforme. Elle devient autre/monstre et ose des paroles mortifères. La
chute du récit se prépare déjà à ce moment-là. Dans « Une vie
réussie », l’enfant cette fois-ci est victime d’un crime : « L’assassinat
d’une petite fille qui de surcroît n’avait pas été violée ! » Cette
précision sur le non-viol est loin d’être anodine. Ce qui hante l’univers de
la conteuse n’est pas le fait divers barbare à caractère sexuel, c’est la
question ontologique et éthique de la vie et de la mort. La thèse du
meurtrier est de considérer que l’enfant qu’il tue « serait
morte un jour, dans quatre-vingts ans, ou dans quatre-vingts jours » et le
tueur ajoute « où est la différence ? »
Or toute la « monstruosité » est de faire croire qu’il n’y a pas de
différence entre laisser vivre et détruire la vie sous prétexte qu’un jour on
mourra. On sait bien à quoi de telles pensées peuvent conduire ! Et à
quels excès génocidaires elles ont conduit. Bien des
personnages de ces récits ressentent un malaise obscur et tenace à vivre
chaque jour de leur vie. Ils sont en proie à la nausée comme un certain
personnage de Sartre et ressentent un profond dégoût d’eux-mêmes. Ils ne
supportent pas de se voir dans la décrépitude de la vieillesse et de se
regarder dans un miroir comme le personnage de la nouvelle « Le
Geste ». Pris d’une folie œdipienne, il rejoint le héros mythologique en
devenant « le prisonnier d’un acte … d’un acte
sur lequel il serait impossible de revenir. » Plusieurs
nouvelles fonctionnent comme le récit de cauchemars dans lesquels les
personnages sont englués. Il en est ainsi pour « L’antichambre »,
comme pour « Le train » ou « La Tour » mais plus encore
peut-être pour « Ici et ailleurs », nouvelle dans laquelle un
personnage entre dans une église et en devient prisonnier comme s’il était
dans un sarcophage. Il ressemble au personnage qu’invente Jean-Philippe
Toussaint dans La Disparition du paysage car il
expérimente l’éloignement que la mort provoque et produit, l’éloignement du
mort pour le mort vis-à-vis des vivants et l’éloignement des vivants pour le
mort. Bien des
titres du recueil sont symptomatiques de l’entre-deux dans lequel circulent
les personnages, dérivant d’une rive à l’autre de la vie, mi consistants, mi
inconsistants, dans le gris de la vie ou la transparence d’un ailleurs, entre
ombre et lumière et comme flottant dans la dérive du malaise, du mal être, du
rêve, du cauchemar, de la lucidité et de la folie. Ils ont
en commun la solitude, la possibilité ou le fait de basculer dans la mort, la
possibilité ou le fait de sombrer dans la mélancolie du deuil et d’être
pénétrés de pensées monstrueuses ou d’actes monstrueux. Aucun n’échappe à la
vacuité vénielle ou capitale de leur existence, ni à l’égoïsme qui nous
constitue, aucun ne s’en sort indemne ou réconforté. Ils occupent les
cimetières, les trains vides, les antichambres, les tours, couloirs, lits
d’hôpitaux ou d’hospices. Ils ne parlent guère à autrui (l’autre n’est qu’une
silhouette ou un fantôme) et ne peuvent entretenir avec eux-mêmes qu’un
monologue sans issue qui ne s’interrompt qu’avec la folie ou la mort. Dans
« Abonnés absents » le protagoniste se définit comme suit et cette
définition pourrait servir à la plupart des personnages du recueil : « Il
avait toujours été un peu fou, marchant en équilibre instable sur la
frontière dangereuse qui sépare les mondes, lucide et fou. Il se définissait
ainsi. Sur la frange écumeuse qui relie les mondes. » Non
seulement les récits sont écrits de façon très belle et très claire, avec des
moments particulièrement poétiques, mais en plus Colette Klein mène son récit
jusqu’à la chute souvent surprenante et visuellement saisissante et toujours
dans ce climat brumeux, voire comateux. En contre-point
une seule nouvelle semble échapper aux « franges
écumeuses » qui laissent chacun en marge ou dans le regret
d’un ami mort sans qu’on lui ait donné comme
viatique l’objet qui l’aurait peut-être empêché de mourir, un seul
personnage, une femme qui est terre-à-terre à souhait et dont la compacité
matérielle, la logorrhée infinie horripilent l’entourage et la hissent au
niveau de la caricature ; elle diffère car elle semble immortelle au
regard de tous les autres personnages du livre : elle parle pour ne rien
dire, elle enfle et pérore comme la grenouille de la fable. Que
représente-t-elle ? Échappe-t-elle pour autant à la monstruosité ?
Est-elle au contraire sa représentante absolue ? Sa vanité, son
indifférence aux autres, sa façon de broyer au jour le jour autrui, sans
qu’elle semble avoir conscience de sa finitude, la rend sans doute, parmi
tous les personnages, celle qui recèle le degré zéro de l’humanité. (« Caricature ? »
p.59-69) Quant aux
autres, ils ressemblent aux personnages de l’œuvre de Magritte intitulée Golconde,
abandonnés à leur solitude, à leur angoisse et flottant entre deux rives. Magritte, Golconde (1953) ©Dominique Zinenberg |
Note de lecture de
Dominique Zinenberg
Francopolis, mai-juin 2023
Créé le 1 mars 2002