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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Mars-avril 2023 Danièle Corre, Ces ombres qui
nous peuplent. Avec des gravures de l’autrice (Éditions La
Feuille de thé, 2023, 96 p., 20 €) Lecture par
Dominique Zinenberg Danièle Corre, la dernière des cinq gravures incluses dans le recueil.
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Ces ombres qui nous peuplent est à la fois le titre du recueil et
les deux premiers vers d’un des poèmes de Danièle Corre (p.25). L’expression
met l’accent sur la pesanteur des années alourdies de fantômes, de détresse,
d’ombres que la poète voudrait chasser, mais dont se défaire s’avère
impossible. Cependant le versant sombre et d’ombre du recueil est largement
contrebalancé par un versant solaire qui se cristallise dans beaucoup
d’expressions par le champ lexical de la lumière et dont « une torche
de joie claire » est un exemple emblématique. La poète et graveuse sait jouer avec
le sombre et le clair, opérer ce partage dans son art comme dans sa vie,
comme si on ne devait jamais s’abandonner à la tristesse ni à l’angoisse,
mais les transcender en trouvant la force pour ce faire dans la beauté
immédiate qui se déploie devant soi ou dans celle de souvenirs : « Dans
un îlot / de mémoire/ demeure une fanfare/ battant la campagne, / la mesure/
et les moustiques importuns/ à coups de baguette. // Étourdie, / elle
continue à faire son tapage, / des rires sur ses rives. » (p.44) Ces
vers suggèrent à merveille le duel existentiel que se livre Danièle Corre
pour détourner les démons qui la hantent. La gravure comme la poésie
permettent de doser les risques, de laisser dans l’ombre telle angoisse, de
laisser telle autre entrer subrepticement, pudiquement dans la chair du
texte, pour que le lecteur en sente ou pressente les contours et de choisir à
d’autres moments des éclats de gaieté, de pure joie. La plupart des poèmes du recueil, de
façon latente, sous-jacente ou implicite définissent l’art poétique de
Danièle Corre. C’est d’autant plus fort qu’aucun poème en particulier ne
remplit cet office d’art poétique. Cela se construit au fil des pages, avec
pudeur et rejoint une philosophie de la vie. Dès le premier poème, notre poète
confie son attention à l’autre : « …à l’écoute / de la voix qui
s’attarde, » et un peu plus loin elle ajoute ne plus « s’activer
/ au four et au moulin/ à faire dégorger les chagrins/ sécher les vieilles
histoires, » mais dans la dernière strophe elle dit : « être
pour voir/ le pinceau mouillé de couleurs/ poser son glacis sur les heures. ».
Devenir à la fois contemplative de beauté et faiseuse de beauté, mission
urgente et unique. Et c’est dans le même esprit qu’elle poursuit au poème
suivant exprimant son refus des vains bavardages qui distraient de
l’essentiel quand on craint que le temps ne vienne à manquer : Fuite devant les phrases qui caquètent,
qui tuent le temps alors qu’il est à épargner Plaçons les mots sur la table entre chiffons et cire pour les faire briller, lors d’une veillée sans autre rivage que la joie de les aimer (p.10) Aimer les mots, voilà peut-être le
secret pour qu’ils s’aimantent jusqu’à faire poème. Il suffit d’attendre.
Aimer et attendre : « Le mot clair a pris chair/ loin des
feuillets/ il attend/ tranquille/ que la nuit/ déverse ses silences. » (p.48)
Puis l’interrogation se déplace du poème (élément du recueil) au livre qui
doit être un tout cohérent, dont chaque élément
s’emboîte, façon puzzle, aux autres. Comment faire entrer des expériences,
des visions éparses, distinctes dans un même volume sans que l’on ressente
une impression de fourre-tout ? C’est dans ce très beau poème de la page
49 que la poète et graveuse (ne l’oublions pas) trouve le fil conducteur qui
bat au cœur du recueil : celui de donner vie, de faire surgir la vie de
page en page, que la coloration en soit chagrine ou joyeuse, fleurie ou
unie : Toutes les strates empilées sans ordre, sans angles qui coïncident, peuvent-elles s’assembler en livre ? Poreuses, friables en leurs contours, pages de vie que le stylet grava au cœur, où la pointe s’est fichée en silence. Lourds feuillets d’où s’échappent, quand on les tourne, des papillons, des nids d’oiseaux, de mauves digitales qui me ferment les yeux.
Ainsi, on l’aura compris pour que
« Ces ombres qui nous peuplent » ne nous entravent pas, il faut
trouver des moyens de les empêcher de sévir et nous écraser. Et c’est dans
l’enfance, celle que l’on a eue, celle qui s’ébroue sous nos yeux qu’il faut
aller puiser les forces positives : les rires, les jeux, les merveilles.
Et quand ce n’est pas l’enfance ou qu’elle étreint une mère angoissée « quand
les enfants tardent / à éclore », il faut chercher la joie où on
sait qu’on la trouvera : dans les manifestations spontanées des chiens
qui savent si bien « hurler leur joie » ; dans le spectacle de
l’arbre enneigé « qui attend/ de toute sa puissance/ dans la
célébration / future/ des cerisiers en fleurs ». S’élancer avec le
chien ou se projeter dans un avenir prometteur, voilà qui dissipe les
cauchemars, et fait reculer les ombres. Non seulement, il est des portes à
ouvrir, mais également des chemins à emprunter, des horizons à connaître, à
se remémorer avec délices. Les voyages effectués sont « tressage »
et « liens ». Il suffit parfois de prononcer des noms de pays et le
transport a lieu, magique et sûr ! Et il y a aussi certains soirs, tel
état de grâce qu’il suffit de vivre, puis d’écrire, pour que tout
s’illumine : Un grain d’éternité se faufile dans les broderies du soir, parure d’orfèvre étincelante qu’un instant plaque à la fenêtre. (p.66) Et parmi les remèdes, le plus sûr sans
doute, est le réconfort de la tendresse et de l’amour et celui-là, il faut
juste l’intercepter dans un souffle, juste le suggérer avec pudeur et
délicatesse, le saisir comme par inadvertance dans les interstices des vers. Toi qui veilles en moi as-tu pris mesure de cette marche qui manque ?
(p.15) « cette
marche qui manque » dit à la fois la fragilité et la sensibilité de la
poète. Ce qui manque tend à être comblé, compensé par l’art et la beauté, par
l’art et les liens amicaux que les dédicaces à certains poèmes manifestent.
Et pour qu’il y ait apaisement et plénitude ponctuelle, il fallait que des
gravures accompagnent les poèmes ; il le fallait car les uns appellent
les autres et font vibrer l’ensemble. Cinq aquatintes de Danièle Corre
forment et dissipent les ombres : la première est la plus abstraite et
pourrait figurer aussi bien une strate, des vagues, les plis d’une étoffe,
que la difficile séparation entre l’ombre et la lumière. La seconde
représente des silhouettes dans un parc où les ombres des arbres sont aussi
flaques de lumière. Dans la troisième gravure, se trouve un bel arbre au
centre. Il est sombre et abrite, en arrière-plan des maisons.
Neige-t-il ? Il fait sombre, mais il se dégage de cette gravure
l’équivalent du silence et de l’attente. Des silhouettes descendent des
marches dans la quatrième gravure. En groupe, par couple, ou seuls, les êtres
vont ou se parlent et l’horizon est blanc. Quant à la dernière gravure, c’est
un visage de femme en ombre chinoise, sombre. C’est la proue d’un navire qui
semble détenir dans ses cheveux et son cou une forêt de sapins enneigés. Elle
ouvre la voie vers le large. Serait-elle, avec son cil si fin, son nez
palpitant et sa bouche entr’ouverte une étoile, une promesse, l’espoir
incarné ? ©Dominique Zinenberg |
Note de lecture de
Dominique Zinenberg
Francopolis, mars-avril 2023
Créé le 1 mars 2002