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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Mai-juin 2023 Estelle Fenzy, quatre recueils : Gueule noire, Amoureuse ?, Mère, 50 Éditions La Boucherie
littéraire, 2017-2022 (10,
12, 14, 14 €) Lecture par
Dominique Zinenberg |
Ces quatre recueils décrivent des
expériences essentielles, des expériences de vie. Un parcours qui traverse
toute femme (sauf Gueule noire qui n’est pas spécifiquement féminin). Gueule noire, justement, c’est l’enfance. C’est
le terril du Nord de la France, c’est l’hommage au grand-père, un hommage
vibrant et discret, qui dessine le portrait d’un géant (en tout cas à hauteur
d’enfant) mineur et résistant, pêcheur et jardinier à ses heures et faisant
profiter ses passions à ses petits-enfants avec bonhomie et bienveillance. Il
a été pour la poète celui de la première larme de joie quand elle reçut pour
son travail scolaire sa « récompense » : Elle était là qui m’attendait ma récompense enfin la vraie elle avait des yeux miel un corps caramel un petit bout de queue qui frétillait gaiement quand on parlait doucement J’ai pleuré de joie pour la première fois Mais c’est aussi sa première
confrontation avec le mystère et l’effroi de la mort dont quelque chose, dans
le récit qui en est fait rappelle celle de Jean Valjean dans les Misérables
de Victor Hugo : On m’a dit c’est fini Un colosse en trois semaines balayé Une herbe sèche vaincue par le vent « Une plume pèse à qui
soulevait la charrette Fauchelevent » (Livre neuvième, III, p.851, II
Folio). *** Amoureuse ? est une entreprise toute autre. Elle
commence bien avec l’enfance mais s’achève au moment du mariage de la
protagoniste qui joue avec les codes de l’autofiction et passe du poème à la
prose car ce qu’elle gratte et met en scène dans cet opus publié en 2021
c’est une radiographie de la confusion des sentiments, un détricotage ou une
déconstruction du pseudo état amoureux, des mensonges et fictions que l’on se
raconte sur l’amour et ce difficile décryptage de ce que l’on ressent
vraiment quand on est adolescente : l’amour ou le désir ? La
délectation à l’idée de séduire, d’être regardée. La rêverie, l’obsession,
les fantasmes, les conseils dans les magazines, la foi naïve aux clichés sur
la beauté, sur la voix, sur l’apparence avec le fond langoureux des airs à la
mode qui accompagne ce bain libidineux depuis le collège jusqu’en fac.
Estelle Fenzy sait retrouver ces moments suspendus
où tout est vécu sans distance pour la première fois avec ce sérieux qu’on ne
retrouvera plus jamais, alors même qu’elle traque et croque le ridicule de
ces émois de midinette sans pour autant cesser d’être tendre avec
l’adolescente qu’elle fut. Plage. Je bronze. « Menton posé sur
le dos des mains. Cœur à l’affût. De loin, on pourrait
penser que je fredonne le tube du moment. Marcia Baila
ou Fresh. En réalité, je murmure à
intervalles réguliers une mystérieuse formule : « Pruneau de
Touraine ». Ni code d’agent secret.
Ni supplication d’hypoglycémique. Ni aveu d’encombrement intestinal. « Articuler
lentement ces trois mots confère à la bouche une sensualité torride. » Parole de Cosmo de
juillet. Recettes de séduction de
la presse estivale. J’expérimente. Seule sur
ma serviette. » Dans l’ensemble Amoureuse ? est
un texte malicieux et drôle qui rappelle aussi bien Les années d’Annie
Ernaux pour la capacité à recréer le climat d’une époque que Roland Barthes
et ses Fragments d’un discours amoureux pour les anamnèses et la
capacité de la narratrice à analyser sans pesanteur les « intermittences
du cœur » d’une jeune fille. Elle n’oublie toutefois pas les expériences
peu ragoûtantes voire dangereuses auxquelles toute adolescente s’expose, tout
ce qui est sordide dans le jugement sur la sexualité, tout ce qui effraie ou
salit. *** Mère ne contient pas de point
d’interrogation ! Mère est une réalité qui commence dès que la
femme est enceinte et ne cesse plus. Mère se transmet de mère à fille
devenue à son tour mère ! Le recueil, qui a reçu le Prix René Leynaud 2018, vibre, lyrique et sobre, du premier au
dernier poème. Il contient la même chute en trois mots « Je suis
mère » qui se suffisent à eux-mêmes et irradient comme un mantra, un
adage, une évidence. C’est sans doute un des plus beaux textes sur la
maternité qui m’ait été donné de lire. C’est un nuancier de tous les états et
tous les sentiments qui peuvent étreindre une mère que ce recueil
singulier ! Tout y est sensible et concret : les peines, les joies,
les odeurs, les larmes, les interrogations, la relation mère/enfant. Quelque
chose rayonne universel, simple, lumineux qui a pour nom l’amour. Je tremble. En silence, mais de tout le corps. Je suis
un grand brasier de flammes
fouillées. Mon horizon fauve dans le soir se
dessine. Je tremble. Devant les rues à traverser, les marches
d’escalier, les bouts de verre
cassés. Là où ça coupe, pique, brûle. Lorsqu’un danger cogne sans bruit sur le
doux mur du ventre, moi
seule je l’entends. Il ne faut pas me confondre. Ni moi, ni ma chair inquiète. Mes
frémissements ne sont pas ceux de
l’autre amour. Seul le péril me vacille. Je suis une femme qui tremble. Je suis mère. Outre la transmission, le passage d’une
génération à une autre, le cycle de la vie (et comme le dit si bien
Apollinaire dans « Colchiques » Ils cueillent les colchiques qui
sont comme des mères/ Filles de leurs filles … »), Mère est
aussi un hymne à l’éducation, aux transmissions de valeurs, à l’écoute des
questionnements, des angoisses des enfants, à la lente imprégnation qui fait
d’un enfant un humain, d’un garçon un futur homme respectueux des filles, des
femmes. Mais tout cela est suggéré avec doigté, sans jamais être sentencieux
ou moralisateur. Un homme sommeille en
lui qui pourrait sauter les portillons. Galoper trop tôt à sa rencontre. Je le garde simple passager des
prairies. Imaginant seulement ses conquêtes futures. Je n’abdique pas de
moi-même. Je remplis sa besace de
rêve. Je lui prépare la faim d’aimer. Ce sera douceur
nouvelle, merveille à briser le cœur. Il aura des fruits
lumineux dans chaque paume. Son festin offert, il
restera humble et tendre. Mon corps caché, sacré,
mystère, je suis mère. *** 50
enfin publié en 2022 reprend la veine humoristique et distancée d’Amoureuse ?
Cette fois-ci Estelle Frenzy n’est pas seule : elle écrit avec
Samantha Barendson. Le dialogue qu’elles instaurent
ne permet pas de dire qui écrit quoi. Deux voix de femmes qui jouent au
ping-pong en évoquant leur entrée dans la cinquantaine. C’est un texte-jeu
doux-amer qui virevolte et répond du tac au tac aux injonctions extérieures,
aux clichés de la femme nouvellement ménopausée tiraillée entre ses désirs et
sa nonchalance : L’amour l’après-midi le soir fatigue Je
préfère un livre et une tisane Plutôt Rubens que Botticelli Plutôt
Lautrec que Giacometti La
chair n’est pas si triste et tu es cultivée Jouer
avec les mots, les codes, l’air du temps et parfois être rattrapée par la
gravité car la cinquantaine c’est être la fille de parents vieillissants et mère
d’enfants pris dans le faisceau troublant de l’adolescence : Tu t’inquiètes pour ta fille t’inquiètes pour ta mère Au
petit rythme des jours tu es l’aiguille du métronome la danse du milieu de ton temps au centre des tourments désordres chambardements Ces
poèmes courts sont souvent percutants et mine de rien passent au crible ce
temps-charnière qu’est la cinquantaine avec ses petites joies, ses peines et
ses frissons, en filigrane, de regrets, de craintes devant l’avenir
incertain, angoissant. Parfois tu angoisses te découvres des maladies rares ou bizarres sur Internet Les
jours de déprime c’est pire tu penses à la mort (…) Mais
tu as des courses à faire du boulot à finir Tu
ranges tes angoisses la vie n’attend pas Elle
te reprend pour de vrai maintenant Dans
l’art poétique d’Estelle Fenzy, il y a place pour
l’humour, un grand éventail d’émotions et de sentiments, le rêve, le lyrisme
et la gravité, mais aucune pour le pathos ! À travers ces quatre
recueils, elle offre une palette très nuancée d’expériences qu’elle restitue
de façon efficace et ce qui sans doute domine l’ensemble dans son art c’est
de faire passer un flot de tendresse à la fois intime et universel. ©Dominique Zinenberg |
Notes de lecture de
Dominique Zinenberg
Francopolis, mai-juin 2023
Créé le 1 mars 2002