LECTURE - CHRONIQUE

 

Revues papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de livres...

ACCUEIL

ARCHIVES: LECTURE CHRONIQUE

 

LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Novembre-décembre 2023

 

Louise Glück, Recueil collectif de recettes d’hiver

/ Winter Recipes from the Collective

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie Olivier

 

Gallimard, 2023, version bilingue :  2023 pour la traduction française, 2021 pour l’original en américain (96 p., 16,50 €)

 

Note de lecture par Dominique Zinenberg

 

 

 

 

 

Recueil collectif de recettes d’hiver est le dernier recueil de Louise Glück décédée le 16 octobre 2023. Ce recueil est composé de quinze poèmes qui sont autant de paraboles vivantes et énigmatiques. Dès le premier texte intitulé « Poème » une mystérieuse alliance entre l’espace cosmique et l’intime s’instaure. Les mots sont simples, les situations précises et quotidiennes, mais rien de cartésien n’est saisissable. Tout fait image sensible et proche mais presque dans le même temps tout s’éloigne en un infini insaisissable. Quelle maîtrise que cette alliance entre le plus concret et le plus lointain !

 

Le titre d’ouverture, « Poème », est aussi opaque et clair que le texte qui en découle. Faut-il comprendre que c’est son art poétique et son projet dont on aura tous les échos, toutes les résonnances dans la suite du recueil ? C’est une genèse et une alliance ou pacte entre la poétesse et son lectorat ; genèse poétique, alliance humble mais au souffle quasi prophétique au soir d’une vie tournée vers l’exigence poétique, l’exigence pour autrui. Tout tient dans ce premier quatrain si suggestif :

 

« Le jour et la nuit arrivent

main dans la main comme un garçon et une fille

s’arrêtant seulement pour manger des baies sauvages dans un plat

décoré de peintures d’oiseaux. »

 

Le poème conte un monde ; le poème chante et réconforte. Est peinture, figuration, interprétation, souffle de vie dans les mots avec lesquels on peut aussi dîner.

 

« J’essaie de te réconforter

mais les mots ne sont pas la réponse ;

je chante pour toi comme mère chantait pour moi »

 

Le poème n’aurait-il pas une fonction maternelle, maternante ? Ne serait-il pas soutien et caresse ?

 

« je touche ta joue pour te protéger - »

 

Le poème ne serait-il pas le réceptacle de la beauté du monde ou plutôt de « tous les mondes » ?

 

« Et puis, nous tombons tout simplement –

 

Et le monde passe,

tous les mondes, chacun plus beau que le précédent ; »

 

S’agrègent donc autour du poème, la nuit, le jour, toutes les espèces vivantes, l’humaine condition, la profondeur des sentiments, le sens de la beauté.

 

Voilà donc le texte liminaire du recueil dont le charme opère si fort qu’on ne peut s’empêcher de tourner la page, aimantés par les mots recueillis dans un souci « collectif » pour ces « recettes d’hiver » au goût unique si délectable.

 

« Le déni de la mort » tient autant du récit que du poème. Il semble d’une clarté aveuglante ! Quelle puissance que les premiers mots du texte : « J’avais laissé mon passeport dans une auberge (…) l’hôtel d’après refusa de m’accueillir (…) Avec quelle facilité tu acceptas/ la chambre qui aurait dû être la nôtre » ! Quelle puissance que cette situation pour dire la séparation d’un couple dont l’un continue son chemin de vie, l’autre non.

 L’esprit du poème est proche, me semble-t-il, du récit concis et saisissant que Jean-Philippe Toussaint a écrit il y a quelques années sur le même thème, La Disparition du paysage. La mort de l’un est d’abord poreuse pour l’autre. Il n’y a qu’une fine paroi qui sépare l’un de l’autre. L’interaction semble encore réelle, les liens forts, puis tout s’amenuise, tout se dissout comme si la distance entre le mort et le vivant ne faisait que croître jusqu’à l’oubli presque total.

 

« Le concierge, je m’en aperçus, se tenait à côté de moi.

Ne soyez pas triste, dit-il. Vous avez commencé votre propre voyage,

non pas dans le monde, à l’instar de votre ami, mais en vous-même

et vos souvenirs.

À mesure qu’ils se dissipent, peut-être atteindrez-vous

ce néant enviable vers lequel

toutes les choses s’écoulent, comme le vase vide dans le Daodejing –

 

Tout est changement, dit-il, et tout est relié. »

 

De même que « Le déni de la mort » est une parabole sur les illusions de la vie et de tout ce qu’on accumule dans le temps qui nous est imparti, (mais bien d’autres choses seraient à dire sur ce poème en deux parties) de même dans le poème en quatre parties qui porte le titre du recueil, on peut risquer à dire que la parabole serait celle de la nécessité de l’entraide et solidarité humaine, de l’interaction entre toutes les forces et les fragilités de la vie, une parabole palimpseste retraçant allusivement les tragédies humaines, à jamais innommables, à jamais innombrables et dont la seule chose à faire inlassablement c’est de les nommer et les compter pour enfin en prendre soin : « nous les avons privés de leur origine, / ils en viennent maintenant à avoir besoin de nous. » (p.39) Le quatrième cycle de poèmes s’appelle « Voyage d’hiver », titre schubertien, s’il en est, qui glisse d’une réalité à une autre, d’un temps à un autre, d’une neige à une autre comme autant de choses lointaines à peine perceptibles. C’est dans la même veine de temps suspendu que le poème « Pensées nocturnes » se lit : la vie chamboule le temps qui n’a plus rien de chronologique à l’approche de la vieillesse et de la mort, mais ce constat n’a rien de triste, n’implique en tout cas pas le pathos attendu !

 

Louise Glück alterne poème unique et cycle de trois à quatre poèmes dans un continuum de récit. C’est ainsi qu’« Une histoire sans fin » comprend trois parties, alors que le poème qui le suit immédiatement est d’une seule pièce. « Une histoire sans fin » tient du conte d’enfance et du conte philosophique ; elle n’a pas de fin puisqu’elle est interrompue avant la fin ; elle est peut-être sans finalité ; elle est aussi sempiternelle ou ritournelle ; elle est inachevée comme toute vie. Elle ressemble à L’éternelle histoire de Karen Blixen qui trouve de génération de marin en génération de marin une écoute sans faille afin que la légende perdure et soit pour chacun un Graal, une rêverie, un moyen de tenir le coup. Dans les deux cas, la vraie recherche est l’amour :

 

 « Regardez-nous, dit-elle. Nous sommes tous dans cette pièce

 à attendre encore d’être transformés. C’est pour ça qu’on cherche

l’amour.

On le cherche toute notre vie,

même après l’avoir trouvé »

 

Ce sont les derniers vers du poème.

 

Au cours des poèmes qui suivent, la poète fait intervenir tour à tour sa sœur, sa mère, un vieux professeur d’art plastique aveugle : tous les temps se rejoignent au « soleil couchant » de la vie, comme si on voyait, peignait, ressentait pour la première fois, toujours survient un « second souffle », plus fort que la mort, plus subversif que l’apparente surface des choses :

 

« Vous étiez des petites filles sages ; vous restiez là où je vous mettais.

Pas dans notre tête,

répondit ma sœur. Je la pris

dans mes bras. Quel

courage tu as, ma sœur,

lui dis-je »

 

L’imagination, l’amour sont les matériaux secrets qui font accéder à l’art qui est transformation, même s’il faut « commencer petit ».

 

Mais dans le clair-obscur d’hiver ou d’automne de la vie, alors qu’elle approche de la mort, elle se souvient d’un fleuve d’avant son « enfance, à l’oubli, peut-être / que c’est de ce fleuve-ci dont je me souviens. »

 

Quoique teinté de mélancolie, le recueil ne s’achève pas sur une note de désespoir, car même si tout échappe, tout s’amenuise et se désertifie, les derniers mots suggèrent que la joie surmonte tout, le rêve permet tout et le vivant l’emporte sur tout.

 

« Et je réponds alors je suis contente de rêver

le feu est encore vivant »

 

L’ouvert se dit au présent, interdit un point définitif, est échappée vers l’infini.

 

©Dominique Zinenberg

 

 

 

Dominique Zinenberg sur Louise Glück

Francopolis, novembre-décembre 2023

 

 

Accueil ~ Comité Francopolis ~ Sites Partenaires ~ La charte ~ Contacts

 

Créé le 1 mars 2002