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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Novembre-décembre 2023

 

Patrick Modiano, La danseuse

(Gallimard, octobre 2023, 96 pages, 16 €)

 

Note de lecture par Dominique Zinenberg

 

 

La danseuse - 1

 

 

Elle n’a ni nom, ni prénom, elle est juste « la danseuse » un peu comme si elle était l’incarnation de cet art ou son allégorie. C’est même cette façon de la désigner qui participe de la fascination qu’elle exerce sur le narrateur et l’auteur. Elle est « la danseuse » au même titre que dans Les Fleurs du mal, « À une passante » restera à tout jamais cette femme qui n’a fait que passer dans la vie du poète. Patrick Modiano avait déjà pris comme héroïne une danseuse, dans ce délicieux texte pour la jeunesse intitulé Catherine Certitude : la petite fille avait un prénom et un nom, mais sa vie de petite fille abandonnée par une mère, danseuse, partie faire carrière en Amérique, d’un père triste et louche faisait mentir son patronyme d’autant que dès qu’elle dansait, les contours de son existence devenaient flous puisqu’on lui interdisait de danser en portant des lunettes bien qu’elle fût myope. Pourtant c’est ce climat estompé, comme pris dans le brouillard qui la rendait heureuse et libre !

Avec La danseuse ce sont souvent les souvenirs du narrateur qui l’a connue quand il n’était qu’un jeune homme encore incertain sur ce qu’il allait faire de sa vie, qui sont flous. Mais qui s’en étonnerait avec Patrick Modiano ? Ce qui rend tout cotonneux, brumeux, plus encore que dans d’autres récits de lui, c’est la transformation de Paris qui détruit les repères spatiaux qui jusque-là guidaient l’auteur dans ses recherches des traces du passé. Paris est devenu méconnaissable. Le narrateur le dit plusieurs fois avec là encore des accents baudelairiens comme si cette ville lui était devenue étrangère et qu’il n’avait plus accès aux strates antérieures dans lesquelles sa jeunesse avait eu lieu. « Je traversais le boulevard Raspail au même endroit où j’avais cru voir Verzini, la semaine précédente, dans ce Paris que je ne reconnaissais pas. » (p. 94). N’entend-on pas dans les strates littéraires cette fois-ci, dans le palimpseste toujours prêt à faire surface, certains vers du « Cygne » :

 

« Paris change ! mais rien dans ma mélancolie

N’a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. »

 

Le récit de Patrick Modiano se déploie de trois façons distinctes, créant cette fois-ci des strates narratives qui donnent une perspective et une profondeur de champ délectables. Certains chapitres sont écrits à la troisième personne par un narrateur presque omniscient qui dévoile avec parcimonie quelques secrets de la vie de « la danseuse ». Une pincée de sensualité faite de pudeur et de lâcher prise, comme si la danseuse, en un pas de deux, s’abandonnait, confiante, aux bras d’un danseur. D’autres chapitres – les plus nombreux – sont écrits à la première personne, mais le « je » se scinde en deux : celui qui tente de revivre ce temps révolu où il a « fréquenté » la danseuse et celui du présent d’énonciation qui coïncide avec le présent « méconnaissable » d’aujourd’hui. Dans les chapitres où il déflore son passé de jeune homme cherchant sa voie et dans lequel il narre comment il est devenu écrivain, tout est auréolé de la présence gracieuse et évanescente de la danseuse et de son fils Pierre, fils dont le narrateur s’occupe quand sa mère danse. Dans les chapitres écrits au présent d’énonciation, il déplore les hivers doux (sans le froid, sans la neige), le Paris essentiellement touristique et sans âme et dans lequel même les fantômes ne reviennent qu’avec réticence. Mais la magie du récit de Modiano tient dans l’équilibre parfait entre les différents chapitres et sans aucun doute à la présence lointaine et vivante de cette danseuse toute d’élégance, de grâce et de beauté. Même ses défauts, ses esquives, sa légèreté créent une aura sur tout le texte – elle est un cygne déjà pris dans les volutes du passé, mais elle danse à l’infini dans nos esprits enchantés par cet état de grâce impalpable que Patrick Modiano nous offre.

 

©Dominique Zinenberg

 

 

 

Dominique Zinenberg sur Patrick Modiano

Francopolis, novembre-décembre 2023

 

 

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