LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Novembre-décembre 2022 Jean Marc et Catherine Sourdillon : Le Seigneur de la
pénombre (éditions Illador,
2022, 63 pages, 20 €) Lecture par Dominique Zinenberg |
Il règne ici, avec ce Seigneur de
la pénombre, un état de grâce qui concerne les mots et les dessins à
l’encre de Chine. Mieux vaudrait dire qu’il s’agit en fait d’un état de
tendresse qui se dégage de toutes les pages du recueil et d’emblée,
d’ailleurs, de la première de couverture qui présente une nature morte aux
cerises invitant à ouvrir et à déguster chaque mot, chaque trait et c’est aussi
comme un attribut du « seigneur » qui depuis sa pénombre dit
quelque chose du jour qui approche, un attribut auquel on l’associe
volontiers car il s’en empare et les mange sans vergogne, le merle
moqueur ! La tendresse, dans ce recueil
raffiné, est première. Elle a permis, à n’en pas douter, de mener à bien ce
projet miraculeux qui a consisté à faire des variations sur la
présence-absence du merle quand le couple endormi est réveillé par le chant
de l’oiseau : « Chaque
matin, ensemble, dans un grand lit en bois, il les voit, ils s’asseyent l’un
et l’autre sur le bord d’un même rêve, tous les deux, vivant et se tenant par
la main au sein du grand sommeil immobile. Ils regardent fixement par la
fenêtre cet œil là-bas, qui s’ouvre – sa lumière sur le dôme. » (p.56) Comment s’y prendre pour discourir sur un merle durant
tout un recueil ? Comment justifier d’un projet apparemment si dérisoire
et si mince ? C’est une gageure,
une sorte de tour de force et pourtant le charme opère dès la première page
et à la fin, après le texte, après l’oiseau dessiné avec son œil et son bec
rouges, après la dernière nature morte représentant un plat blanc contenant
des cerises rouges et appétissantes, on est triste de refermer ce livre qui
chante les modestes exploits du « Seigneur de la pénombre ». Mais est-ce anodin et dérisoire de tenter de pénétrer
le mystère d’un chant qui semble faire éclore le jour ? Est-ce dérisoire de rechercher la
quintessence de ce chant et d’en percer l’énigme ? Pour le poète et la
peintre, le merle est un professeur avisé qui jamais ne se lasse de faire son
cours, de dire et redire l’essentiel inatteignable : « On
peut s’étonner devant pareille insistance - insistance pleine de tact parce
que jamais il ne s’impose, jamais non plus il ne s’énerve devant notre
maladresse, notre inattention, cette mauvaise volonté, cette obstination même
que nous mettons à ne pas l’écouter, à ne pas faire attention à lui, à ne pas
vouloir comprendre, à faire comme s’il n’existait pas… » (p30) Jean
Marc Sourdillon perçoit les nuances du chant de l’oiseau : il passe en
revue toute la palette des sons qui surgissent de lui, mais la musique qu’il compose
devient parole et bâtiment protecteur et rond ou rond parce que protecteur.
Ainsi, au fil de la plume, le poète définit le chant du merle comme « une
cerise pour l’ouïe » parce que ce que l’on entend c’est
de la rondeur, une membrane qui abrite, protège, rassure, apaise et prépare à
la vie du matin, à l’entrée dans le matin. Il y a quelque chose de rond et d’arrêté dans le chant du merle : une bulle, une lune, un monde, ou, pareille à son œil, une goutte d’aurore en suspension dans le soir. (…) (p.11) On
peut remarquer deux choses au moins en analysant ces quelques vers : la
plupart des mots choisis ont soit la voyelle « o » qui montre la
rondeur par sa forme à la manière d’un pictogramme ; soit des noms
qui font surgir l’idée de rondeur : bulle, lune, monde, goutte, œil.
Plus loin ou dans d’autres textes, cette même rondeur sera suggérée par
d’autres mots représentant des volumes aux formes arrondies : cerise,
genou, dôme, cloche, bille … Outre
cette douceur ronde qui ricoche dans les poèmes en prose comme en vers et qui
en soi est leçon de vie pour le couple émerveillé, ce qui travaille et creuse
à l’écoute du trille du merle, c’est l’idée de paix qu’il transmet à qui veut
la saisir et l’intérioriser : Que
dit le merle ? Comme le tresseur d’osier, il fait des nœuds avec les
mots qu’on a oubliés : « calme », « serein »,
« tranquille » pour en faire une chaise, un panier, où l’on puisse
loger bien à l’abri au milieu de la ville. (p.36) L’oiseau
transmettrait-il un art de vivre oublié ? En tout cas la nature de son
chant semble ouvrir à une interrogation, voire à une méditation. Et l’art du
poète et de la peintre traversent la pénombre du questionnement pour accéder
à quelque lueur tirant sur le bleu qui ne prétend pas dissiper les doutes,
mais seulement reconnaître « un monde entre parenthèses, à la
fois rouge, noir et doré, où l’on ne cesse de s’interroger, comme devant une
situation qui nous surprendrait et où tout se passerait plus lentement qu’à
l’accoutumé, selon le rythme d’une respiration calme et prolongée. »
(p.37) Comme
nous sommes proches du regard poétique d’un Christian Bobin face au mystère
et à la beauté simple des êtres vivants comme lorsqu’il écrit dans La
Nuit du cœur par exemple comme en écho aux phrases de Jean Marc
Sourdillon : Un oiseau réfléchit à voix haute dans la forêt. »
(p.70, Folio) Ce même désir d’humilité face à une fleur, face à un merle car « lui
sait et nous pas. Et c’est ce qu’il est venu nous dire : oui, quelqu’un,
quelque part, sait et ne se décourage pas. Chaque matin il revient, essaye
imperturbablement de nous délivrer le message, il s’absente parfois pour de
longs mois, ou s’éloigne, mais toujours il revient, inlassablement, avec le
matin, il sera toujours là, jusqu’à la fin avec sa réponse en forme de
question, son fin grelot, jusqu’à ce que nous comprenions ou que le dernier
jour se lève. » (p.29) Comme
nous sommes proches aussi de Jules Supervielle parfois dans l’idée qu’« il
y a une autre vie possible, à côté de la nôtre, en parallèle, beaucoup plus
discrète, en demi-teinte, dans la pénombre, ou mordorée, où l’on pourrait
vivre tout aussi bien si on voulait, pour peu que s’ouvre pour nous un sas,
là, à côté du sommeil, mais pas dans la veille, et qu’il y ait un merle,
quelque part, pour nous le signaler. » (p.43) Rappelons-nous
ce court poème de Jules Supervielle « La mer secrète » dans La
Fable du monde : Quand nul ne la regarde,
La mer n’est plus la
mer, Elle est ce que nous
sommes Lorsque nul ne nous
voit. Elle a d’autres
poissons, D’autres vagues aussi. C’est la mer pour la mer Et pour ceux qui en
rêvent Comme je fais ici. Alors
en définitive, est-il vain et dérisoire de faire le portrait minutieux,
nuancé, élogieux et divers du « Seigneur de la pénombre » ?
Est-il vain de rechercher les encres noires, les lueurs blanches ou dorées,
le détail rouge, la dilution bleue du ciel que la peintre saisit à l’instant
fulgurant du trille du merle ? Ne serions-nous pas plutôt dans ce
recueil dans la recherche esthétique et éthique (l’un n’allant pas sans
l’autre, en vérité) du Je ne sais quoi et du presque rien qui traverse
la philosophie de Vladimir Jankélévitch ? Cette recherche de l’humble
qui ouvre à la découverte d’un soi qui joue juste, qui vit et vibre juste,
cette ténuité si rare à découvrir, à sertir, à sublimer et que cette œuvre,
dans sa modestie même, atteint comme par miracle grâce à la justesse du chant
et du trait qui percent les ténèbres et nous aident à respirer mieux, à mieux
rêver et penser. Chacun devrait pouvoir avoir Le chant d’un merle au fond de sa nuit.
(p.39) © Dominique
Zinenberg |
Note de lecture de
Dominique Zinenberg
Francopolis, novembre-décembre 2022
Créé le 1 mars 2002