LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 

LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Septembre-octobre 2023

 

 

 

7 revues de poésie :

Rose des temps, Verso, Arpa, Traversées, Comme en poésie, Portulan bleu, Les Hommes sans épaules

 

Lecture par Éric Chassefière

 

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Rose des temps, n°46, mai-août 2023

 

Ce numéro de la revue proposée par Patrick Picornot et Aumane Placide, et publiée par l’association Parole & Poésie, nous invite à déambuler « en poésie au gré des cafés et des rues », nous réapproprier par la poésie la rue tellement défigurée par la circulation automobile et les lieux standardisés de consommation. Le poème de couverture qui nous parle de roses est de Colette Klein : « À l’heure où les étoiles tombent / dans les feuillages soudainement / embuées par l’haleine des roses ». La rubrique Jadis et naguère qui introduit le numéro, est consacrée à Georges Perros et Marie-Laure Gronardty-Grouard, dite Marie-Laure. Patrick Picornot présente Une vie ordinaire de Perros, publié chez Gallimard en 1967, emblématique du goût du poète pour les choses « sans importance », en insistant sur l’utilisation de l’octosyllabe, convenant parfaitement selon lui, de par sa malléabilité, au travail de tissage des mots auquel se livre le poète, ainsi : « À Belleville mon grand-père / l’autre du côté paternel / avait un atelier donnant / sur le Paris d’alors fumant / pas loin de la rue des Envierges / de la rue Piat Vous connaissez ? / C’était un quartier à Bougnats / à petits bistrots à gavroches / on y parlait haut J’y retourne / chaque fois que je vais à Paris / mais ce n’est plus ma même chose ». Le vers ici pareil à un pas régulier creusant peu à peu son lit parmi êtres et choses. Nicolas Saeys évoque la courte et tragique existence de Marie-Laure, dont l’œuvre principale, Les Églantines, est publiée en 1842 à Paris un an avant sa mort, à l’âge de seulement vingt-et-un ans. Il mentionne l’intérêt porté par plusieurs écrivain(e)s célèbres de l’époque à la jeune poète, qui dit d’elle-même, ballottée par de nombreux malheurs, « On devinait en elle un douloureux mystère, / mais nul ne put savoir le secret de son mal ; / Alors, sans plus fouiller dans son passé fatal, / Le monde lui donna pour nom : la solitaire ».

 

Suivent, dans le traditionnel Cahier de création, les poèmes d’une trentaine de poètes sur le thème des cafés et de la rue. Des poèmes au gré du pas et des émotions. Le poète brésilien Pedro Viana, un ancien professeur de mathématiques qui fut emprisonné sous la dictature, puis libéré avant de gagner la France fin 1973, nous livre ensuite un bref survol de la poésie du Brésil en langue portugaise. Poésie dont les évolutions ont été largement inspirées par celles de la poésie européenne, mais avec des spécificités comme, depuis le milieu du XIXème siècle, cette poesia de cordel (littéralement poésie de ficelle), se présentant sous la forme de fascicules, fréquemment autoédités, présentant des poèmes populaires le plus souvent accompagnés d’illustrations, accrochés à des ficelles sur les marchés. « Très répandue dans le Nordeste, elle peut aborder des faits sociaux, politiques, légendaires et se présente traditionnellement en vers comptés et rimés aux mètres variés (voir par exemple https://fr.wikipedia.org/wiki/Litt%C3%A9rature_de_cordel). Reproduisons le poème de Leila Carvalho, présentés dans sa version portugaise et sa traduction française par Pedro Vianna :

 

Je suis allée laver mon âme dans la mer

Triste, solitaire, mais solidaire des vagues

Qui ont baigné mon corps de sel

Au goût de soleil et d’embrun

Puis je me suis couchée sur le sable chaud

Le corps humide étendu

Blanchissant telle une serviette sur l’étendoir

Le vent séchant la peau

Les yeux ouverts regardant l’immense

Profond

Ciel bleu sans nuages

Avec des oiseaux

Volant dans l’immensité

De mon esprit

Esprit ciel

Espace ouvert

Présent

 

Les pages qui suivent sont consacrées à différents sujets : un historique du café Chez Rosalie à Montparnasse, un article sur les Éditions Caractères et son fondateur Bruno Durocher, auquel succéda à sa mort en 1996 sa compagne Nicole Gdalia, la relation d’une lecture faite par des collégiens de poèmes sur le thème de l’arbre, puis vient le Carnet de notes présentant des recensions de recueils et de numéros de revues poétiques récemment parus, dues aux plumes de Gérard Paris, Aumane Placide, Nicolas Saeys, Guenane Cade, Laurent Desvoux-D’Yrek et Patrick Picornot. Le numéro se termine par les relations d’événements poétiques : Rencontre Poésie/Gallimard avec Olivier Barbarant, Journée poétique à l’Hay-Les-Roses.

 

*

 

Verso, n°194, septembre 2023

 

Ce numéro de la revue trimestrielle tenue par Alain Wexler depuis 1977 fait ressortir le thème « habiter », dans l’esprit tracé par le prologue, avec de multiples façons d’habiter, ou d’être habité : « On habite le bois avec ses pieds » ; « Creuser c’est habiter » ; « Le poème habite la terre », « maison à creuser » ou « serpent qui s’échappe entre les doigts ». Poème donc qui sans fin nous échappe, nous glisse entre les doigts, poème-serpent insaisissable qui nous hante. Et Alain Wexler de conclure par une énigmatique question : « Et le ver serait-il le seigneur du fruit ? / Voilà de quoi occuper nos nuits. Oui posons bien la question : des deux qui sera le plus familier ? Le ver ou le rêve ? ». Laissons-nous en effet habiter par le rêve pour lire la trentaine de poètes présents dans ce numéro.

Quelques extraits de poèmes glanés au fil des pages. Patrice Maltaverne dit la difficulté de vivre et d’habiter, la solitude, la mort qui guette : « me voici amputé / d’un membre déjà mort / plus de route qui mène à l’ouverture des châteaux / au bout des rêves de brume // rien qu’un judas / laissant des beautés à l’invisible / et un œil déjà armé / qui transperce mon corps / un œil peut-être de forme carrée / qui tient partout ». Jacques Merckx exprime la force de la vie contre les ravages du temps : « Depuis si longtemps qu’il attend il a pris / racine malgré le temps qui le butine et la / pluie qui le dégomme et le désespoir qui le / confit et le regret qui le poursuit ». Michel Reynaud exalte une terre vivante nous habitant de ses flux profonds : « j’ai ausculté les nuages / et les pierres / qui les regardaient / pour que tout palpite / comme les volcans / dont la lave / s’écoule en nous ». Marc Bonetto dit écrire comme il respire, « non pas avec le souffle enfoncé dans un quart de poumon, mais avec le corps prolongé à l’infini qui bat au rythme di cosmos », chantant la jouissance de l’instant : « Pourquoi dissimuler l’ancre de tes cuisses quand ton corps appelle au plaisir ? Allongée dans le paradis vert, tu attends celui qui te dépouillera du dernier obstacle. Ici, on aime comme on respire. Les fruits prolongent l’étreinte. Bonheur, espoirs, déceptions, deuils, souffrances, abjections, malheur attendront. Ils ont le temps ». Citons encore Jeanne Champel-Grenier, qui postée « À l’orée du monde », assiste à sa recréation :

 

Un éclair de lumière au pied de la haie d’ombre dépliée du sommeil, si près de tout connaître

Attend que j’élucide ce que je crois savoir. Un tison de soleil qui me suit pas à pas me touche un peu

Les mains pour me garder du froid de l’ubac à la ronde, d’un monde sans fenêtre qui a déjà tout vu.

 

Des souffles à peine nés passent en grand silence dans d’aériens couloirs d’une forêt profonde…

Un oiseau affolé, un petit geai, je pense, me donne des nouvelles d’un ciel où tout commence

Le sommeil des étoiles redevenues de pierre continue d’éclairer les neiges du vieux monde

Quelqu’un a-t-il jeté une poignée de terre pour effacer la mort, en faire une romance ?

 

Suit un entretien de Carole Mesrobian avec François Massut, créateur du collectif Poésie is not dead dédié à la création, diffusion et promotion des poésies expérimentales, notamment dans l'espace public. L’objectif de ce collectif est de faire sortir les lectures de poésie des cénacles étroits d’habitués au sein desquelles elles trouvent traditionnellement place. Le collectif est né en 2007 des efforts conjugués de poètes, d’éditeurs, de musiciens expérimentaux fédérés autour de François Massut. De nombreux événements ont au fil du temps été organisés dans des lieux très divers. Un objectif essentiel du collectif est d’attirer les jeunes vers la poésie, qui ne demande qu’à « être criée, hurlée, parlée, pollinisée », notamment à travers les prismes du Rap et du Slam. L’intégralité de l’entretien est accessible en ligne sur le site de la revue Recours au poème. Le numéro se conclut par la traditionnelle revue des revues « en salade » de Christian Degoutte et de nombreuses notes de lectures sur des recueils récemment parus, dues à Valérie Canat de Chizy, Armelle Chitrit et Alain Wexler.

 

*

 

ARPA, n°140, juin 2023

 

Ce numéro de la revue trimestrielle de Gérard Bocholier rassemble comme à l’accoutumé les poèmes d’une vingtaine d’auteurs, ici accompagnés d’encres de la plasticienne Bernadette Leconte. Commençons, au fil de la lecture, par Gilles Lades dont le poème AVRIL dit la magnificence paisible d’un paysage printanier, tout pétri de lumière et d’éternité : « une nouvelle route invente la vallée / solitaire de splendeur // un troupeau brun et blanc occupe la lumière / que fait en fuyant le jour // le houx s’impatiente dans les fourrés // une grande semaison d’arbres / conjure les ravins // Le chemin d’iris et de genêts monte vers la maison seule / le soir sera long dans le soleil / paisible et fort de feuilles en gésine ». Hervé Martin est à Oradour, où l’interpellent tant de visages inconnus figés dans l’horreur de l’Histoire, auxquels ces poèmes sont en quelque sorte dédiés : « Dans l’église sans charpente et sans toit / la cloche toute fondue est au sol / comme un corps déposé / un cadavre qui veille // Que dire du silence qui règne / lourd / de vos voix absentes // Que faire de mes mots / linceul déposé sur ce temps révolu ». François Teyssandier dit l’affleurement dans le poème, à travers la distance de l’oubli, des voix de ceux que nous avons aimés, parlant en quelque sorte à travers nous :

 

Tu voudrais remédier par tes mots

À l’absence de ces voix que tu as aimées

 

Mais l’oubli a fait sous les pierres

Son travail obstiné de fourmi

 

Ne s’agitent plus dans le vent

Que d’infimes lambeaux de couleurs

 

Ils glissent comme des ombres perdues

Et s’enfoncent dans l’immobile clarté du soir

 

Dès que tu as franchi le seuil de ta maison

À petits sautillements d’oiseau blessé

 

Les poèmes en prose de Béatrice Pailler écrits PAR LA GRÂCE DE L’EAU attirent l’attention de par leur beauté formelle, doublée de l’expression d’une soif profonde de découverte et de plénitude (« L’infini de la soif coule en nous pareil au vent gonflant la voile ») : « Aux calices des paumes, s’évapore le temps. Coupe aux regrets, les mains se ferment. Mais toujours, la soif entraine le marcheur. Ainsi, va-t-il, vers l’insondable, vers l’horizon, ce puits de l’ailleurs. Au gouffre est le vent et la marche incertaine. Mais la soif est grande et l’horizon proche. Pour le marcheur de longue haleine, insatiable est l’ailleurs. / Sur l’insondable, intarissable est la joie ». Jean-Michel Baillat consigne, voyageur de l’immobile, les visions de l’instant : « Une raie brille / parallèle au toit moussu / derrière l’arbre nu / La maison silencieuse / Appuie ses vitres au levant / Assis sur un banc j’écris / Sans changer mes habitudes ».

 

Suivent des chroniques dues à Michel Lamart, Jean-Pierre Boulic, François Graveline et Jean-Marie Corbusier, et les préférences de Gérard Bocholier. Le numéro se conclut, comme toujours, par la rubrique Le fil du temps, dans laquelle nous retiendrons ce poème plein de délicatesse de Anne Goyen extrait de sa suite D’ARBRES ET D’OISEAUX :

 

De nuit

La paix de l’olivier

Pénètre les maisons

Et verse

Sa douceur de vieille huile

Sur les paumes usées

Et les cœurs meurtris

 

*

 

Traversées, n°104, juin 2023

 

La revue conduite par Patrice Breno fête cette année ses 30 ans d’existence. Caroline Callant, en charge du site web de la revue depuis plus de 10 ans, et membre du comité de lecture en charge du choix des chroniques postées sur le site, nous donne à travers son édito, placé en fin de numéro, ses impressions sur la revue et les raisons de son succès, en insistant sur la liberté laissée aux membres de l’équipe pour le choix des poèmes à publier. On trouve également en fin de recueil l’annonce du Marché de la poésie à Virton qui aura lieu le samedi 9 mars 2024, avec des lectures de poèmes par 20 auteurs (10 femmes et 10 hommes), des rencontres avec auteurs et éditeurs, une vente de livres et de revues, des moments poético-musicaux. Toute demande de renseignement concernant cet événement doit être faite à Patrice Breno par e-mail à l’adresse traversees@hotmail.com ou par téléphone au numéro +32 497 44 25 60.

 

Ce numéro rassemble des textes d’une trentaine de poètes. Citons quelques extraits de poèmes pris un peu au hasard dans cet ensemble de près de 200 pages. De Gabriel Zimmermann, ces mots pour faire exister le monde : « Je crois au vent, à la neige, aux nuits longues, / À la toile d’araignée brillante de givre, / À la brume verte qui flotte dans le matin / Sur le lac gelé. Je crois à la lumière du froid ». De Pierre Thiollière, un court poème nostalgique dans l’esprit du Haïku : « Absence, souvenir / Une épine / dans le cœur de la rose ». De Tom Saja, évoquant peut-être le chemin du poème : « et le chemin n’est jamais / le même // mais au bout se dresse toujours / je le crois // ma maison ». De Martine Rouhart, l’expression de la poésie comme nécessité vitale : « La poésie / pour ne pas perdre pied / dans ce qui tremble / au fond de soi ». De Richard Rognet, début d’un très beau poème intitulé Ce qui fut sans nous, ces mots disant effacement et renaissance : « Je me lézarde avec un nuage / repu de lumière, le soir - / je range dans ma mémoire, / pour plus tard, le vol / laqué d’une mésange, // je redessine la douceur / du jardin – l’éternité / fera le reste. Je livre // aux ressuscités – ils / existent – mon nom / avide d’espace. Je m’abouche // aux rafales du silence - / mélodie abandonnée / à l’éparpillement / de ce qui fut sans nous ». De Béatrice Pailler, cette prose poétique pareillement tendue vers l’éternité : « À la branche épousée, le vent cautérise le silence. Ramure du premier chant, à travers l’arbre une vérité naissante. Minuit complice carillonne ses ors. La nuit est un tambour et sur sa peau : le poème, dernier chant avant l’infini ». Citons encore les poèmes simples et lumineux de Daniel Birnbaum, comme celui-ci :

 

La pluie avait cessé

la pluie cesse quand elle veut

je m’étais remis à marcher

sur le chemin trempé

la lumière et les odeurs étaient autres

rendant tout différent

comme si l’on avait changé de matin

et peut-être en était-il ainsi

je ne voulais pas avoir conscience du temps

mais du moment

et quoi de mieux qu’une pluie

qui s’arrête

pour rien

sinon pour qu’on soit bien

où l’on se trouve

 

Ou ceux de Laurence Fritsch, au caractère pictural affirmé : « Sur le chemin glacé / des cristaux enlacés / miroitent / sur les épines vermillon / des cynorhodons abandonnés / pauvre pitance / des grives grises, des mésanges / frigorifiées ». Terminons ce bref tour d’horizon avec ces vers de Jean-Pierre Bars, disant l’éveil de la mémoire au vent marin, qui terminent son poème intitulé La terre se souvient :

 

Le vent me parle

Encore de toi

Et c’est un horizon

Comme autrefois

Un grain de sable

Et l’océan

Son murmure profond

Son étincellement

Et son passage entre les dunes

De la mémoire et du silence.

 

*

 

Comme en poésie, n°95, septembre 2023

 

Ce numéro de la revue trimestrielle éditée depuis plus de vingt ans par Jean-Pierre Lesieur dans sa « fabrique du poème », et sous-titrée ces temps-ci Les rescapés de la poésie, s’ouvre sur un court texte de Georges Cathalo écrit en hommage à Jean-Pierre Lesieur, vieux poète jeune par le cœur et l’esprit. On y apprend notamment que, outre d’avoir fait paraître une quarantaine de recueil de poésie, ce dernier a fondé puis animé trois revues en 58 ans : Le Puits de l’ermite (32 numéros de 1965 à 1979), Le Pilon (28 numéros de 1976 à 1982) et Comme en poésie (94 numéros de 2000 à juin 2023). Suit un article de Denis Cosnard, publié par Le Monde, puis repris sur le blog d’Éric Dubois, dressant un panorama de la poésie actuelle. La poésie, paradoxalement, dans ce monde marqué au sceau du matérialisme et de la rentabilité, traverse une période de relatif renouveau. Les poètes, nous dit Cosnard, sont de plus en plus sollicités pour des lectures dans le cadre de maisons de la poésie. Les jeunes se tournent de plus en plus vers le slam. Les éditeurs de poésie sont nombreux, plus de 500 présents au Marché de la poésie qui se tient annuellement sur la place Saint-Sulpice à Paris. 400 à 500 nouveaux titres de poésie sont intégrés chaque année dans le catalogue de la BNF. 4,5% des aides du CNL vont à la poésie, soit à peu près dix fois son poids dans l’économie du livre. On assiste par ailleurs à un morcellement du champ poétique, sans grands courants tels que purent l’être Dada ou le surréalisme au XXème siècle. La poésie se diversifie, chaque poète développant son propre système poétique. Jean-Pierre Lesieur note l’écart entre le diagnostic plutôt positif de Cosnard et sa propre expérience à Hossegor, où, dit-il, rien n’est fait pour la poésie. « Tout se passe comme si elle n’existait pas », et le directeur de revue de conclure qu’il reste encore beaucoup à faire pour la diffusion de la poésie.

 

Quelques extraits de textes glanés au fil de la lecture, une poésie qui à chaque page respire la vie, joie comme souffrance. Line Szöllösi : « Lorsqu’on passe la rue de la Grange aux belles / il y a une fontaine qui écoute le temps / et des graminées qui ne sont là qu’en pensée // un zinc bleu coiffe le toit pentu des maisons / il y a des nuages de traîne qui naviguent / quand le cyclamen sourit aux fenêtres // il y a des vols de moineaux aventureux ». Jean-Marc Couvé, jouant avec les mots : « le tabac, s’il t’abat ? / Et l’alcool – qu’est là – colle… / Grâce au shit (grass), oh, chie ! / Tel éther – délétère. // etc… ». Basile Rouchin, observateur de la misère quotidienne : « « Faites l’amour, pas la guerre ! » / Clame la blouse blanche, / Une croix rouge / À la place du cœur. // Derrière elle, / Un homme en deuil / S’interroge : // « Qui nous guérira de la guerre ? » ». Céline Rochette Castel, jouant avec l’insolite : « Les lupins si peu ordinaires honorent / le jardin élu / des Libellules qui enluminent / l’air et relèvent de l’apparition : / la couleur de leur corps-trait / laisse incrédule(s) ». Bernard Picavet, dans un Pêle-mêle de mots et d’images : « La musique n’a pas de mots, mais des colères, des interrogations, des affirmations, de la fantaisie, de la tendresse, de l’extase et tout ce qui fait le caractère humain ». Christine Laurent, se mettant en communion avec tous les martyrisé(e)s de la Terre :

 

Moi je suis ukrainienne

Je suis palestinienne

Je suis afghane.

J’ai parcouru le Yémen et de Tigré.

Chacune de mes larmes est un miroir.

Au milieu de la cruauté, reviendront mes sourires

 

À Santiago du Chili, ce fut des armes et des larmes.

Les corps et les cœurs gémissaient.

Les cachots étaient trop sombres.

Des femmes cheminaient doucement.

Des femmes portaient des paniers.

Ce fut des armes et des larmes.

 

Puis Catherine Andrieu nous livre un hommage poignant à son ami poète Daniel Brochard, disparu prématurément au début de cette année. Vient l’hommage rendu par Éric Dausse au peintre Jean-Pierre Nacher, décédé en juillet, dont des dessins et des textes étaient régulièrement publiés dans Comme en poésie. Quelques tableaux aux couleurs vives, aux motifs évoquant insectes ou oiseaux, sont reproduits, et quelques pages de textes aux accents surréalistes, dont voici un extrait : « Et les verdiers ne sont pas de larrons d’amour. J’ai beau ne pas être un pastilleur idéal, il y a le désir qui sera toujours un phasme radieux dans les roseaux mauves de ma pensée. Le soir est comme un clair-obscur de mammifères turriculés avec des touches tirant sur le Rose-Rubens. Sur les grands arbres faîtiers on entend le thrène des baleines ». Suivent encore quelques poèmes, puis la traditionnelle Cité critique faisant le tour des revues amies de poésie. Terminons par une poème de Jean-Pierre Lesieur intitulé À travers la fenêtre :

 

Il est content de voir se poser

Un oiseau

À travers la fenêtre

Sur un arbre trop grand pour lui

D’habitude il se pose

De l’autre côté

Dans l’autre angle

Plus discrètement

Zébrant d’un seul coup d’aile

L’horizon.

L’écho du froissement de son plumage

Retentit longtemps

Dans les interstices de son crâne

Émerveillant toute dame nature.

En bas ses rides folâtrent

Invitant les hiboux

Et d’autres herbes folles

À disparaître.

 

*

 

Portulan bleu, n°41, septembre 2023

 

Le revue Portulan bleu est publiée par l’association Voix Tissées, qui rassemble poètes et artistes autour de la promotion de l’écriture poétique, sous la direction de Martine Rigo Sastre. Le thème de ce numéro est L’aube, comme l’illustre le poème de couverture, emprunté au recueil Les navires du temps de Jean Laugier : « Sans doute faudrait-il atteindre / En contrebandier de la nuit / Ce seuil de l’aube où l’âme luit, / Pérennité d’un geste simple / Quand la lumière devient fruit ». L’éditorial de Patricia Bruneaux, intitulé À L’AUBE DU COSMOS, commence par un hommage à la ténacité et à la modestie de Martine Rigo Sastre qui préside aux destinées de la revue, dans la lumière de cette aube toujours renouvelée qu’est le partage par les mots du poème. Puis elle évoque la rencontre avec le poète gabonais Steve Wilifrid Mounguengui, exilé en France, loin de l’aube de son Afrique natale. Souvenirs égrenés d’aubes nombreuses au fil des voyages. « Je porte en moi tous ces matins lever de soleil que j’ai pu contempler, et que l’univers m’a donné de partager dans mon humble existence. Ce sentiment puissant d’être le tout, de ne plus être seule au monde, mais l’énergie du vivant qui dans l’astre du lever et l’astre du coucher déroule nos cycles vers des vérités indicibles, des cités éblouissantes qui nous habitent sans que jamais nous n’en détenions les clés pour parfaire, toujours, notre initiation à la Beauté du Monde qui nous contemple d’Amour, de don et de générosité bienveillante ». L’aube nouvelle, continue la poète, nous l’avons tous en partage, « mais nous ne sommes pas égaux dans la sérénité de leur contemplation. À cela, il ne tient qu’à l’homme d’y remédier, en héritage de la Nature ». C’est à un partage de l’aube que nous convie Patricia Bruneaux dans son éditorial, et c’est à ce partage qu’est dédié ce nouveau numéro de Portulan bleu, rassemblant les textes d’une quarantaine de poètes.

 

À l’heure où nous apprenons la disparition de Louise Glück, la poète américaine prix Nobel de littérature, reproduisons le poème LES MIGRATIONS NOCTURNES, placé au tout début de la sélection de poèmes, traduit par Pierre Mironer :

 

C’est le moment de l’année où vous retrouvez

les baies rouges de la montagne couleur de cendre

et dans le sombre du ciel,

le passage des migrations nocturnes d’oiseaux

 

Cela me chagrine de savoir

que les morts ne pourront les voir…

ces choses dont nous dépendons,

et qui disparaissent…

 

Que pourrait faire l’âme pour nous soulager…

Je me dis que je pourrais ne plus ressentir

le besoin de ces plaisirs ;

il se peut que ne plus être soit bien assez,

bien que ce soit difficile à imaginer.

 

Citons encore, au hasard de la lecture, Patrice Blanc, personnifiant le matin : « Le matin est descendu se promener dans la ville avec ses chaussons de rire froid. Il a mis partout de petites étoiles blanches sur la route. Et, quand les gens sont venus, il leur a donné la farine pour faire des pains de neige. / Alors, tout le monde a dansé ! Et, dans le four on a chauffé des pains de lumière » ; Michel Aurière, que l’aube éblouit avant que de l’éveiller vraiment : « Aube / résurrection/ Nouveau matin du monde // L’espace d’un instant / Les yeux avant l’esprit / Avalent la beauté » ; Mylène Joubert, qui, elle, écoute : « C’est l’heure de l’écoute / des chants des engoulevents / des bourdonnements / L’odeur du chèvrefeuille traverse les sons / dépose son offrande à nos âmes » ; Nadine Travacca écoutant elle aussi les mots de l’aube : « avant que le jour ne pousse la porte / s’arrêter à l’orée du jardin / voile d’apparat au front nacré de l’aube / le ciel traverse un fil d’araignée / … / aux premiers bruits du matin / sa lumière accompagne mon pas » ; Alix Lerman Enriquez, pour qui le reflet peut se faire incendie : « Roche incrustée de saphir, / celui du ciel ou de la mer, / qui accueille dans un seul soupir / l’étincelle du matin, celle de l’aube rose, / mais aussi celle de l’aurore incendiaire » ; Jacques Bonnefond, entre « ombre matricielle » et lumière donnée : « La nuit n’en finit pas de finir. / Le jour peine à se montrer. / Privilège éphémère de l’entre-deux : / ne point accélérer la dispersion / des trainées d’ondes obscures, / non plus que hâter l’émergence / des rayons annonciateurs / du jour nouveau et souverain » ; et bien d’autres encore, dont Gérard Lemaire, décédé il y a quelques années, dont un poème est ici reproduit, qui commence ainsi : « L’aube serait belle / Sans la plainte // Sans ceux que l’on a fusillés / Quand le jour se lève // Sans ceux écartés / Contre toute raison de justice », opposant la lumière de l’aube à la noirceur de la guerre et de l’oppression.

 

Joël Vincent nous livre ensuite cinq poèmes de Paul Celan, en allemand et dans la traduction française qu’il en a faite, illustrés de peintures récentes de Franck Bertran, précédés d’une introduction explicative sur l’œuvre et la démarche du poète. Puis Simina Lazar, dans une lettre à un ami français, parle de son pays la Roumanie, et il est fait mention d’une exposition des œuvres de tissage de sa mère Gabriela Moga Lazar, qu’elle a organisé à la médiathèque de Montrouge en avril 2023. Chantal Couliou rend compte du déroulement du 37e printemps de Durcet, avec sa randonnée sur le chemin des poètes, ponctué d’arrêts durant lesquels des poètes lisent leurs poèmes. Le numéro se termine par de brèves chroniques de Martine Magtyar et Chantal Couliou sur des recueils récemment parus.

 

*

 

Les Hommes sans épaules, n°56, second semestre 2023

 

Le numéro s’ouvre sur un « Éditorial-Manifeste émotiviste » de Christophe Dauphin, directeur de la publication, le Salut aux riverains de 2023, qu’on peut lire intégralement en ligne sur le site de la revue. Un historique très complet de la création et de l’évolution des Hommes sans Épaules y est retracé à l’occasion des 70 ans de la revue, faisant écho à l’Appel aux riverains de 1953, le manifeste des Hommes sans Épaules, dans lequel Jean Breton écrivait : « La poésie ne saurait se définir par sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique ; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la rencontre, au dialogue… Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète… ».

 

Les deux Porteurs de feu (poètes jugés majeurs du siècle écoulé, placés à la une de chaque numéro de la revue), sont pour ce numéro Gérard Legrand et Guy Cabanel. Christophe Dauphin nous livre des historiques détaillés de la vie et de l’œuvre de ces deux poètes qui ont été des acteurs majeurs du mouvement surréaliste. Né en 1927, et décédé en 1999, Gérard Legrand est devenu à la fin des années 40 un proche collaborateur d’André Breton, réalisant avec lui L’Art magique, qui paraît en 1957, une histoire universelle de l’art des origines préhistoriques jusqu’à nos jours. « Il s’agit d’un projet grandiose que cette chevauchée à travers les paysages de la Beauté, servi par la passion têtue d’un homme qui lui consacre, tout au long de son existence, ses recherches et le meilleur de ses intuitions », écrit Christophe Dauphin, un art, ajoute-t-il, qui n’est pas un luxe mais « possède en lui le pouvoir véritablement magique de changer la vie ». Les premiers vers du poème L’ABÎME EST À NOUS de Gérard Legrand, disent le style dense et richement orné de sa poésie :

 

Avec sa batterie de racines sa contrebasse de lianes

Son orchestre de feuilles prêtes à en repasser par toutes les nuances du bronze

Avec ses enseignes de grand air brusquement apparues

Sur une frontière barbelée d’hirondelles

L’orage ne campe jamais loin de moi

 

Guy Cabanel est né à Béziers en 1926. Il fait à l’âge de 21 ans un voyage à Mont-Louis dans les Pyrénées en quête « d’objets d’art naturels » : bois flottés, pierres. C’est de ce voyage, et de sa lecture de L’amour fou de Breton, que naitra le texte La matière de la nuit qui servira d’introduction à son grand ouvrage, L’animal noir, chez d’œuvre du bestiaire surréaliste, qui fit dire à André Breton : « Ce langage, le vôtre, est celui pour lequel je garde à jamais le cœur de mon oreille. C'est celui dont j'ai attendu qu'il ouvre de nouvelles communications, vraiment sans prix et comme par voie d'étincelles, entre les êtres ». Extrait de Illusions d’illusion, publié chez Fata Morgana en 1983, ce poème disant pareillement la richesse de mots et d’images de la poésie surréaliste :

 

Baiser de thym, lèvre écaillée, rire jasmin, sous le couteau, la plaie.

Aigu comme la plainte des élaps, c’est un cheveu mangé.

Qui est la mer où plongent les vertiges ?

Sur cette tige, je bâtirai, cascade, coulant du vent, entre les muscles, entre les dents.

Là-bas le triple feu, fusion du temps, tout est lancé, qui se retient ?

 

Le dossier est dédié à Yusef Komunyakaa et aux poètes de la guerre du Vietnam. Yusef Komunyakaa est né en Louisiane, dans le contexte des grandes exploitations de culture de la canne à sucre et du coton, marqué au XIXème siècle par l’utilisation massive de l’esclavage, et les violences inhérentes. Son père travaille comme ouvrier charpentier dans une scierie. Il est confronté au racisme, particulièrement féroce dans le sud des États-Unis, et rejoint le combat mené par le Mouvement des droits civiques (Civil rights movement) pour l’abrogation de la ségrégation raciale, dont Martin Luther King et Rosa Parks sont des figures emblématiques. Durant son adolescence, il écoute à la radio des chanteurs de jazz et de blues, et lit les auteurs classiques. S’engageant en 1965 dans l’armée américaine, il est affecté au Vietnam où il devient correspondant de guerre. À son retour, il mène ses études supérieures en littérature et publie ses premiers recueils de poèmes, puis devient professeur d’université. L’influence de la guerre du Vietnam sur l’œuvre de Komunyakaa sera considérable, se retrouvant notamment dans son livre Dien Cai Dau (1988), dont le titre signifie « fou » en vietnamien. De larges extraits du recueil, traduits de l’anglais américain par Cédric Barnaud, sont présentés ici. Une poésie qui, dans la violence des scènes de guerre, prend parfois une dimension onirique :

 

Opium, cheval, rien

n’envoie quiconque dans l’accordéon

de cette manière. Qu’est-ce qu’il y a dans le cerveau

qui propulse totalement un homme ?

coincés avec des femmes dans nos têtes

trois heures avant la fin du jour,

on mitraille de partout

mais il en vient toujours,

lançant des explosifs

sur nos bunkers. Ils tombent

& se lèvent à nouveau comme des porteurs de flambeaux,

avec leurs corps nus

huilés pour que le clair de lune puisse

danser sur leurs peaux. Ils courent

avec des explosifs attachés

autour de leurs tailles,

& essaient de se projeter eux-mêmes

Jusque dans nos bras.

 

Ces poèmes introduisent une section consacrée à une dizaine de poètes de la guerre du Vietnam, pour chacun desquels on pourra se reporter au site des Hommes sans épaules pour avoir des informations sur leurs vies et leurs œuvres  : Chê Lan Viên, Phan Huy Đường, Dương Thu Hương, Nguyên Du, Hô Chi Minh, Bàn Tài Đòan, Ngô Xuân Diêu, Cu Huy Cân, Chê Lan Viên, Huu, Anh Tho, Hanh, Nguyên Dinh Thi, Hoang Trung Thông, Nguyên Huy Thiêp.

 

On trouve par ailleurs dans les rubriques Ainsi furent les Wah des poèmes de Madeleine Riffaud, Gérard Chaliand, Hervé Delabarre, Henri Droguet, Éric Chassefière, Alain Brissiaud, Yves Rajaud, André-Louis Aliamet, Jules Prazantès, Laurent Thinès, sadou Czapka. Les pages des HSE présentent des poèmes de Christophe Dauphin, Alain Breton et Paul Farellier. Puis viennent la rubrique Avec la moelle des arbres consacrée aux notes de lecture, et les Infos/Échos des HSE. Au total plus de 300 pages de poésie richement illustrées par une quinzaine de graphistes.

 

©Éric Chassefière

 

 

Notes de lecture de

Éric Chassefière

Francopolis, septembre-octobre 2023

 

 

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Créé le 1 mars 2002