LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Printemps 2024 Alain Lacouchie : Tentation
d’un toujours (Interventions
à Haute Voix, 2022, 10 €) |
Il
y a chez Alain Lacouchie désir de chant, d’évasion vers quelque
futur intérieur et éternel arrachant l’homme à l’incertitude même d’exister.
« J’avance dans mes doutes, / si loin des étoiles ». Car le chant
auquel le poète aspire est celui du cosmos, chant de vérité nous confie-t-il,
au-delà du miroir de ce désert qui, affirme-t-il, l’enserre - miroir de
l’illusion, des vérités faciles, qui fait de nous des aveugles (ainsi que le
suggère la mention du tableau de Pieter Brueghel : La parabole des
aveugles) -, de cette difficulté à respirer qu’il nous dit éprouver à
chaque instant. Et c’est précisément le doute, ce doute qui
l’ » arrache à coups de griffes / et s’engouffre au silence »,
ce doute dont on se dit que c’est par lui qu’il voit, qui le maintient en vie, doute même d’où nait
le désir de s’ » inventer un futur ». Difficile condition de
l’homme affrontant sa finitude : « Douter, pour ne pas fuir./
Douter pour ne pas finir. / Ou mourir, sans doute ». C’est de la fuite
de chaque instant, comme insaisissable, du désir d’échapper à l’illusion
d’exister que naît cette « tentation d’un toujours » qui fait le
principal motif du recueil : Tentation d’un toujours éphémère enfui à la plainte des étoiles. Et si je n’existais pas ? Illusion d’un souffle dans un silence en feu. C’est
par strophes brèves, simples et percutantes, que le poète déroule ainsi au
fil de ces pages de poésie, de pure poésie, mais imprégnées d’une philosophie
profonde de l’existence, son désir d’exister, au-delà des apparences. Des
sous-titres ponctuent le recueil, suggérant des glissements progressifs de
l’inspiration : e=mc2 (Albert Einstein) ; Utopie ; Les
murs ; Les personnages ; C’est comme ça, les
personnages ; Ma non troppo ; Les
personnages n’ont pas de feuillages ; Le silence ; En
fin. Sous-titres comme dessinant une géographie de la perception qu’a le
poète de son environnement quotidien, géographie se transposant à celle de sa
pensée en quête de limites à dépasser. Quelques encres de l’auteur illustrent
le recueil. Le
poète dit le passage difficile de la nuit, cette « envoûtante géôlière /
entaillée d’oiseaux monstrueux » synonyme de solitude, la fuite des
images et des souvenirs, les questions qu’elle suscite : « À quoi
sert d’espérer ? », « À quoi sert d’avoir été
heureux ? », tout cela qu’on ne cesse de perdre de l’autre et de
soi-même, le soulagement de l’oubli : « J’ai perdu tes soleils dans
mon silence. / J’ai perdu tes caresses dans cette attente. / J’ai perdu les
oiseaux morts dans mon futur. / J’ai perdu mon futur dans ton absence. /
J’oublie. La mémoire n’est pas une chance ». Il y a chez Alain Lacouchie l’expression d’une solitude essentielle
(« Les lignes de nos mains / ne se croisent jamais »),
l’affirmation d’un espoir sans espoir - le cri que le vent empêche de se
transformer en vol -, et c’est précisément de cet espoir, de ce cri, toujours
contrariés, que le poète fait le ferment de son humanité. « Je suis
aride, coupé à vif / et prisonnier à l’encre noire ; / …/ Je ne veux
plus faire l’effort d’espérer ». Et disant cela, affirmant la réalité de
ses limites, et son effort permanent pour les dépasser, le poète précisément
se libère et s’élève. « L’utopie me dévore tout cru : indispensable
parce qu’inaccessible ». Ou encore : « L’utopie me mesure / et
je suis trop petit. / La liberté suprême, / c’est l’oubli ». Oubli qui
se fait synonyme de vie portée à son incandescence, car, nous confie le
poète, « je vais à la ligne et je meurs », comme si de la
succession des instants irrémédiablement perdus, il se faisait souffle et
rythme, croyance, par elle-même avenir, en un avenir qui ne peut advenir. Et
tout cela dans le cercle d’une « monotonie / érigée en idéal de
vie », rythmée par « la mélodie de la mélancolie », « une
langueur pour m’oublier à ma propre vie ». Monotonie, telle la scène
déserte d’un théâtre, où venir s’asseoir dans le cercle lumineux de sa
solitude et questionner le sens de la vie : S’asseoir et écouter le monde qui gronde ? S’asseoir et regarder ses mains écorchées ? S’asseoir et espérer le silence tout entier ? S’asseoir et douter de son impertinente liberté ? Le
poète dit, en contrepoint de sa solitude, sa haine
de « la foule / qui brandit ses vagues / et submerge, / polit les
hommes », exprimant en filigrane son rejet d’une société qui normalise
les individus, ces personnages disloqués, « agglutinés les uns aux
autres », voués à disparaître dans l’éternité. Personnages gris et sans
âge, fermés sur eux-mêmes, qui se croient exister et n’attendent au fond que
la mort : « Ils n’écoutent plus leur solitude : / ils se
perdent et se vident, / à contretemps, comme à la nausée ». Une longue
suite de poèmes amers et noirs est consacrée aux Personnages, dont on
devine que la violence qu’ils incarnent, victimes eux-mêmes de la violence de
la société, peut aboutir au pire, comme l’assassinat des journalistes de
Charlie Hebdo, auxquels est dédié le dernier poème du recueil. Personnages
nous agressant de leurs désirs de morts, murs érigés autour de nous qui nous
enferment, vitesse en toute chose qui nous intoxique à petit feu, partout ici
s’exprime la sauvagerie destructrice du monde qui nous entoure. « Les
personnages », nous dit Alain Lacouchie,
« n’ont pas de feuillages », et l’on pense à l’un des premiers
poèmes du recueil : « La nuit, j’écoute mes arbres / respirer avec
moi, et s’enfuir / comme des chevaux défaits. / À quoi sert
d’espérer ? ». Ce feuillage qui manque tant, c’est celui de l’arbre
intérieur, celui qu’on écoute bruisser dans le silence de la nuit. « Mon
silence saigne / lorsque je t’attends, / les feuilles s’affolent, / je
n’entends que le vent ». Silence qui est celui de l’amour, cet amour
pour la vie dont ce livre est le chant, condition peut-être pour vivre et
tout simplement exister : « Je porte mon silence en confidences, /
les ailes repliées. Et j’existe encore ». Terminons par ce beau poème
éloge de la lenteur et de la naissance patiente du désir : Tu disais : « Il faut prendre son temps pour ne pas le perdre. » C’est vrai : chaque instant a le temps d’attendre tes doutes, comme le désir [a le temps] de
s’ouvrir. Toute jouissance est une étoile dont on ignore pour qui elle brille. Alain Lacouchie nous a quitté
le 3 février 2023. « Artiste humble et pluriel, homme révolté », il
est l’auteur d’une quarantaine de recueils de poésie et de nouvelles. Ses
textes sont parus dans diverses anthologies. Il a collaboré à de nombreuses
revues. Plasticien et illustrateur, ses encres ont orné ses propres écrits et
les œuvres d’autres écrivains. Elles ont aussi fait l’objet d’expositions –
au même titre que ses photographies. Il a d’autre part dirigé pendant
quelques années une troupe de théâtre. (Cette note, déjà publiée dans Interventions à Haute Voix
en 2023, est reproduite ici avec l’aimable autorisation de Gérard Faucheux.) ©Éric Chassefière |
Alain Lacouchie
Lecture par Éric Chassefière
Francopolis, Printemps 2024
Créé le 1 mars 2002