LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Mars-avril 2023 Charles Akopian : Nouaisons (Encres vives n°518,
2022, 6,20 euros) Lecture par Éric
Chassefière |
Nouaison : « Chez les
arbres fruitiers et la vigne, début de la croissance et du développement du
jeune ovaire en fruit » (Dictionnaire Larousse). L’arbre, dans ces
poèmes de Charles Akopian, est de mots. Car, avant
la langue sont les mots : « Les
mots n’attendent pas, / Ils longent les chemins / Et devancent la
langue », cherchant à venir s’incarner et prendre respiration dans les
dialogues du monde, où ils retrouvent goût de vivre et d’échanger. Car les
mots, chez Charles Akopian, « sont vivants.
Ils s’aiment, se détestent, se repoussent, s’attirent, s’accouplent, se
fécondent. Ensemble ils fructifient, ils expriment ». Ils sont
profondément charnels : par le corps des mots, de la chorégraphie à
tisser des mots - pour reprendre les termes du poète -, la langue accède à
l’étreinte sensuelle, le partage intime avec l’autre : « Les mots
soutiennent / Ce qui manque au corps, // Écrire ouvre la fenêtre / Au partage
et saigne / La main ouverte. » Réinvestir la langue par les mots, dont
l’auteur nous dit qu’« Ils rêvent de descendance, / D’un temps de
nouaison / pour regagner leur langue », c’est les rendre à la matrice,
leur donner force et pouvoir de vie. Le poème prend son autonomie, les mots
mènent leur vie propre, et c’est bien à ce festin de vie des mots que le
poète nous convie avec ces « nouaisons » chatoyantes d’images et de
pensées, qu’on en juge : « Qu’en
est-il du gel Dans
un corps face au poème, Et
du grisou sous le djembé Entre
les jambes ? L’étincelle
dans sa prison Salive
d’impatience. L’assaut
donne des couleurs À
la page éblouie, La
salamandre ferraille, Et crache des feux de joie. » Les
poèmes sont à la fois sobres et inventifs, l’écriture est travaillée, bien
que libre, et ne cherchant pas à imposer le sens, partout affleure la
jouissance de libérer les mots, les laisser rouler en cascades, faire gerbes
de sons et de couleurs. Les mots, nous dit le poète, se révoltent contre
l’atonie dans laquelle les tient le manque de vie : « Poussée par
l’éclosion / L’heure est à la révolte // Au rameau greffé sur la plume / La
sève est musicale ». L’arbre de mots se fait musique, légèreté de
souffle, murmure de l’indicible : « Sur la pointe des mots /
S’approcher de l’indicible, // Défier la pesanteur / En murmurant le poème,
// Puis s’éloigner en laissant / La lumière allumée ». Comme si là où
passe le poème, la page devait rester dans la lumière, inventant peut-être
son lecteur… S’affrontent
souvent dans ces poèmes forces telluriques de destruction et
d’ensevelissement, traduisant à n’en pas douter la présence menaçante des
désordres de notre époque, et aspiration à la rencontre de l’autre dans
l’intimité de notre présence au monde : « Éclats de fascination, /
les racines ouvrent leurs poumons / À la bienvenue », ou encore :
« Cheminer/ Entre désir et attente // Arpenter simplement / La magie du
jardin, // Une poignée de mains / Et l’immobile irradie ». Il faut
remarquer l’étroite symbiose, par le jeu des mots courant de l’un à l’autre,
entre le poète et son environnement naturel. Comme si êtres et choses
prenaient substance de mots, et se liaient par cette matière commune qui les
constituent. Corps-poèmes en quelque sorte, que le poète anime de son désir
de mots, tel un marionnettiste éveillant de rien, par la seule magie du
geste, ses poupées de chiffons auxquelles toutes les aventures sont permises.
Il y a du merveilleux dans cette écriture, le pouvoir de faire naître à la
vie les mots les plus simples. L’image y est à la fois chatoyante et fragile,
pareille à cette buée qui ne peut renaître que de l’effacement :
« La buée fige une absence / Cherchant à exister, // Celui qui guette
l’effacement / Tourmente sa langue, // Souffler à nouveau sur la vitre /
Invite à la fiction ». C’est sur l’image d’une pêche miraculeuse de
mots, là où se rencontrent les vies, que se termine le recueil : « Le
gué pour se rejoindre Affectionne
les courants Où
nage l’écrit, Plus
d’errance, ni d’inquiétude, Un
filet à remonter, À
vider sur la page Sueurs
minières Pour
le chercheur dont la pioche Rougit à chaque veine. » Peut-être faut-il comprendre que
rejoignant l’autre nous captons les mots qui nous relient à lui et en
récoltons facilement moisson, la quête solitaire étant autrement plus longue
et douloureuse. Les mots de Charles Akopian
redonnent espoir dans la langue et le poème, il faut les savourer comme le
fruit qu’on cueille directement sur l’arbre. ©Éric Chassefière |
Note de lecture de
Éric Chassefière
Francopolis, mars-avril 2023
Créé le 1 mars 2002