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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Novembre-décembre 2022

 

 

Diérèse n°85, automne 2022, 15 euros

(Responsable : Daniel Martinez) 

Lecture par Éric Chassefière 

 

 

 

La très belle revue poétique et littéraire Diérèse tenue par Daniel Martinez paraît trois fois par an, offrant plus de trois cent pages de poésie, prose et notes de lecture. Placés en exergue de ce numéro 85, ces mots du poète et peintre Yves Renaud : « Sans la poésie, le monde ne serait / que ce qu’il semble être », suggérant que le poème nous donne accès à une profondeur cachée du monde. Dans le même esprit, l’éditorial de Michel Diaz souligne le caractère premier de la nécessité d’écrire, préexistant chez le poète à la forme et au contenu de l’expression. Il s’agit, avec le jaillissement de l’écriture, son « élan impérieux », de se confronter aux énigmes du monde, ouvrir les yeux à l’intérieur, voir plus loin et plus vrai, ouvrir la fenêtre sur une immensité que nous dérobent les apparences. « L’écriture poétique est alors démarche d’existence, quête inlassable et jamais aboutie de ce qui fermente et vagit dans les commencements ». Quête non pas du sens, qui ouvre sans jamais résoudre, souligne Diaz, mais du rythme et de la résonance, dans leur dimension proprement originelle, résonance qui dans l’écriture poétique se fait présence à soi-même et au monde.

 

La section Poésies du monde, comme dans chaque numéro, introduit le choix de poèmes proposés. Elle est consacrée au poète portugais du 16e siècle Luis Vaz de Camões et au poète allemand du 20e siècle Paul Celan. L’œuvre de Camões, éditée de manière posthume quinze ans après sa mort, a été revisitée par la critique au 20e siècle et expurgée de bon nombre de textes qui lui avaient été attribués par erreur. Elle comporte un peu plus de deux cents sonnets, certains repris par des chanteurs de Fado actuels. Sont ici reproduites onze pièces traduites par Serge Dutoit, disant, dans la tradition de la poésie galégo-portugaise du 13e siècle à laquelle le poète se rattache, la passion amoureuse et ses tourments avec un lyrisme délicat empreint d’une évidente sincérité.

 

Cinq poèmes de Paul Celan extraits de son fonds posthume sont ensuite livrés, en allemand et dans la traduction française faite par Joël Vincent, introduits par un texte sur Celan de Alain Fabre-Catalan, et un commentaire du traducteur. On sait le traumatisme qu’a constitué pour Celan la déportation et la mort de ses parents en 1942, l’antisémitisme dont il se sentira plus tard victime, le réveil de sa souffrance par la campagne de diffamation entamée en 1953 par la veuve du poète Ivan Goll pour plagiat, le conduisant à la dépression nerveuse et le poursuivant toute sa vie jusqu’à son suicide en 1970. La poésie de Celan affronte l’abîme, celui de la catastrophe de la Shoah, le poème y est passage à travers le temps, à travers l’histoire. Le poète, qui conserve l’allemand comme langue d’écriture tout en vivant à Paris à partir de 1947, crée ses propres conventions : « par la réduction des énoncés, la dureté des sonorités, une rigueur de la construction en parallèle avec un éclatement verbal, plus ou moins prononcé. Nous sommes bien ici confrontés à la dislocation du monde », écrit Joël Vincent, le traducteur. Qu’on en juge :

 

« FERMEZ LE POÈME, OUVREZ LE POÈME :

ici les couleurs conduisent

aux juifs,

au cerveau libre

mais sans protection.

Ici lévite

celui qui est lourdement accablé.

Ici, c’est moi. »

 

 

Aquarelle de Franck Bertran illustrant le poème précédent

 

Les cinq poèmes sont illustrés par cinq aquarelles de Franck Bertran, réalisées après que l’artiste se soit « imprégné du poème, (s)’en approchant, (s)’en éloignant, jusqu’à trouver un écho plastique libre », peintures abstraites hautes en couleur et en transparence, suggérant surgissements et confrontations.

 

Puis viennent les trois Cahiers consacrés à la poésie actuelle, présentant des textes d’une vingtaine de poètes. Glanés au fil du premier Cahier, quelques extraits disant la lumière de la nostalgie : « Soir encalminé : / tout va tard, dieu inutile, / se réconcilier / dans la paix du vide. // Même le poème / est parti, l’idée / aussi a bien fait, / et même la rime / a oublié sa lune / au milieu de la route » (Yves Leclair) ; « Tu me couvres de neige (ce n’est pas la saison), / tu renoues les brins dispersés du passé. / NOYERS / L’empreinte telle une enclume / enfonce dans ma mémoire / l’essence des arbres et je crie des mots qui s’éloignent » (Isabelle Lévesque) ; « le nuage ne libère que rarement cet enchevêtrement rocheux / labyrinthe dont chaque issue est évidente / la pierre rature le ciel / deviner l’espoir / dans les seuls jours enfuis. » (Éric Barbier) ; « Lignes du vent sur les paumes / soyeuses nos chairs frôlées / changent demeurent se livrent / aux éclats du passé / depuis ce don d’enfance / que la vie dans son cours mendie / rivière lente des jours à venir » (Daniel Martinez).

 

Le deuxième Cahier s’ouvre sur une douzaine de poèmes du poète surréaliste d’origine biterroise Guy Cabanel dont le premier ouvrage À l’animal noir, incluant des dessins de Robert Lagarde, fut remarqué par André Breton en 1958, ce qui valut à Cabanel d'être intégré au groupe surréaliste. Une poésie raffinée, toute en images et couleurs, comme cette strophe du poème intitulé Neige :

 

« La neige sait enfouir

tout sauf le désir

du paysage où ta lèvre

rougit un ciel, seule,

soleil idéal

beau comme un baiser. »

 

Les poèmes sont suivis d’une bibliographie complète de l’auteur, riche d’une quarantaine de titres. Puis viennent des poèmes d’autres auteurs. De la Suite nocturne de Gérard Mottet, extrayons quelques lignes disant le berceau qu’est la nuit : « La nuit   la nuit effacera nos images / pour nous rendre à l’évidence de nos corps / nue éternité de la nuit retrouvée », « Maternelle nuit de toutes nos enfances / de tous ces chemins que nous n’avons pas pris / ô nuit   porteuse de tant de vies rêvées ». Max Alhau nous parle du « voyage sans issue et tellement aléatoire de la vie » : « Tu croyais en un temps que la douleur n’appréhenderait pas et qui jamais ne faillirait / Maintenant c’est l’éclat à vif sur une blessure, le regard glissant vers un pays perdu, soleil noyé, ciel sans étoiles ». Peut-être, regardant le ciel, est-ce en soi-même un visage qu’il faut retrouver : « Seul un visage par son absence te porte au-delà de tout espoir ». Michel Diaz évoque l’usure du temps et l’éternel retour au point d’incertitude : « il dit je sais je crois j’attends j’espère, / en dépit de toute espérance, comme est le naufragé, seul / à nager, quand l’air parfois lui manque, // ainsi écrire », et à propos du blanc de la page vierge : « cela même qui est notre seul devenir et qui est non l’abri, mais le cri, envol d’ongles muets à nos lèvres », « écrire encore, pour juste apprendre à désécrire, revenir au blanc, et à ce rien sans nom qui nous obsède mais d’où part cet étroit chemin d’encre qui ouvre un inaccessible horizon ». L’écriture ainsi comme souffle, flux et reflux de l’encre sur la page.

 

Le troisième Cahier est en grande partie consacré au poète belge Éric Brogniet, auteur de Radical Machines, un livre paru en 2017 qui interroge la place de l’humain dans une société de plus en plus marquée par les progrès des techno-sciences et des sciences du vivant. L’interview de Brogniet réalisé par Pierre Schroven se positionne précisément dans ce questionnement. Et en particulier, comment donner à la parole poétique une place dans nos sociétés de plus en plus technicisées ? Pour Brogniet, c’est par l’imaginaire, destiné à combler le manque résultant de notre finitude et de notre solitude, que nous pouvons collectivement inventer notre liberté : « l’étonnement, la conscience de la différence et de l’étrangeté, le rapport entre silence et parole et du silence dans la parole permettent que s’élaborent un rythme, une vision de la réalité, le dialogue ». La poésie, porteuse d’un accès à l’imaginaire, a ainsi le pouvoir, si elle est lue publiquement et mise en scène, comme le théâtre, de créer du lien et mettre la société en mouvement. À la question de savoir quelle philosophie de la vie Brogniet a trouvé dans la poésie, il répond, en cohérence avec sa conception du rôle de la poésie : « Celle de toujours chercher à établir ma demeure dans la métamorphose ». Parmi les poèmes inédits de l’auteur présentés ensuite, citons-en deux, marqués au sceau de l’intériorité : « Le ciel pèse parfois sur nos fatigues / Une brume estompe le rouge automne / Le monde jette ses derniers feux / La forêt finit où l’on se perd », « Nous écoutons le sang pulser / Avec la grande déshérence / Où se fracassent nos certitudes / D’être quoi que ce soit ».

 

Suit un hommage à Werner Lambersy, poète belge récemment décédé, par le psychanalyste et poète Philippe Bouret et le poète Tahar Bekri, qui l’ont tous deux rencontré et apprécié. Mais écoutons Lambersy parler de sa relation avec le poème dans cet inédit de 2020, tout en simplicité et tendresse, présenté ici avec l’hommage :

 

« Mes poèmes ont pris le pas

De ma vie je les entends

 

S’approcher de la porte

Appeler doucement avec

Obstination

 

Si je n’ouvre pas et leur crie

De s’en aller

Ils se contentent de rester là

 

Alors j’allume un feu de bois

Dans la cheminée

 

Et je les regarde

Qui s’étendent se couchent

Joyeux et profitent apaisés »

 

Après cet hommage se succèdent plusieurs sections de proses : le journal quotidien de Pierre Bergounioux, que l’on peut suivre de numéro en numéro, la série de Vincent Courtois sur Hergé avec sa « Tentative d’épuisement d’une case de bande dessinée », des nouvelles de Michel Lamart, Bernard Pignero et Véronique Joyaux, deux grosses chroniques sur Je souffle, et rien d’Isabelle Lévesque par Pierre Dhainaut, et Le porteur de nuages de Richard Rognet par Béatrice Marchal, la présentation de la Poéthèque de la Cave littéraire de Villefontaine (4000 titres de revues littéraires couvrant plus de 75000 numéros !), enfin les Bonnes feuilles traditionnelles présentant plus de trente chroniques de livres récemment parus, chroniques particulièrement denses et fournies, il faut le souligner.

 

Pour davantage d’informations sur la revue Diérèse et les Éditions Les Deux Siciles, on peut consulter le blog mis à jour chaque fin de semaine sur le lien : http://revuepoesie.hautetfort.com/.

 

L'abonnement annuel (trois numéros) se fait à l'adresse suivante, qui est celle de la revue Diérèse : Daniel Martinez, 8 avenue Hoche, 77330 Ozoir-la-Ferrière. Ce, par chèque d'un montant de 45 €. L'envoi de textes s'effectue de même par la voie postale. Adresse mail : daniel.dierese24@yahoo.fr.

 

 

©Éric Chassefière

 

 

Note de lecture de

Éric Chassefière

Francopolis, novembre-décembre 2022

 

 

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