LECTURE - CHRONIQUE
Revues
papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de
livres... |
|
LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Automne 2024 Éric
Chassefière : Comme tremble le
seuil Éditions Alcyone, 2024 (20,00€ +
port/emballage 4,00€) Dans la lecture de Jacques Guigou * Jacques Guigou : Petite Camargue Encres Vives,
collection Lieu, 2024 (6,60€ + port/emballage 2,70€) Dans la lecture
d’Éric Chassefière |
LECTURES
CROISÉES DES DEUX ŒUVRES DANS UN ÉCHANGE DE LETTRES COMME
TREMBLE LE SEUIL Cher
Éric, J’ai
franchi avec entrain le seuil de ton recueil et chemin lisant, j’ai compris
que ce tremblement placé en titre, marquait ton entrée dans « l’ici du monde
» (p.66). Portés
par l’énergie douce de ton observation, les choses et les êtres du monde sont
devenus proches, familiers autant que lointains, mais toujours dans la
présence de la lumière. Une lumière qui n’est pas la simple négation de
l’ombre, mais « le basculement de la lumière à l’ombre, de l’affleurement au
songe, comme tout se cache ou se révèle en tout » (p.24). Avec
toi, je me suis abandonné à la profondeur de l’instant, à « l’ici de
l’instant » persuadé comme je le suis depuis l’enfance, que « tout n’est
qu’instant » (p.42). J’ai
été pris par la sereine scansion de tous tes verbes à l’infinitif, qui ne
sont pas des injonctions, mais des appels à partager le bonheur de sentir le
monde palpiter. Sentir : ton verbe viatique. « Sentir ce premier matin du
monde, le savoir promesse du seuil, sentir comme la joie est profonde, léger
le cœur, silencieux l’esprit » (p.57). Et se
lève alors le vent de tes infinitifs et laissons ce vent « parler dans la
voix » (p.56) ; entendons-les sonner dans la lumière qui « ouvre le temps » :
sentir, marcher, venir, voir, écouter, entendre, être, caresser, respirer,
aimer, ouvrir, tenir, faire silence, écrire… Touché par l’aérienne densité et
la douce fluidité de ton écriture, j’ai pensé à un poète que nous aimons,
Yves Bonnefoy, qui lui aussi nous invite à séjourner Dans le leurre du
seuil : « Heurte/Heurte à jamais/Dans le leurre du seuil ». Il y a là de
fortes correspondances. Ta
manière, Éric, de nous faire partager la nostalgie de l’enfance, m’a ravie.
Cette présence mêlée d’absence qui nous étreint lorsque nous revenons sur le
lieu primordial de notre enfance ; « toute cette présence que, d’été en
été, il vient recomposer, là, sur le lieu natal » (p.68). Et
cette grâce de la recomposition estivale de ton enfance, Éric, s’écrit aussi
dans chaque « section » de ton recueil. Des sections (il faudra que tu
m’expliques le choix de ce mot pour désigner les moments de ton long poème),
qui sont à la fois uniques, singulières et parcourues par la même unité, le
même chant (« Cela chante », p.40). Le
chant du tremblé de l’instant ; il me semble que l’adjectif substantivé rend
mieux compte de la nature de ce tremblement. Il est certes, ontologique, mais
il est aussi, et surtout cosmique. Ce n’est pas celui de la « crainte et du
tremblement » de l’épître de Paul aux Philippiens commenté par Kierkegaard
dans son livre éponyme ; c’est le tressaillement de joie d’être dans « l’ici
du monde » (p.66). Oui,
Éric, ta poésie est profondément cosmique ; elle touche à l’infini des choses
sans une seule fois verser dans le nihilisme ni le relativisme et pas
davantage dans l’angoisse philosophique d’un Pascal que « les espaces infinis
» effraie ; bien au contraire, les espaces infinis t’attirent ! Même
si, tu me l’as dit, tes recherches d’astrophysicien sur l’atmosphère des
planètes n’interviennent pas dans ta poésie, n’y-a-t-il pas dans ta
familiarité avec les astres, quelques visions, quelques sensations qui s’y
trouvent transfigurées (je n’écris pas transcendées) ? Écoutons ici le feutré
de ta voix : « Toujours cette lumière du soir posée sur l’infini des choses,
qu’accompagne un vent léger… » (p.19-20) Un vif
merci, cher Éric, pour ton envoi ; il m’a enchanté. Jacques * PETITE CAMARGUE Cher Jacques, Heureux d’avoir offert à ton pas de
poète ce seuil auquel tu t’es avec moi « abandonné à la profondeur de
l’instant ». Oui « sentir » est mon maître-mot, c’est ainsi
d’ailleurs que j’ai intitulé l’un de mes premiers recueils de prose poétique.
Le mot « section » utilisé sur le texte de 4e de couverture
n’est pas particulièrement réfléchi, et j’aurais dû plutôt, en effet, parler
de « moments », moments d’une même ligne de temps, indépendante des
lieux traversés, celle du passage de l’été qui est aussi, dans ces poèmes,
passage vers la lumière de l’enfance. Je crois, à la lecture de ta
« Petite Camargue », que nous partageons ce profond désir
d’appartenance à une terre, à la fois berceau et soir de notre vie de poète,
à laquelle venir inlassablement tendre l’oreille à ce que tu appelles, très
justement, « le chant du tremblé de l’instant », instant en effet
de joie pure, de coïncidence divine, dirais-je, avec l’être-au-monde. Tu
remarques un possible lien avec l’astrophysique, oui pourquoi pas, l’arbre
comme cosmos, l’infiniment petit comme infiniment grand, c’est vrai que
l’infini est très présent dans ma poésie, l’arbre peut-être comme transfiguration
de l’étoile, mes mots ont besoin d’espace. Mais, si tu le veux bien Jacques,
parlons de Petite Camargue, parlons de ce chant qui se fait
perceptible dès les premiers poèmes du recueil. Dans un entretien
récent, tu m’as dit écrire et dire ta poésie pour « partager le
chant du monde avec d’autres humains ». Et c’est bien un monde à part
entière que tu fais de ta Petite Camargue, avec ces vagues égrenant la
musique du temps, ce littoral emperlé de plantes, fleurs et coquillages aux
graphies délicates, ces pêcheurs en communion avec les rythmes de la mer. Il
y a dans ta poésie un élément éminemment sensuel, une plasticité des mots et
des images conférant immédiatement substance au paysage traversé, paysage
qu’il nous semble toucher, littéralement, de tes mots, comme s’ils étaient
des doigts nous conférant pouvoir de ressentir, caresser, habiter charnellement
le monde. Tu viens incarner sur la page, de ta main de poète, de véritables
poèmes-paysages dans lesquels il nous est loisible, lecteurs-promeneurs, non
seulement de voir, mais aussi et surtout de sentir, je dirais les yeux
fermés, le monde qui nous entoure. Cette Petite Camargue, c’est d’abord à nos
sens que tu l’offres, tout y vit et frissonne dans le vent, celui de ta
présence de poète, celui de la mer qui répond à ta présence. Tu nous offres
un monde infiniment vivant et sensible, connecté aussi bien au proche qu’au
lointain, comme dans ces quelques mots : « l’odeur d’étreinte des /
pêches de Méditerranée / empourpre la / première étoile » (p. 3), un
monde dont tu nous convies à venir écouter le chant tel qu’il s’incarne dans
tes mots. Ta poésie présente, comme la mienne, me semble-t-il, une dimension
cosmique, comme la mienne elle est une poésie de l’enlacement, de la quête
d’un infini en toute chose, à la fois terme et recommencement. Partout, au fil de tes
déambulations, tu ressens et écoutes au plus loin des choses. Le
« scherzo des flots » (p. 16) sous le vent, « le jazz de la
vague / qui déroule son phrasé » (p. 13), les « vagues / au chant
de nouveau-nés » (p. 23), les « mots de l’amitié / du monde /
émerge(a)nt des coquillage » (p. 5) à l’heure du tri de la pêche sur le
quai, le poème composé par la mer qu’éclaire le phare de Sète « éloigné
par le noir » qui « épelle pourtant ses stances de lumière »
(p. 8), l’aigrette perchée sur l’arête extrême du rocher, « cette arête
/ qui lui permet d’espérer / l’arrivée / du mot qui contient tout » (p.
10), « la suite des voyelles lestes / des hirondelles » et
« le contre-chant du vent du large » (p. 12), l’attirance du poète
pour « les sables mutiques du littoral » (p. 21), le silence donc
lui-même comme chant, « cette parole affluant du large / ces syllabes
luisant sur les sables laissées » (p. 30) ; partout le poète que tu
es se met à l’écoute de la terre, de sa terre, qui est celle de ses origines
et de sa fin, et c’est cette musique que tu nous fait entendre à travers tes
strophes. En ce sens, il faut lire tes poèmes les yeux fermés, écouter plutôt
que lire tes mots, construire la mémoire dans laquelle ces mots vont résonner
pour que le poème s’oublie lui-même, que les mots se mettent à vibrer de leur
propre chant, alors seulement le partage dont tu parles, celui du chant du
monde avec tes semblables, opère, on se met à chanter de la même voix que
toi, on devient la mer, le littoral, les pêcheurs qui parlent à travers toi.
C’est comme cela, Jacques, que j’ai perçu ton recueil, certes concentré sur
un lieu, nous l’avons d’ailleurs publié dans la collection Lieu d’Encres
Vives, mais un lieu que par la magie du verbe poétique tu fais lieu-univers,
immensité de voix et de langage que traverse cette « frégate / sœur des
vagues / fille d’alpha et d’oméga » (p. 20) dont tu suggères qu’elle
fait front contre la nuit, promettant l’avènement de l’aube. Et je voudrais citer, pour terminer,
ce poème qui fait miroir à celui du vol de la frégate : Un jour viendra sur ce rivage un jour viendra porteur de ce qui n’a jamais commencé jour de joie dépouillé des dominations de la nuit sur ce rivage seuil et sable messagers un jour viendra (p. 27) car ta poésie porte une grande
espérance, celle d’une humanité réconciliée avec elle-même, chacun se mettant
humblement à l’écoute de l’autre, une utopie certes, mais une utopie
nécessaire pour aller de l’avant, contre les « dominations de la nuit ». Merci à toi Jacques, lire et relire
ton recueil a été une expérience très forte. Éric. * Cher Éric, Tout d’abord un vif merci pour ta lecture
si sensible, si profonde, si juste de Petite Camargue. « Écouter
plutôt que lire tes mots », écris-tu. Ton conseil n’a
pas souvent été pratiqué par mes lecteurs ; et pourtant c’est
bien à la musique contenue dans mes paroles de poésie que j’aspire
par-dessus tout. Tu l’as perçu avec acuité, mon
littoral et ses rivages sont à la fois directement, immédiatement concrets,
proches (j’ai
titré un recueil antérieur, « D’emblée »)
et aussi immédiatement éloignés, sublimés, peut-être même empreints d’une
ferveur mystique… Le Mistral et la Tramontane, le ciel
illimité, les êtres des sables et des rochers, tant d’autres présences petites et grandes,
visibles et invisibles, donnent à ce lieu, en effet, une dimension cosmique. Je dis ce lieu en taisant ses
imageries, ses particularités ordinaires et en cherchant à percevoir sa
singularité, ses hapax. Mes mots, en osmose avec le lieu,
forment-ils un métabolisme du topos et du logos ? Je l’espère… Car mon être-rivage n’est pas porté
par une Idée à la manière platonicienne, ni par une valeur abstraite. Dans
l’instant du surgissement de la parole, c’est mon corps-monde et tous mes
sens qui se convertissent en mots-matière-rivage. Puis-je avancer ici que le
moment du poème me met alors en contact avec ce qui peut subsister de
naturalité chez l’homme sapiens hypercivilisé que
je suis ? Il ne s’agit bien sûr en rien de je
ne sais trop quelle « expérience de vie » que les poètes « expérimentaux » ou neo-avant-gardistes
se plaisent à célébrer. La Petite Camargue que je cherche à
chanter n’a
pas de forme unifiée, homogène, mais une diversité d’instants
et de figures. De sorte que mon littoral n’est pas transcrit « à la lettre », il est transfiguré, mais je ne
rejette pas les littéralités de ses réalités. Sans verser, je l’espère,
dans le formalisme des poésies du lieu. Bien que visé, le réel n’y
est qu’approché : La mer, presque,
est le titre d’un recueil de 2011. Le rivage dont j’annonce
l’avènement n’est
pas un « haut lieu ». S’il contient un secret, ce n’est
pas celui d’un
dieu caché, mais la foi d’un pur ici et maintenant, la certitude d’être
là…sans mal. Vaziliki Tzoumpa qui
a récemment traduit en anglais un de mes derniers recueils, Sans mal
littoral, m’a posé de nombreuses questions sur ce qu’elle nomme des
dimensions « saintes » de mon littoral. Elle a affronté avec persévérance et
connaissance la difficulté de la traduction du titre. Après avoir envisagé
plusieurs options, dont Holy Coast,
elle a opté pour Sinless Coast en me disant que le mot sinless (sans péché) employé comme adjectif
prenait le sens premier d’innocent. Je lui ai dit mon enthousiasme à l’égard
de son choix. Oui, voilà un des secrets de mon littoral : une côte innocente. Et cette certitude est d’autant
plus forte que ce lieu contient tous les moments passés chez lui et avec lui
; les moments de l’enfance y apportant une joie alors
renouvelée. Nous sommes donc à mille lieues de
la sentence nihiliste de Mallarmé, « Rien n’aura eu lieu, que le lieu » : une abstraïsation,
une fictivisation du lieu pourtant d’abord
concret, physique, sensuel, rayonnant ; une idéalisation qui nous
coupe de l’expérience
à la fois intime et cosmique du lieu. Ce n’est pas un ailleurs, ce littoral a
une temporalité et à ce titre, il est porteur de nostalgie. Car formé au fil
des saisons, ce lieu est autant temporel que spatial ; c’est l’attente de sa rencontre qui en fait
la sensuelle substance. L’horizon dans ce lieu tend à se
confondre avec l’horizon du lieu : immédiat, proche, mais que sa
contemplation éloigne et transfigure. « Ligne
devenue lame/ l’horizon affile/ les formes trop
pesantes/ des chalutiers qui entrent » (Avènement d’un rivage, 2018) Merci encore, cher Éric et au
plaisir des prochaines rencontres. Jacques ©Jacques Guigou et Éric Chassefière |
Notes de lecture de
Jacques Guigou et Éric Chassefière
Francopolis - Automne 2024
Créé le 1 mars 2002