LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Mai-juin 2023 Les Hommes sans
Épaules n°55, premier semestre 2023, 17 euros (Directeur de la publication : Christophe Dauphin, Comité de rédaction : Jacques Aramburu,
César Birène, Alain Breton, Christophe Dauphin,
Paul Farellier & Karel Hadek) Lecture par Éric Chassefière |
La
belle revue pilotée depuis 1997 par Christophe Dauphin parait
deux fois l’an, en mars et en octobre, proposant 350 pages de poésie venue de
tous les coins du monde. Cette troisième série, qui en est aujourd’hui à son
numéro 55, a été précédée d’une première, initiée par Jean Breton, qui parut
à Avignon puis à Paris de 1953 à 1956 (neuf numéros), puis d’une seconde,
sous la direction d’Alain Breton, publiée à Paris de 1991 à 1994 (onze
numéros). Les Hommes sans Épaules est le nom d’une tribu dans le
roman Le félin géant de J.-H. Rosny aîné, ainsi que le rappelle
l’extrait du roman placé en quatrième de couverture, hommes que ne charge
aucun fardeau, « hommes de la tête aux pieds, sans épaules mais entiers,
c’est-à-dire avouant nos faiblesses et nos forces, [qui] célébrons encore le
rêve, l’amitié de l’homme et de la nature ». Un historique très
complet de la création et de l’évolution des Hommes sans Épaules est
retracé par Christophe Dauphin à l’occasion des 70 ans de la revue, dans un Salut aux riverains de 2023 qui fait écho à l’Appel aux
riverains de 1953, le manifeste des Hommes sans Épaules, dans
lequel Jean Breton écrivait : « La poésie ne saurait se définir par
sa mise en forme, puisqu’elle échappe à son propre moule pour se répandre et
se communiquer. Elle est cette rumeur qui précède toute convention esthétique
; domptée, mise au pas ou libérée selon une technique personnelle à chaque
poète, elle court sa chance, à ses risques et périls ; elle s’offre à la
rencontre, au dialogue… Notre revue est un lieu de rencontres. Nous ouvrirons
les portes, les laissant battantes, nous inviterons nos amis à s’expliquer
sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de
poète… ». Ce
numéro 55 des HSE est consacré aux poètes de l’Est de la France :
Alsace, Lorraine et Vosges. Nous renvoyons le lecteur à la présentation qu’en
fait Christophe Dauphin sur le site de la revue, à partir du voyage qu’il a réalisé
dans ces régions durant l’été 2021. Il y détaille notamment le contexte
alsacien, avec la longue occupation allemande (1871-1918), le tiraillement
entre deux langues, le sentiment de dépossession d’une culture proprement
alsacienne, ni française, ni allemande, ainsi que l’exprime le dessinateur
Tomi Ungerer : « En Alsace, j’ai été élevé entre deux arrogances,
allemande et française. Les Français et les Allemands sont pour moi des
occupants. Psychologiquement, la France a commis sur mon pays un assassinat
culturel difficile à pardonner, car il m’a coûté très cher. À l’école,
c’était deux heures de retenue ou une baffe dans la gueule pour un mot
d’alsacien… Avec les nazis on n’avait pas le droit de parler le français, et
avec les Français on pouvait être puni pour un mot d’allemand ou
d’alsacien... ». Contexte difficile pour les poètes que ce bilinguisme de
fait, tant la langue dans laquelle est écrite le poème est constitutive de sa
musique, qui touche autant à la forme qu’au fond. Les deux Porteurs de feu
(poètes jugés majeurs du siècle écoulé, placés à la une de chaque numéro de
la revue), sont pour ce numéro l’alsacien Jean Hans Arp, le célèbre peintre et sculpteur
cofondateur du mouvement Dada, dont on sait moins qu’il fut aussi un grand
poète, et le poète vosgiens Yvan Goll. Les deux hommes maitrisaient aussi bien le français que l’allemand, et
ont écrit dans les deux langues. Citons le poème intitulé Tu étais claire
et calme de Arp, pictural et lumineux, dans lequel il parle de sa
compagne Sophie Taeuber, également peintre et
sculptrice : « Tu étais claire et calme. / Près de toi la vie était
douce. / Quand les nuages voulaient couvrir le ciel / tu les écartais de ton
regard. // Tu regardais avec calme et soin. / Tu regardais soigneusement le
monde, / la terre, / les coquilles au bord de la mer, / tes pinceaux, / tes
couleurs. // Tu peignais le bouquet de la lumière / qui croissait, /
s’élargissait, / s’épanouissait / sans cesse sur ton cœur clair. / Tu
peignais la rose de douceur. / Tu peignais la source d’étoile. » De Goll, ce poème sombre, Ta lampe de deuil, extrait
du recueil Traumkraut, traduit en français
par sa femme Claire Goll (L’herbe du songe), écrit à
l’hôpital de Strasbourg tandis qu’il luttait contre la leucémie, qui dit la
souffrance de l’exil loin du pays natal (c’est en exil aux États-Unis, où il
passe de nombreuses années, de 1939 à 1947, qu’il apprend en 1945 sa
leucémie, dont il décèdera cinq ans plus
tard) : « Ta lampe de deuil, bien-aimée / Brille vers moi à travers
tous les lointains / Comme les yeux rougis des étoiles tourmentées // J'ai bu
les timbales de vins fatals / Quand j'étais solitaire / Et exilé de ton
vignoble // Pourquoi le soleil bruit-il plus doré / Quand je ferme les yeux /
Et pourquoi ton sang bat-il en moi plus violemment // Si toi qui m'es ravie /
Tu ne m'appelles plus qu'avec des bras de brume ? ». Les
auteurs recensés dans ce volume, comme dans tous les autres, font l’objet de
notices biobibliographique particulièrement riches et soignées. Douze poètes
alsaciens sont présents dans ce numéro 55. Outre Arp, on peut lire Maxime
Alexandre, poète juif alsacien surréaliste communiste puis chrétien, Nathan
Katz, poète dialectal méconnu, à tort, hors de sa région, le météore
Jean-Paul de Dadelsen, Claude Vigée,
Joseph Paul Schneider, Jean-Claude Walter, Roland Reutenauer,
l’enfant terrible Jean-Paul Klée, Jacques Simonomis le poète du Cri d’os, le peintre-poète
strasbourgeois Germain Roesz et Gérard Pfister,
poète qui a aussi développé un impressionnant catalogue éditorial chez
Arfuyen. Parmi les poètes lorrains et vosgiens, outre Yvan Goll, figurent dans ce numéro le symboliste Charles
Guérin, notamment autour de sa passion pour l’Alsacienne Jeanne Bucher, appelée à devenir l’une des grandes figures de
l’art moderne, Daniel Abel, très marqué par le surréalisme, Serge Basso de March, l’abbé Ernest de Gengenbach, Henri
Thomas, proche d’Artaud et de Gide. La rubrique Une voix, une œuvre,
proposée par Karel Hadek, est consacrée à Maxime Alexandre, né en 1899 et mort en 1976. C’est
par l’intermédiaire d’Aragon, rencontré dans un café de Strasbourg, qu’il
rejoint à Paris le groupe surréaliste autour d’André Breton, dont il
fréquente les réunions jusqu’en 1932. Il pose dès 1927 la question d’un
rapprochement avec le parti communiste, Aragon adhérant précisément la même
année au parti, adhésion qui le conduira à une rupture officielle avec Breton
et les surréalistes. Traumatisé par la guerre et l’holocauste, qui lui faire
prendre conscience de sa judéité, Alexandre se convertit en 1949 au
catholicisme sous le parrainage de Paul Claudel, conversion dont il
reviendra, « étranger parmi les surréalistes, étranger parmi les communistes
(et les athées), étranger parmi ses compatriotes, étranger parmi ses
coreligionnaires… », éternel solitaire, tel le mendiant d’un poème extrait du
recueil Le juif errant : J’ai longé les routes sans dormir J’ai offert mon visage aux nuits Une branche verte m’a dit de pleurer Le songe de l’eau m’a fait boire C’est la soif de l’homme Qui n’a pas de bornes La soif de l’homme Dans le sable des routes C’est la faim de l’homme Qui n’a pas de bornes Comme l’aile de l’oiseau Sous le vent des mers J’ai gémi dans le sable rouge J’ai parlé au sable du désert Un souffle ardent m’a répondu Le vent a soulevé le feu du ciel […] C’est
à Richard Rognet, poète vosgien resté toute sa vie
attaché à sa terre, et Porteur de Feu des Hommes
sans Épaules (n°33, 2012), qu’est consacré le dossier central
sous la houlette de Paul Farellier, qui écrit
notamment, concernant cette poésie : « Il en émane – dans ses
registres opposés : d’un côté l’obscur, l’âpre et le voilé, et de
l’autre, la douceur du regard, la clarté sensitive – quelque chose comme
d’une âme souffrante et illuminée. L’unité de cette œuvre tient moins à la
pure qualité formelle, jamais relâchée, de la chose écrite, qu’à la
conjonction « astrale » qui s’y révèle d’un élan du vivre sous la
fascination de la mort et d’un désir de se surmonter vers
l’inaccessible ». Pour Christophe Dauphin, toujours à propos de Rognet : « Le poème se situe ici à la lisière
du monde, du temps, du dehors et du dedans, du lointain et du proche,
« là où la vie ne – distingue plus ce que tu vois dehors de ce qui –
vibre en toi, comme le lieu parfait de ta naissance. » Là, ou le brin
d’herbe incarne tout le cosmos, en équilibre sur la foudre, le poème et la
tombe : Aujourd’hui,
au déclin – de ma vie trop visible, - j’étrangle mon poème : - je veux
voir l’intérieur, - les passagers confus – qui me frôlent, se taisent.
Le poète ne soulève pas seulement le temps, il le secoue comme une nappe,
faisant alors ruisseler, vallées, fleurs, enfance, et émotions toujours (rien
n’est gratuit dans sa poésie) entre les herbes drues et les tendres, l’arbre
et les pierres entre les doigts du jour ». Citons un extrait des
cinq poèmes inédits de Richard Rognet présentés
dans le dossier central, qui dit la présence caressante de la nature :
« Pourtant, les oiseaux, devant ma porte battante, couvraient de chants
subtils et vigoureux les roses défaillantes.
Je croyais en eux, je pensais qu’ils m’éviteraient les menaces
massues, les parfums altérés, les traces que laisse derrière elle une nuit de
larmes. Je leur accordais, à la pointe de mes paroles, les mêmes vertus que
celles que dispense un ciel subrepticement dégagé, je les voyais comme
l’étrave d’un vent réconfortant préparant le passage d’une joie franche, à
hauteur d’homme – ô les abris rêvés sous d’inimitables voix ! et ces
baisers qui traversent l’obscurité comme une eau dévalant les montagnes en grésillant
sur les pierres ! / Revenons aux oiseaux, à la place qu’ils ont
partagée avec celle des branches où murmure, longtemps après leur envol, la
paix d’un matin propice aux interrogations du réveil ou celle, non moins
pénétrante, d’un soir qui bouge à peine devant les filets de la nuit ». César
Birène consacre une rubrique intitulée Satan, la
poésie, à Ernest de Gengenbach, qui alors qu’il était au séminaire
pour devenir prêtre, a connu une expérience amoureuse avec une comédienne.
Dénoncé et chassé du séminaire, le jeune homme, très perturbé, a la
révélation du surréalisme et rencontre Breton, qui publie de lui une lettre
dans La révolution surréaliste d’octobre 1925, lettre où Gengenbach
écrit notamment : « J’ai trop subi l’empreinte sacerdotale pour
pouvoir être heureux dans le monde… Je tombai dans la neurasthénie aiguë et
la dépression mélancolique et devins nihiliste, ayant complètement perdu la
foi, mais restant néanmoins attaché à la douce figure du Christ si pure, et
si indulgente. J’ai maudit tous ceux qui, prêtres, moines, évêques, ont brisé
mon avenir parce que j’étais obsédé par la femme, et qu’un prêtre ne doit pas
penser à la femme. Race de misogynes, de sépulcres blanchis, squelettes déambulants !... Ah ! si le Christ
revenait ! ». Breton rompra plus tard avec le personnage, qui se
déclarera « surréaliste sataniste », et mènera une vie marquée au
sceau d’une schizophrénie tous azimuths,
« sans cesse écartelé entre vie mondaine et vie mystique, christianisme
et surréalisme, religieux et profane, Dieu et Diable, chair et mysticisme,
péchés et repentirs, hystérie et duperie, liaisons sulfureuses et saintes
femmes », qui le conduira à de fréquents séjours en hôpital
psychiatrique sur la fin de sa vie. Des poèmes du recueil Satan à Paris,
publié en 1927, sont proposés, dont voici un extrait significatif :
« Figures de pénombre / en frou-frou de surplis / tes prêtres fureteurs
aux écoutes de buanderie / sont aux aguets derrière la grille / du
confessionnal / pour absoudre les cochonneries / de l’homme triste animal /
après le coït. / Embusqués dans le tribunal guérite / ils se tortillent comme
des chenilles / à l’audition des épopées paroissiales ! ». Les
pages libres des HSE présentent quelques poèmes de René Char, Jean
Breton et des membres du comité de rédaction de la revue. Puis vient la
rubrique Avec la moelle des arbres consacrée aux notes de lecture,
rédigées ici par Odile Cohen-Abbas, André-Louis Aliamet
et Christophe Dauphin. Le numéro se clôt avec quelques informations relatives
à la vie de la revue et des poètes qui l’animent : un recueil de Odile
Cohen-Abbas publié par les HSE (La Face proscrite) ; la
disparition du poète et romancier chilien Luis Mizon, qui dit notamment de la
poésie : « Ce qui est propre à la poésie, c’est de donner matière à
l’invisible, d’incarner l’âme étrangère du langage, de se laisser habiter
dans la lecture par l’âme d’autrui » ; un hommage à deux poétesses
récemment disparues, l’ardéchoise et militante féministe Alice Colanis, proche de Gisèle Halimi et de Simone de
Beauvoir, et Jacquette Reboul, qui disait de ses livres de poésie :
« je renais de chaque livre, plus riche de ce voyage intérieur, de ce
long fil de mots déroulés du profond de moi-même. La souffrance de l’écriture
est oubliée. Ne restent que la plénitude de son accomplissement et, jaillie
du silence originel, la parole de cristal » ; la libération du
poète palestinien Ashraf Fayad, emprisonné depuis
plus de huit ans en Arabie Saoudite ; un compte rendu de la présence des
HSE au salon de la revue 2022 ; un texte s’opposant à la démolition
de la maison de Paul Éluard dans le Val d’Oise. Un contenu très riche, pour
une revue à la vocation encyclopédique à n’en pas douter parmi les plus
intéressantes dans le paysage poétique français d’aujourd’hui. L'abonnement
annuel (deux numéros) se fait à l'adresse suivante : Les Hommes sans Épaules éditions, 8, rue
Charles Moiroud, 95440 Ecouen, France. Ce, par chèque d'un montant de 30 € (Soutien
50 €) à l’ordre de Les
Hommes sans Épaules éditions, après avoir
renseigné le bon de commande, à télécharger et imprimer. ©Éric Chassefière |
Note de lecture de
Éric Chassefière
Francopolis, mai-juin 2023
Créé le 1 mars 2002