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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Été 2024

 

 

 

Ida Jaroschek : À mains nues

 

(Éditions Alcyone, 2022, 84 p., 20 €)

 

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« À mains nues » est avant tout un voyage, une quête qu’on pourrait dire à nuit nue, à sang nu, en un territoire qui est celui du corps, corps désirant fait monde, corps illimité que la poète investit du feu dansé de ses mots et de ses images, vibrionnant de couleurs et de rythmes, en un mot de sensualité.

La première partie, intitulée « les grands fauves », s’ouvre sur un appareillage : « tu pars // tu pars navire d’ombre / mon sang » dont on comprend qu’il est une renaissance, dans un paysage à la fois lumière et cendres : « dense terre noire / au lever des brumes // imprime de cendres la lumière », un chemin de cendres s’élevant vers la lumière peut-être, et conviant la poète à la découverte de cet horizon d’où la brume s’est retirée. Elle nous confie : « Je suis la séparée, la traversante / corps illimité au prolongement des paysages », et encore : « je vais comme je marche / immobile comme je marche // je vais immobile / et je te rejoindrai sur le chemin des respirants ». Déchirement et fusion constituent les termes de cette poésie criant en un même souffle douleur et joie, ainsi dans ce poème où la poète nous dit chevaucher « d’un sourire les grands fauves », à la fois respirant et donnant respiration au monde : « Tu te défais des nacres, des duvets // des onctuosités // tu rejoins l’abrupt et les failles, les pierres // des roches imprimées de mémoire, du passage des eaux ». S’arracher à la matrice, affronter le monde, dans sa dureté et son usure, pour cela enfourcher ces « grands fauves », que l’on retrouve partout au fil des poèmes, surgissant de la mer, courant « à l’amble de la lumière », « prêts à dépecer la peur ». Grands fauves dont on ne peut douter qu’ils soient ceux du désir de toucher, peau à peau, embrasser par les mots qui ne font plus qu’un avec le corps : « Poussière des tournoiements / une danse // à dévaler le chatoiement des pentes / de mes jambes torrentielles, sinueuses, embrasées ». Corps-océan, corps-respiration dans le recommencement douloureux de l’étreinte par laquelle la poète se lie au monde : « On dit des vagues qu’elles viennent mourir sur le sable // Je dis qu’elles s’enroulent et ourlent l’horizon / que tout recommence corps, amour, océan // L’inaccessible nous revient par vagues, sel et faim redoutable ».

La poésie de Ida Jaroschek, toute vibrante de couleurs et de lumière qu’elle soit, est empreinte d’une délicatesse partout à l’affleurement, parcourue par un souffle qui ne se dément jamais, accompagnant l’apparition comme la perte, souffle tel un effleurement de lèvres, un baiser posé sur la paupière. Ainsi : « Un secret sans nom, sans forme ni visage / à peine une ombre, volatile et sauvage // Nous sommes le souffle des oiseaux / dans un cœur qui s’en va ». Souffle qui est celui de la nostalgie, de la beauté perdue et retrouvée, mais aussi du désir de vivre et partager, souffle qui parcourt les veines de la poète et que par les mots autant que par le corps, par le poème autant que par la danse, elle tente dans ces pages, et au-delà dans son incessant travail de diction et de mise en gestes de sa poésie, d’exprimer la riche arborescence. Il s’agit bien, dans la fuite du temps et de la vie, d’atteindre l’âme :

 

Toute la neige dans un visage

 

comment retrouver l’âme en fuite

la voix perdue, l’ombre d’un rire

 

Plus loin qu’où jamais se peuvent imaginer

ces rives, ces estuaires, un fleuve peut-être

 

« Velours, velours qui arpentez la nuit, le vent »

 

aide-moi à suivre cette piste secrète

dans le froissement des roses

 

aussi pâles qu’un sein

ces roses désarmantes et qui osent

 

pour te rejoindre dans ces plis scellés d’oiseaux

 

Atteindre l’âme, mais ici par le contact direct avec les éléments, peau à peau, en embrasant – embrassant le réel en sorte de le faire se livrer dans sa vérité la plus immédiate : « Il reste à inventer les peaux invisibles, l’amorce du poème / une danse, un feu sur la glace // Pour livrer / à la fin des phrases leur vérité brûlante ». Dans l’un des poèmes, on voit la poète allumer des feux sur une plage, faire danser ces feux, en sorte que les flammèches éparpillées dessinent un visage. Visage qui nait de l’obscurité, celle sur laquelle justement il vient s’écrire, comme le poème vient s’écrire sur la page, obscurité riche de tous les apaisements et toutes les traces à déposer, nous confie la poète arpentant la plage dans l’attente de cet autre dont le feu allumé a révélé la face : « La nuit confondue au ciel confondu à la mer // Tout ce noir et l’envers des pages / L’obscurité, l’immensité océane et celle du langage // Tout l’indéchiffrable / suffiront à embrasser le temps, sertir la peur, enluminer mes pas ». La mort, le visage, le poème, en un jeu de miroirs dont la poète seule a le secret : « revers de la mort / au verso du visage, un poème // Il franchira les fossés // Jusqu’à tes mains qui fouillent / Fouillent sans cesse la terre, la nuit, les astres ».

 

Dans la deuxième partie, intitulée « Jaune passion », la poète se tient « à l’affût des ombres / dans le soyeux, dans l’énigme », déployant là encore ses chatoyantes étoffes de mots et de paysages. La nature, fleurs et arbres, y est très présente, une nature caressante que ces poèmes viennent enlacer de leur souffle chaud et protecteur, ainsi : « au péril des fleurs, ton cœur / quand le désir aura mangé ton visage // roses de nuit envoyées / dans l’affolement des satins, les replis de l’impensé » ; « Préférer les plissements, les satins / de ces roses en ton jardin // Quelques-unes pour le soleil / les autres effacées, mangées d’ombre // La nuit annoncée au prolongement de leur beauté » ; « Ce qui me retient ici / reborder la rivière avec les acacias // épamprer la nuit, sertir nos enroulements / vrilles ou cris incandescents // Vendanger nos fleuves, mes bras, ton nom ». Une beauté sombre, et en cela même lumineuse, habite ces poèmes, disant à la fois la douleur et l’espoir, la blessure de la perte et l’ouverture à l’autre, nos solitudes et nos « porosités », pour employer ce mot si cher à la poète :

 

Par le froid, par les plaines, corps à découvert

dans la béance des paysages

 

je veux gréer le vent à la voix de l’absent

de visage en visage débroussailler les présences

 

embrasser la subtilité des blocs

entrer dans l’épais, le posséder

 

et dans l’élan blessé d’aujourd’hui

 

ajuster le fracas à nos porosités

greffer à la langue essors, soubresauts

 

Une poésie puissante, parcourue par le souffle de la beauté, une sincérité poignante, un amour à toute épreuve de la vie, un livre dont on ressort plus fort.

 

©Éric Chassefière

 

 

Ida Jaroschek

Note de lecture de Éric Chassefière

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Créé le 1 mars 2002