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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Mai-juin 2023

 

 

 

Sémaphore n°10, 2023, 14,50 euros

(Directeurs de la publication : Bruno Geneste et Paul Sanda,

Rédacteur en chef : Vincent Calvet)

 

Lecture par Éric Chassefière

Une image contenant texte, affiche, graphisme, livre

Description générée automatiquement

 

 

 

La revue Sémaphore, créée en 2013, a fêté récemment la parution de son dixième numéro. Elle se veut un observatoire des créations poétiques, explorant le champ de la poésie d’hier et d’aujourd’hui par le biais d’études, de portraits, de chroniques et de textes consacrés à la poésie en action. Les directeurs de sa publication sont Bruno Geneste, par ailleurs directeur artistique de la Maison de la poésie du Pays de Quimperlé, qui organise notamment un événement annuel d’ampleur, le Festival de la Parole Poétique - « Sémaphore », et Paul Sanda, qui dirige à Cordes-sur-Ciel la Maison des surréalistes, et s’occupe, avec la plasticienne Rafael de Surtis, de la maison d’édition du même nom. La ligne éditoriale de la revue a été confiée au poète Vincent Calvet. Au noyau initial de collaborateurs permanents, composé de Louis Bertholom, Patrick Lepetit, Isabelle Moign et Gauthier Keyaerts, se sont joints au fil du temps une dizaine de nouveaux rédacteurs.

Une rose bleue, photographie faite par Lorand Jacob, orne la couverture du numéro 10, en écho au poème de Walt Whitman placé sur la quatrième : « Prends les roses tant que tu peux / Le temps passe vite / La même fleur que tu admires aujourd’hui / demain elle sera morte… ». La livraison s’ouvre par un éditorial de Paul Sanda intitulé Culture ou création ? qui oppose la culture telle que l’entendent bon nombre de nos politiques, consistant en objets culturels multiples livrés « sous cellophane » à des consommateurs auxquels il s’agit avant tout de plaire, dans une logique de rentabilité, à la vraie culture, celle de la création libératrice qui permet le véritable accomplissement de soi, à travers sa voie propre, en puisant aux racines profondes de l’être, ce qui est le propre précisément de la poésie (et plus généralement de l’art). Paul Sanda écrit : « Livrer en masse déferlante des « objets » culturels semble revenir à enfermer la connaissance, la pensée, l’émancipation de l’intelligence, dans des espèces de bulles d’allure émotionnelle, préformatées, qui n’engagent en rien l’être en son travail véritable d’individuation, d’autonomie et d’élévation ». On ne peut éviter de penser ici aux progrès de la technologie, tels que l’émergence de l’intelligence artificielle dans les domaines de la création, plastique ou littéraire, qui par essence n’est que digestion et reformulation perpétuelle d’un fonds collectif existant, qui éloigne nécessairement le créateur de son imaginaire propre, avec les risques de dérive et de manipulation qu’offrent de tels outils. Sanda cite Maurice Blanchard pour qui seul compte le point de départ : « Le reste importe peu. / Pas la flèche mais l’oiseau ! Je suis un oiseau aveugle au centre de la Terre et je ne puis choisir mon chemin. Il n’y a pas de chemin. / C’est en allant rechercher mes désirs enfouis que je me suis perdu ». Poésie donc qui n’est que de l’envol, de l’indétermination du vol et de la disparition-apparition à la lumière du désir, loin de toute formule préétablie qui fournirait la clé d’accès à une culture imposée de l’extérieur. « Plus que jamais », nous dit Sanda, « le livre, qui peut porter la parole profonde – quand il n’est pas lui aussi engoncé dans les têtes de gondoles des supermarchés – doit être redécouvert pour le dialogue sublime qu’il peut entamer avec l’âme ». Livre donc creuset d’une recréation de soi, tel que l’est tout recueil de vraie poésie. On ne peut que déplorer le manque de lecteurs pour les livres de poésie, qui est à l’évidence la contrepartie directe de l’existence du prêt-à-lire massif dont nous sommes abreuvés par des éditeurs en quête de succès commerciaux, et qui borne si étroitement l’horizon de notre imaginaire que nous devenons incapables de rêver. Terminons, comme Paul Sanda, en citant Maurice Blanchard : « Oui ! Il me faut, à chaque instant passer par l’infini pour atteindre d’incertaines et transitoires petites choses. C’est mon métier. Bonsoir ! ».

Puis Vincent Calvet analyse le pouvoir potentiel de la poésie à servir de rempart contre la xénophobie, et plus généralement ce qu’il appelle l’altérophobie, la haine donc de l’autre, non seulement l’étranger, mais aussi le marginal, le différent, le fou. La xénophobie, comme l’analyse très justement Calvet, est le résultat de la souffrance sociale qui s’exerce sur les plus démunis, dans une société de plus en plus inégalitaire et inféodée au pouvoir de l’argent. Violences faites aux femmes, homophobie, sentiment anti-islam, antisémitisme, autant de pulsions régressives qui reviennent en force et minent potentiellement nos démocraties, avec les risques qu’elles font planer de mise en place de pouvoirs autoritaires, comme dans d’autres régions du monde, menaçant la survie du modèle démocratique. Calvet oppose l’indiscutable confraternité entre les poètes dans la quête d’un monde plus juste et plus humain, et leur relatif silence dans le contexte actuel de la radicalisation de l’extrême droite et d’une partie de la droite sur les questions d’immigration. Citant Jean-Pierre Siméon qui explique qu’un poème lu à un enfant, même sachant à peine écrire, peut le toucher et lui redonner confiance, reconstituant le lien humain que sa différence a brisé, il engage les poètes à se mettre au travail. Il mentionne les ateliers d’écriture qu’il anime auprès de pré-ados et d’ados dysphasique. « Trouver les mots pour exprimer est déjà une étape pour échapper à la violence, à l’envahissement de la pulsion de mort […] Pouvoir mettre des mots sur des souffrances et des désirs est déjà un mieux existentiel ». La poésie contient en germe un indiscutable pouvoir de recréation de lien et d’interrogation profonde capable de soustraire l’individu aux influences des discours extrémistes préformatés relayés par une certaine presse et par les réseaux sociaux, c’est indiscutable. Et vouloir mettre la poésie au service de la lutte contre la xénophobie est certainement à explorer et mettre en œuvre, autant que faire se peut.

Suivent deux entretiens, l’un d’Étienne Ruhaud avec la poète et peintre Monique Marta, l’autre de Vincent Calvet avec Andrea Iacovella, qui dirige les éditions de La Rumeur Libre. Monica Marta, qui a créé et tient la revue Vocatif, parle de sa passion pour la peinture du corps, née à l’adolescence de l’abonnement parental à des revues d’art (Grands peintres, Muses). Peinture onirique, principalement à l’aquarelle, teintée d’érotisme et de sensualité, pratiquée dans la joie de faire éclater la couleur. Influences du surréalisme dans la démarche initiale de détachement du réel, de De Chirico, de Nerval, de la lumière et des teintes du sud méditerranéen, sans cependant que ces influences soient déterminantes dans une œuvre qui plonge ses racines dans l’inconscient profond de l’artiste. Andrea Iacovella a créé les éditions de La Rumeur Libre avec sa femme Dominique Braillon en 2007. Depuis le 1er janvier 2021, les équipes éditoriales pilotées par Thierry Renard à La Passe du Vent ont rejoint La Rumeur Libre. L’éditeur détaille l’organisation de sa maison d’édition, riche de nombreuses collections entre lesquelles se répartissent la quarantaine de livres publiés annuellement, et explique les difficultés liées à l’explosion des prix des matières premières et du papier, qui font que le coût de fabrication d’un livre a doublé en trois ans. « On le voit bien depuis le début de notre activité, il y a quinze ans, que chercher à rassembler des poètes, constituer un catalogue, faire vivre les livres, exige d’être constamment en train de gérer, de manager, de réorganiser, de relever des défis qui n’ont rien à voir spécifiquement avec la poésie, mais sans quoi nous n’aurions pas publié 250 titres et rassemblé 130 auteurs ». Iacovella évoque ses liens récents avec la Maison de la poésie de Quimperlé et sa participation au festival de la Parole Poétique, ses rencontres avec les poètes de ce cercle, dont il a publié certains, ses propres écrits. À la question de Vincent Calvet : « Penses-tu comme Jean-Pierre Siméon que la poésie sauvera le monde ? », il répond : « Ce monde-là m’apparaît surdéterminé. Je serai plutôt enclin à penser que la poésie est le seul moyen pour chacun d’entre nous de s’aventurer dans l’infini du langage, et de nous sauver de la folie ».

La section de poésie proprement dite est dédiée, dans sa première partie, à 9 poètes d’Amérique Latine, sous la houlette de Miguel Ángel et Florence Real, qui ont traduit les poèmes présentés, de poètes dont ils écrivent qu’ils partagent « l’engagement dans une écriture qui se veut profonde et exigeante ». Quelques extraits au fil de la lecture de cette poésie toute en ombre et lumière, cruauté et tendresse. Du mexicain José Antonio Albarrán : « Parfois, la nuit, je retourne sur la côte / dont tu n’es plus revenue / et je crois voir ton visage qui se forme / sur le sable, quand mes larmes / s’y posent, inconsolables. / En regardant l’océan je me demande / si tu devras le traverser à nouveau / pour sauver mon cœur des flammes ». Du chilien Cristián Brito Villalobos : « L’homme mort / Très bientôt / on ne s’en rappellera plus / c’est ainsi que les vies se succèdent / se mélangent / la nuit arrive / le jour porte le deuil ». De la portoricaine Marta Jazmín García : « Je deviens syllabe de l’innommable. / Mais tu appelles. / Et ainsi, / feu et parole / s’enroulent en lumière / dans un même serpent ». De la cubaine Yenys Laura Prieto : « La ville ici dépeinte / semble un estuaire aux bateaux incomplets, / une meute qui fouille dans les autels / pour trouver son chemin. / La paresse de nous secouer et de lever les mains ensemble / est une féroce chasteté d’un autre temps / où la tristesse de l’aiguiseur de couteaux / impose sa force dans sa solitude essentielle ». Du péruvien Eli Urbína Montenegro : « Oh miroir d’obsidienne / allumé dans l’ombre, / […] / seul en toi, / dans ta profondeur insatiable, / je supplie sans raison / un brin de lumière, / un rapt iridescent, / consolation illusoire, / mirage vain / du bonheur perdu ». De la colombienne Fermina Ponce : « Je t’aime dans la nuit qui n’arrive pas / dans tes doigts qui ne parviennent pas à me toucher / le salon en échiquier caresse mes cheveux / et alors ta voix silencieuse ». De l’équatorien Ramiro Oviedo : « Mon fils / Quand tu seras grand / Suce les oranges comme je t’ai appris / En creusant un trou au Pôle Nord / Et en les écrasant ensuite des deux mains / Jusqu’à ce qu’il n’en reste pas une goutte ». Du vénézuélien Damian W. Lambert : « Par une volonté paradisiaque / exercice raffiné du désir / Comme si au départ il y avait eu / autre chose qu’une chair ampoulée / la célébrité étendue d’un empan flétri / dans l’utérus ». De l’argentine Patricia González López : « Ce fut moins l’hiver / avec tes pieds qui berçaient les miens / tes bras qui prenaient soin de ma taille / ta bouche qui adoptait ma saveur / des étreintes qui réchauffaient l’herbe / des vins bien bus / des recettes mal suivies / des caresses qui offensèrent les fantômes ». 

Viennent ensuite des poèmes de 3 femmes poètes : Cathy Garcia Canalès, poète et plasticienne, animatrice d’ateliers, créatrice de la « revue de poésie vive » Nouveaux Délits qu’elle réalise entièrement seule,  Catherine Andrieu, poète, philosophe et peintre, et Élisa Calvet, étudiante en philosophie et auteure de poèmes pour la revue Mange Monde. Citons par exemple, de Cathy Garcia Canalès, cet extrait qu’elle nous livre, depuis son village du Lot, d’un Parfum de Causse : « la graine d’amour frémit / au fond du trou de l’âme / ondées, parfums, sèves / brasiers de coquelicots / baisers de lavande / la buse tourne / à l’aplomb de la proie / le lézard se débat / dans la gueule du chat / élytres, pattes, antennes / et le frottement obstiné / des cigales dévotes », ou encore la fin du poème intitulé Dénouement qui dit l’exil perpétuel autant que la pleine appartenance au monde, les deux états indissolublement liés : « je suis là / partout où je marche / pas après pas / je suis là / et j’ai dans le cœur / une musique qui n’est pas d’ici / pas plus que d’ailleurs / mais que tous peuvent reconnaître / la musique de l’exil / de tous les exils // j’ai cassé mon collier de sel / ne porte plus désormais / que des colliers de ciel ». Catherine Andrieu s’adresse à son chat tant aimé, récemment disparu : « J’aurais donné toute ma littérature pour te garder / Même quelques minutes de plus seulement / Je ne serai jamais une crucifiée de l’œuvre / Car tu m’as ouverte à la vie ouverte lors de nos pérégrinations / Au parc des Buttes Chaumont tu courais après les canards / Tu sautais d’une pierre à l’autre autour du canal / Et on frissonnait de peur et de plaisir au fond de la grotte cathédrale / Sous la cascade giflés par le vent de nos sensorialités, libres ». Élisat Calvet exprime la porosité entre les êtres et cependant la difficulté à vraiment toucher l’autre : « La vie entière / La vie des autres / Est entrée en moi / Soudain / D’un seul tenant / Et depuis, je ne sais m’en défaire / Je ne le veux pas trop / Pourtant elle se dérobe encore / Et j’ignore toujours / l’odeur de ton ventre la nuit ». Le numéro se termine par quelques notes de lectures sur des recueils et essais récemment parus dues à Bruno Geneste, Vincent Calvet, Jean Azarel, Véronique Zorzi et Éric Chassefière.

 

L'abonnement annuel (deux numéros) se fait à l'adresse suivante, qui est celle de la Maison de la Poésie du Pays de Quimperlé : 2 quai Surcouf 29300 Quimperlé (tél. 0620828224). Ce, par chèque d'un montant de 20 € (Soutien 35 €) à l’ordre de la Maison de la Poésie du Pays de Quimperlé.

 

©Éric Chassefière

 

Note de lecture de

Éric Chassefière

Francopolis, mai-juin 2023

 

 

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Créé le 1 mars 2002