LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –
CHRONIQUES – ESSAIS
Ara Alexandre
Shishmanian :
La poésie – verticale insatiable de l’homme. (Des écrivains face au pouvoir)
« Tant il n’y a d’honneur
véritable, pour l’homme, que celui des poètes. » (Gilbert Durand)
Francisco
Goya, Capricio n° 43, El
sueño de la razón produit
des monstruos, 1797-1799.
(*)
Des écrivains, des poètes, des
journalistes, ont trop souvent été brimés, traduits en justice, mis au ban de
la société, brisés par le pouvoir en place, allant jusqu’à être torturés,
empoisonnés, massacrés, assassinés –
à cause justement de ce qu’ils sont, à savoir, des combattants
par la plume. Ce sont là, surtout pour ce qui est des solutions extrêmes,
plutôt des méthodes utilisées par les régimes totalitaires, notamment ceux qu’on connaît si bien depuis le XXe
siècle – mais de telles méthodes ont été aussi appliquées en d’autres époques
et dans des régimes de relative « démocratie » (et continuent de l’être). La question qui se pose, toujours,
devant des crimes de sang perpétrés à l’encontre d’écrivains – comme ceux
dont j’ai traité, sur le terrain roumain (Eminescu, Labiş,
Preda, I. P. Couliano) –
est : qu’est-ce qui les « motive », et du coup, quel en est la
finalité ? Car,
si toute société
impose aux individus une « normalité » psychologique en
la faisant fonctionner à double sens, comme condition de progression sociale
et comme limite à tout excès, sinon à toute tentative de
« différence », la singularité seule, exprimée par le verbe, n’est
en elle-même pas de nature à mettre directement en danger le pouvoir en place
– et accuser un écrivain d’un délit de sédition est tout au plus une preuve
de panique du système. Alors, pourquoi aller jusqu’à tuer ? Quel
« danger » le pouvoir veut-il, ainsi, éradiquer de son
chemin ? Que veut-il ? La
finalité des crimes d’État
J’ai surtout compris que le procès
du communisme, du totalitarisme en général, ne pouvait avoir lieu qu’à travers
la littérature, le plus direct vecteur de crise de toutes les manifestations
du logos. Ainsi, le dernier roman de Marin Preda, Le
plus aimé des terriens, paru en février 1980, trois mois avant son
assassinat, occasionnait, comme aussi ceux de Paul Goma, et telles les
visions noires d’un Orwell ou Arthur Koestler, une confrontation de la
condition humaine avec le totalitarisme. À savoir avec cette forme du
politique, je dirais même du parapolitique, qui nie l’humain – non
dans le contexte d’une simple opposition contingente, visant les jeux
fortuits du pouvoir, mais dans son essence même ; non dans la
perspective d’une domination, soit-elle despotique, d’un groupe d’individus,
mais sous l’horizon méta-oppressif du mal radical, ce mal structurel
devenu démoniaque justement par son absolue banalisation. J’étais aidé, dans cette évaluation,
par des lectures récentes (au moment de la rédaction) de Hannah Arendt, tout
particulièrement Les origines du totalitarisme, Eichmann à
Jérusalem ou Sur la révolution, qui me permettaient une
compréhension plus précise des dimensions politiques ouvertes par l’espace
littéraire de Marin Preda. La liberté, est-elle nécessité
comprise ? Non, mais plutôt, la nécessité véritable dépend d’une
compréhension préalable de la liberté elle-même, de la manière dont liberté
et humanité entre-tissent leur transcendance au-delà des abîmes de rupture
dans lesquels nous avons été jetés. Il existe pourtant, hélas, un double
texte, ou autrement dit, deux sortes d’imaginaire. D’une part, l’imaginaire
littéraire, qui analyse et reflète – cette analyse littéraire du
« réel », mieux dit de l’empirique, par laquelle le littéraire
s’approprie le possible de l’expérience, en l’enserrant dans une option
critique. Et d’autre part, le mécanisme non moins imaginaire du réel
comme tel, par lequel celui-ci accepte ce qui lui convient, manipule ce qui
l’arrange moins, par les diverses techniques « magiques » de la
falsification et de l’illusion propagandiste ou, bien plus grave, supprime
même, par des crimes individuels ou collectifs, les reflets trop limpides,
trop critiques et trop lucides, qui rendent manifeste, d’une manière trop déconstructive et déstructurante, l’abjection
réalpolitique. Plus précisément, supprime ou tend à supprimer tout éveil profond
de ce qui est plus authentique dans l’identité d’un peuple, d’un groupe ou
d’une « classe », comme on dit. L’assassinat des écrivains – comme
de tout individu qui produit une vibration irrépressible dans les consciences
– fait partie de ce programme général du pouvoir, refoulé, souvent, dans les
stratégies « démocratiques », presque jamais, dans l’extase
totalitaire des dictatures. Voilà pourquoi, en écrivant ce livre
à partir d’un article sur le dernier roman de Marin Preda,
j’ai ressenti le besoin de me référer directement à cette zone hypercritique,
nodale, du totalitarisme, celle où celui-ci trahit inévitablement sa nature,
derrière l’institutionnalisation propagandiste (car tout est propagande dans
une dictature, à commencer par sa structure même) : l’assassinat des
écrivains. Le crime. Le crime d’État. Le crime est la sincérité des
dictatures. C’est pourquoi, partant de la ténébreuse affaire de l’assassinat
de l’écrivain Marin Preda, je n’ai pas souhaité
m’arrêter à ce crime seulement. J’ai tenté de relever, à travers quelques cas
critiques – Eminescu, Labiş, Preda, Culianu –, le fil rouge
qui traverse les dictatures, en élargissant la discussion (tout en me
limitant, ici, à l’espace roumain). Et alors, les informations et matériaux
ont fait irruption en abondance – hasard ? destin ? – et la
dynamique de l’analyse m’a porté incomparablement plus loin. Il est terrifiant de voir que les
jeux du hasard correspondent si souvent avec des jeux de massacre, de même
qu’il est terrible de constater que les assassinats d’écrivains ou de
journalistes alternent si fréquemment avec les pratiques génocidaires, à une
échelle de plus en plus grande et en des formes de plus en plus abjectes,
comme par exemple, celle consistant à concocter en d’obscures labos asiatiques
quelque pandémie planétaire… Oui, c’est effrayant, mais pas seulement cela.
C’est aussi révélateur pour les pratiques, de nature sous-jacente ou
ouvertement totalitaire, du pouvoir, en fait des pouvoirs, quelle que soit
leur « étiquette », ou mieux dit, des aliénations au pouvoir, qui
poussent avec ténacité et système l’humanité à sa perte, et la planète au
désastre. « Les peuples existent pour
être trompés », dit dans un vers Mihai Eminescu, en se rencontrant
ainsi par-dessus les décennies avec I. P. Culianu,
qui décrétait de manière lapidaire : « Il n’existe pas de
pouvoir bon ». D’ailleurs, un passage de sa prose
de jeunesse Geniu pustiu
(Génie dévasté) reflète, encore plus près du poème Împărat
şi proletar (Empereur
et prolétaire), l’idée d’Eminescu : « Les plus hauts et venimeux
nuages sont les monarques. Les suivants aussi venimeux sont les
diplomates. Leurs foudres, dont ils
ruinent, déciment, tuent des peuples entiers, sont les guerres. Écrasez les
monarques ! Anéantissez leurs serviteurs les plus perfides, les
diplomates, abolissez la guerre et n’appeler les causes des peuples que
devant le tribunal des peuples, et alors le Cosmopolitisme le plus heureux
réchauffera la terre de ses rayons de paix et de bien-être. » Pacifisme xénophile associé à une
attitude radicalement et essentiellement antimonarchique, voilà ce qui peut
surprendre certains préjugés plus ou moins rigides, un certain dogmatisme
idéologique qui s’est construit, tel une tour de siège, par-devant le poète.
Une lecture attentive du passage suscité nous fait remarquer que la cible du
poète n’est pas seulement la monarchie, mais le pouvoir en tant que tel, le
politique comme vecteur d’aliénation de l’humain, la dynamique occultement ou
directement totalitaire, modulant par manipulation sa téléologie exterminationniste. L’homme mécanisé, cyborgisé
comme nous dirions de nos jours, décomposé en temps utile – l’homme-heure,
l’homme-minute, l’homme-seconde – surtout dans les conditions de la double
accélération, de l’histoire et de la technologie. S’instaure ainsi le paradigme d’une
vacuité anthropique qui laisse la place à une organisation méta-étatique
au-delà de la technique, téléguidant par soustraction – effet paradoxal d’une
distanciation synchrone – une diachronie du crime où la violence se manifeste
en des formes de plus en plus abstraites. Les peuples deviennent ainsi les
parenthèses d’une double étatisation, de la conscience et de l’inconscient –
car l’inconscient aussi, et non seulement la conscience, peut être transformé
en une sorte d’orange mécanique, bonne à se faire presser par les tribus
compliquées des manipulateurs et des hypnotiseurs qui nous assiègent de
toutes parts avec leur « magie » de propagande. C’est, en tout cas, le sens que
semble donner Gérard Mermet à cette altération de la démocratie, dans son
livre Démocrature. Comment les médias transforment la démocratie (1ère
édition 1987), bien que j’avoue ajouter ici, à sa compréhension de la
« démocrature », une grille de lecture provenant du livre d’I. P. Couliano, Éros et magie à la Renaissance. 1484
(éd. Flammarion, Paris, 1984, deuxième partie : ch. IV – Éros et magie,
pp. 147-150). Au
fond, en opposant État-magicien à État-policier, Couliano
ne savait pas si bien dire : pour
l’État-policier la démocratie, délicat équilibre des responsabilités et libertés, de
solitudes et d’engagements multiples, n’est néant moins qu’une “magie”, la
transgression périlleuse d’un conditionnement de l’humain, alternant les
barreaux avec les chocs électriques et la salivation aux
heures fixes, où
l’âme et le corps s’enferment sans cesse l’un l’autre dans les couloirs
labyrinthiques d’un pénitencier infini. Et tel leur apparaissait sans doute,
aux “sémioticiens” de l’État-policier, de l’État-pénitencier, de l’État goulag,
empêtré dans un communisme non vraiment aboli, Culianu
lui-même, emblème d’une
ouverture vers un monde occidental qu’ils courtisaient tout autant qu’ils
haïssaient, “magicien” de la démocratie et d’une normalité de l’être
étrangère au culte du désarroi et au métabolisme de la terreur de l’homme totalitarisé. Les sociétés, quand elles ne sont
pas fascinées par la terreur totalitaire – l’État policier étant, lui aussi,
en un sens, un État magicien, bien que sa magie soit surtout une de la peur
variablement rétribuée – se transforment alors non seulement en des
« goulags à l’air libre », selon la formule un peu impropre d’un
poète roumain, mais en des espaces confinés par les pandémies de la
corruption. Enfin, les individus échangent leur éventuelle valeur contre un
prix, non de vente, comme on pourrait le croire, mais d’achat d’une part
aussi grande que possible de complicité, qu’on désigne, selon l’angle de vue,
« politiquement correct », « résistance par la culture »,
« liberté comme nécessité comprise », « réalisme »,
« pragmatisme », « libéralisme », ou pourquoi pas,
« responsabilisme », etc. Aux opinions toutes faites sont
venus se rajouter depuis longtemps les espoirs tous faits, les vocations
toutes faites, et bien entendu, l’humanité toute faite. « Si les médias sont les diffuseurs,
parfois les fabricants, du “prêt à penser” contemporain, ils sont aussi les
fournisseurs quasi-exclusifs de ce qu’on pourrait appeler le “prêt-à-rêver”,
cet ensemble de stimuli quotidiens et répétitifs qui excitent l’imagination
du public et influent sur ses besoins, réels ou supposés » (Gérard
Mermet, Démocrature..., Aubier, Paris, 1987, p. 150). La démocrature… Avec elle, on dirait
qu’on est sorti des « formes de fer » du totalitarisme
proprement-dit, pour entrer dans un espace carnavalesque, voué à
bagatelliser, ou plus précisément, à domestiquer et dresser par la
bagatellisation (on appelle cela, en général, « pédagogie »), tout
ce qui est étranger et unique, authentiquement allogène, dans le
poète, en tant que pneumatophore. Dénigrement, calomnie,
culpabilisation, insulte, maltraitement même, je les ai connues, toutes ces
formes du cabotinage social, dès l’enfance, et je leur ai survécu, peut-être
parce que je ne les ai jamais permis d’avoir une
influence sur moi, je me suis toujours efforcé de leur arracher, par la
compréhension, l’infecte racine. Sans doute, la plupart du temps, à
l’origine des pandémies morales se trouve la souffrance, une souffrance
traumatique, atroce. Pour les âmes communes la souffrance est le plus grand
corrupteur. La souffrance, c’est le diable qui ouvre les portes de l’égoïsme
le plus décomplexé, le diable qu’on devient, pour qui « tout est
permis » ; comme le dit l’Apôtre, et Dostoïevski après lui. Le
diable, prince de ce monde. Comme je disais jadis dans un poème,
le monde veut faire de nous son rien. Un rien qu’il achète pour le plaisir,
pour en faire son unique marchandise, pénitencier et supermarché, emballage
criard et barreau. Un bazar des prix sans valeur. Une foire aux banalités, le
banal qui s’avère, à travers et au-delà ou en-deçà même des crimes d’État, le
facteur fondateur, « l’élément du crime ». Car ce mal radical, entrevu par Kant
mais relégué par lui hors de la sphère de l’humain, pour le confiner en tant
que mode opératoire exclusivement des démons, ne nous est, hélas, guère
impossible – peut-être parce que nous ne devenons véritablement humains que
lorsque nous le vainquons en nous-mêmes. Sinon – Dostoïevski nous l’a déjà
dit – le mal radical devient l’air même que nous respirons, le pain que nous
mangeons tous les jours, ce pain quotidien donné alors non par Dieu mais par
le Diable, l’eau que nous buvons, la femme avec laquelle nous couchons, les
enfants que nous procréons, et nous-mêmes devenons inévitablement des démons.
Des démons qui se possèdent eux-mêmes, tel le démon « légion », les
porcs. Et ce, conformément à notre propre option, hélas, tellement
non-littéraire. En revanche, celui qui s’objective
et se transcende par le sang ou par son œuvre – par le sang et
l’œuvre, éventuellement – développe un daïmon
– qu’il ne faut surtout pas confondre avec ce principe de la
« banalité du mal », le diable – en tant que pont entre l’individu
qu’il a été, et l’esprit qu’il est et le sera. La nécessité est désespoir compris.
Ce n’est qu’en partant de cette nécessité comme désespoir compris que nous
pouvons, enfin, parler de liberté. Car il y a dans le désespoir une
hauteur court-circuitée par l’abîme – un plongeon en haut du rêve. En suivant
Goethe, on devrait parler, au prix d’une radicale mutation du contexte, de l’exaspération,
ce désespoir actif, le désespoir-protestation, qui devient bien plus qu’un
devoir – une voie. Une voie vers quoi ? Vers la
transparence, bien sûr, et vers la vérité. En particulier, conformément à un
paradoxe qui justifie en fait notre démarche et la rend nécessaire, vers la
mise à nu de la nature inauthentique du politique par le biais même de sa
zone criminelle. Car, comme nous l’avons déjà dit, le crime est la sincérité
des systèmes totalitaires – et l’aspiration profonde, quelles que soient
leurs formes institutionnelles, de tous les autres. Le crime dévoile, en toute transparence et
en dépit de tous les maquillages dont il puisse faire l’objet, la nature
vraie des systèmes de pouvoir – alors que leurs « formes sans
fond », tout comme les établissements culturels complices, sont
démagogiques, la propagande tendant à devenir, par sa « pédagogie »
impudente, orwellienne au fond, un substitut débilisant des consciences. Le
poète – pneumatophore et témoin irréductible
Le sens de cette tension
irréconciliable entre la poésie, dans l’acception la plus large, et les
aliénations polymorphes du pouvoir (expressions d’un dogmatisme répressif,
plus ou moins habilement posé en prétexte, quel que soit par ailleurs le plan
de référence de celui-ci – politique, économique, social, etc.), se dévoile
dans un superbe passage du livre depuis longtemps devenu classique de Gilbert
Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire (Dunod, Paris
1992), pp. 496-497 : « Vouloir “démythifier” la
conscience nous apparaît comme l’entreprise suprême de mystification et
constitue l’antinomie fondamentale : car ce serait effort imaginaire pour
réduire l’individu humain à une chose simple, inimaginable, parfaitement déterminée,
c’est-à-dire incapable d’imagination et aliénée à l’espérance. Or la
poésie comme le mythe est inaliénable. Le plus humble des mots, la plus
étroite compréhension du plus étroit des signes, est messager malgré lui
d’une expression qui nimbe toujours le sens propre objectif. Bien loin de
nous irriter, ce “luxe” poétique, cette impossibilité à “démythifier” la
conscience se présente comme la chance de l’esprit, et constitue ce “beau
risque à courir” que Socrate, en un instant décisif, oppose au néant objectif
de la mort, affirmant à la fois les droits du mythe et la vocation de la
subjectivité à l’Être et à la liberté qui le manifeste. Tant il n’y a
d’honneur véritable, pour l’homme, que celui des poètes ». De tels textes ne se mesurent pas
uniquement selon le luxe luxuriant du style qui les porte, mais surtout en
fonction de la crue vérité qu’ils portent, dévoilant l’humain en tant que
zone de risque, la conscience, traitée comme rat de laboratoire poursuivi à
travers un labyrinthe par les chocs électriques de l’aliénation, et
l’intelligence de l’homme, comme le territoire d’interminables opérations de
lobotomisation. C’est là que nous sommes confrontés
aussi à la double nature du poète, qui rajoute à sa vocation intrinsèque une
dimension supplémentaire, faisant du droit un devoir et du devoir, un
droit : la dimension tribunicienne. Le poète véritable, non la
créature des établissements traînant derrière des casinos, est tribun par
vocation au même titre qu’il est poète par vocation, un tribun doté du droit,
moral et non politique, de veto, tel les tribuns d’autrefois. Un
tribun non élu par la plèbe, comme à Rome, mais choisi par l’esprit qui
l’habite, par sa condition même de poète, assumée – car parmi ceux qui
prétendent l’être il y en a, hélas, tant dont la volonté ne s’élève pas au
niveau de l’appel, et qui sont comme des bâtiments décrépits, inhabités,
hantés par le fantôme de leur démission morale et vocationnelle, quelle que
soit leur « réussite » sociale. C’est à cette dimension
tribunicienne qu’ont sacrifié Mihai Eminescu, Nicolae Labiş,
Marin Preda et Ioan Petru Culianu,
devenant ainsi les victimes des systèmes de pouvoir, quels qu’ils soient.
Comme disait Nicolae Iorga en 1904, en parlant d’Eminescu : « Ce poète n’a pas été
uniquement un poète – un poète naïf et enfantin – aussi grand soit-il – qui
ait couru après des paysages, sensations, sons et images. Il a été, au moins
en égale mesure, un penseur, un combattant, un prophète ». À la différence de l’humanité qu’il
représente, et du peuple qu’à son insu même, il place au centre
d’étincellement du sacré, investi qu’il est en tant que monarque de l’esprit
et dictateur du logos, le poète est un être agonique, de seuil, plus près du
statut du néant qui se pense avec les infinis qu’il supprime en continuelle
irruption métacognitive, portant en syllabes les anamnèses qui traversent les
univers et réinventent les origines, et déroulant des souvenirs pneumatiques
d’avant l’individu, et des frontières que les territoires des étiquettes
politiques ne connaissent pas. Mais en même temps, lui, le
pneumatophore, s’avère, par la puissance invincible du génie qu’il est, le
porteur d’un miroir moral où le politique, toutes époques confondues, se
reflète dans toute sa laideur, et où les régimes et établissements
d’aujourd’hui, de tous bords, peuvent contempler leur hideuse monstruosité
présente et future, dans les visages distordus d’hier et d’avant-hier. Les crimes témoignent d’eux-mêmes et
s’accusent d’eux-mêmes, en se punissant eux-mêmes dans l’horreur même qu’ils
engendrent. Alors même qu’aucune institution, de quelque bord qu’elle soit,
ne vient dresser un procès, prononcer une sentence, appliquer une peine, et
ce, des décennies durant. Les crimes s’accusent d’eux-mêmes,
par les visages muets mais ô combien parlants des innocents assassinés. Le meilleur témoin, c’est alors le
corps. Il suffit de contempler le masque mortuaire d’un Eminescu tuméfié,
pressé de toute veine de vie, comme momifié, anéanti par des années de
maltraitance dans des hôpitaux psychiatriques pour la « maladie
mentale » de son opposition à la politique coalisée autour du pouvoir
royal en faveur de l’empire austro-hongrois. Ou le visage d’enfant martyrisé
du jeune Labiş sur son catafalque de
« marié à la mort », tué à 21 ans par « L’oiseau à bec de rubis » – la Securitate roumaine,
commanditée pour étouffer dans l’œuf le frémissement de sympathie de la
jeunesse intellectuelle roumaine avec l’insurrection hongroise, écrasée dans
le sang, l’année même du rapport de « déstalinisation » affiché par
Khrouchtchev. Ou enfin, la photographie comme d’un ressortissant des bolges
de l’enfer de Marin Preda mort – au visage déformé
par des coups portés manifestement avec des objets contondants, gonflé par
endroits, enfoncé dans d’autres, avec cette sorte de sagesse déchirante qui
s’inscrit comme un sceau indélébile dans l’être des grands torturés. Il
suffit de faire face à ces images bouleversantes, pour que l’horreur de
l’assassinat te pétrifie ainsi que le visage de la Gorgone Méduse. Et si eux,
ces victimes de leur innocence assumée, ont vu de leurs yeux et ont vécu dans
leur corps, l’enfer, toi, témoin de leur témoignage, te sens transformé en
une statue de haine et de dégoût. Haine inextinguible pour les tortionnaires
assassins, dégoût pour les abîmes nauséabonds que portent en eux ces démons
camouflés en des humains. Le
masque mortuaire de Mihai Eminescu, exécuté par le sculpteur Filip Marin
(photo reproduite d’après l’article „Ultimul suspin al lui
Eminescu” / Le dernier soupir d’Eminescu, de Dumitru Manolache,
dans Lumina du
14 juin 2011) La
photographie mortuaire de Nicolae Labiş
(reproduite d’après l’article de Stela Covaci, „Moartea lui Nicolae Labiş. Nopţile de coşmar ale poetului ucis” / La
mort de N.L. Les nuits de cauchemar du poète assassiné, dans Certitudinea du 9 décembre 2009) Marin
Preda tel qu’on l’a retrouvé mort, le 16 mai 1980,
dans sa chambre au palais Mogoşoaia (résidence
d’écrivains), photographie trouvée dans les archives de la police par Mariana
Sipoş, auteure du livre-enquête Dosarul Marin Preda /
Le dossier M.P., 1999 (l’édition de 2017 ne la contient pas;
ici, reproduite d’après l’article "Moartea a fost violentă!"
de Petru Luca, publié en ligne le 19 mai 2017). *** Mais alors, dans ce procès implicite
que le crime, dévoilé et mis à nu par l’écrivain – victime et témoin en même
temps –, s’intente finalement lui-même, qui doit finalement payer ? Les
morts condamnés à la mémoire de l’histoire, ou cependant, les vivants aussi,
non seulement pour les crimes, au sens large, et pour les délits moraux et
juridiques qu’ils ont commis, mais également pour ceux dont ils ont hérité
par indéfinie, honteuse complicité, par omerta. À cette question, confronté
nous-mêmes avec elle, nous ne pouvons trouver de réponse, car la réponse
comporterait une révolution pratiquement inconcevable : cela voudrait
dire, précisément, que dans un pays au moins, de ce monde infecte infesté par
lui-même, « l’ère des salauds » démasquée tragiquement par
l’écrivain assassiné pourrait, après tout, avoir une fin. Par un renversement
historique. Mais je sais maintenant qu’aucun
événement politique, aussi radical soit-il, ne change les choses – ou,
plutôt, ne change que les choses. Le changement des hommes,
possible uniquement par une consciente et intransigeante traversée du désert,
consiste exclusivement dans le chemin concret d’une individuation continue. Dévoiler la littérature – bien
évidemment, non la littérature de propagande, très à la mode de nos jours,
même au-delà des anciennes frontières du communisme ou de ce qu’il en reste –
comme vecteur de crise de l’humain, d’une conscience qui ne peut exister
qu’en tant que néant transcendant le soi, en transcendant continuellement son
agonie – en la déplaçant, en la délocalisant sur une verticale insatiable. ©Ara Alexandre Shishmanian Francisco
Goya, Capricio n° 49, Duendecitos (Hobgoblins), 1799. |
(*) Cet article synthétise, pour les lecteurs français,
le livre d’Ara Alexandre Shishmanian, Trei crime de
stat (Trois
crimes d’État): Mihai
Eminescu, Nicolae Labiş, Marin Preda (400 p.), qu’on peut lire en
roumain et en résumé français par chapitres, sur le site : http://ftp.adshishma.net/Publications-Accueil.html
(faisant l’objet de la publication périodique Les Cahiers "Psychanodia", n° 2, mai 2021). Ce livre est né de ce genre de
circonstances personnelles qu’on a tendance à nommer destin : un hasard
qui semble anodin mais qui finit par faire de vous ce que vous êtes (comme par exemple le moment précis où vous vous engagez à
traverser une rue, de manière à vous retrouver face à face avec quelque
connaissance qui vous amène, par le simple fait de lui dire bonjour, à faire
un choix dont dépendra toute votre vie future). À l’origine du livre il y avait un simple
article, publié, amputé de moitié par la rédaction, dans une revue littéraire
de Bucarest, lors de l’hommage rendu à l’écrivain Marin Preda,
le plus grand prosateur roumain d’après-guerre, disparu le 16 mai 1980 dans
des conditions douteuses. Conditions sur lesquelles l’auteur avait reçu (par
le hasard d’une rencontre fortuite !…) un témoignage unique, qui jetait une autre lumière sur
cette ténébreuse affaire. L’auteur a par la suite ressenti le besoin
d’explorer en profondeur les mécanismes, motivations, et effets des crimes
commis à l’encontre d’écrivains en prise avec le pouvoir en place, notamment
en Roumanie, un pays qui a peu (ou mal) connu la démocratie. Mais sans doute,
la question de la censure, de la mise au ban de la société, de la
persécution, pouvant aller jusqu’à la suppression physique, à l’encontre du
porteur d’un verbe protestataire ou tout simplement véridique, ne s’est pas
posée uniquement sous des régimes totalitaires… Les cas analysés sont, dans l’ordre
historique, ceux des poètes Mihai Eminescu (1850-1889) et Nicolae Labiş (1935-1956), et du prosateur Marin Preda (1922-1980). Lire les résumés en français sur
les liens suivants : I: MIHAI EMINESCU: à télécharger ici (résumé
de la partie I) II: NICOLAE LABIŞ: à télécharger ici (résumé
de la partie II) III: MARIN PREDA:
à télécharger ici (résumé de la partie III) À cela s’ajoute l’étude plus ancienne sur
la vie et la mort de Ioan Petru Culianu
/ I. P. Couliano (1950-1991), historien des
religions et écrivain, disciple de Mircea Eliade, assassiné sur le sol
américain, à Chicago, dans l’enceinte de l’Université (Divinity
School), le 21 mai 1991 (étude publiée dans les Cahiers
"Psychanodia" I, 2011, pp. 9-130). Lire en ligne sur le lien
suivant : Les sept transgressions de Ioan Petru Culianu. Fractals, destin et herméneutique
religieuse. |
Essai de
Ara Alexandre Shishmanian
Francopolis, novembre-décembre 2021
Créé le 1 mars 2002