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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

 

 

Ara Alexandre Shishmanian :

 

La poésie – verticale insatiable de l’homme. (Des écrivains face au pouvoir)

 

« Tant il n’y a d’honneur véritable, pour l’homme, que celui des poètes. » (Gilbert Durand)

 

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Francisco Goya, Capricio n° 43, El sueño de la razón produit des monstruos, 1797-1799.

 

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Des écrivains, des poètes, des journalistes, ont trop souvent été brimés, traduits en justice, mis au ban de la société, brisés par le pouvoir en place, allant jusqu’à être torturés, empoisonnés, massacrés, assassinés à cause justement de ce qu’ils sont, à savoir, des combattants par la plume. Ce sont là, surtout pour ce qui est des solutions extrêmes, plutôt des méthodes utilisées par les régimes totalitaires, notamment ceux qu’on connaît si bien depuis le XXe siècle – mais de telles méthodes ont été aussi appliquées en d’autres époques et dans des régimes de relative « démocratie » (et continuent de l’être).

La question qui se pose, toujours, devant des crimes de sang perpétrés à l’encontre d’écrivains – comme ceux dont j’ai traité, sur le terrain roumain (Eminescu, Labiş, Preda, I. P. Couliano) – est : qu’est-ce qui les « motive », et du coup, quel en est la finalité ?

Car, si toute société impose aux individus une « normalité » psychologique en la faisant fonctionner à double sens, comme condition de progression sociale et comme limite à tout excès, sinon à toute tentative de « différence », la singularité seule, exprimée par le verbe, n’est en elle-même pas de nature à mettre directement en danger le pouvoir en place – et accuser un écrivain d’un délit de sédition est tout au plus une preuve de panique du système. Alors, pourquoi aller jusqu’à tuer ? Quel « danger » le pouvoir veut-il, ainsi, éradiquer de son chemin ? Que veut-il ?

La finalité des crimes d’État

J’ai surtout compris que le procès du communisme, du totalitarisme en général, ne pouvait avoir lieu qu’à travers la littérature, le plus direct vecteur de crise de toutes les manifestations du logos. Ainsi, le dernier roman de Marin Preda, Le plus aimé des terriens, paru en février 1980, trois mois avant son assassinat, occasionnait, comme aussi ceux de Paul Goma, et telles les visions noires d’un Orwell ou Arthur Koestler, une confrontation de la condition humaine avec le totalitarisme. À savoir avec cette forme du politique, je dirais même du parapolitique, qui nie l’humain – non dans le contexte d’une simple opposition contingente, visant les jeux fortuits du pouvoir, mais dans son essence même ; non dans la perspective d’une domination, soit-elle despotique, d’un groupe d’individus, mais sous l’horizon méta-oppressif du mal radical, ce mal structurel devenu démoniaque justement par son absolue banalisation.

J’étais aidé, dans cette évaluation, par des lectures récentes (au moment de la rédaction) de Hannah Arendt, tout particulièrement Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem ou Sur la révolution, qui me permettaient une compréhension plus précise des dimensions politiques ouvertes par l’espace littéraire de Marin Preda.

La liberté, est-elle nécessité comprise ? Non, mais plutôt, la nécessité véritable dépend d’une compréhension préalable de la liberté elle-même, de la manière dont liberté et humanité entre-tissent leur transcendance au-delà des abîmes de rupture dans lesquels nous avons été jetés.

Il existe pourtant, hélas, un double texte, ou autrement dit, deux sortes d’imaginaire. D’une part, l’imaginaire littéraire, qui analyse et reflète – cette analyse littéraire du « réel », mieux dit de l’empirique, par laquelle le littéraire s’approprie le possible de l’expérience, en l’enserrant dans une option critique. Et d’autre part, le mécanisme non moins imaginaire du réel comme tel, par lequel celui-ci accepte ce qui lui convient, manipule ce qui l’arrange moins, par les diverses techniques « magiques » de la falsification et de l’illusion propagandiste ou, bien plus grave, supprime même, par des crimes individuels ou collectifs, les reflets trop limpides, trop critiques et trop lucides, qui rendent manifeste, d’une manière trop déconstructive et déstructurante, l’abjection réalpolitique. Plus précisément, supprime ou tend à supprimer tout éveil profond de ce qui est plus authentique dans l’identité d’un peuple, d’un groupe ou d’une « classe », comme on dit.

L’assassinat des écrivains – comme de tout individu qui produit une vibration irrépressible dans les consciences – fait partie de ce programme général du pouvoir, refoulé, souvent, dans les stratégies « démocratiques », presque jamais, dans l’extase totalitaire des dictatures.

Voilà pourquoi, en écrivant ce livre à partir d’un article sur le dernier roman de Marin Preda, j’ai ressenti le besoin de me référer directement à cette zone hypercritique, nodale, du totalitarisme, celle où celui-ci trahit inévitablement sa nature, derrière l’institutionnalisation propagandiste (car tout est propagande dans une dictature, à commencer par sa structure même) : l’assassinat des écrivains. Le crime. Le crime d’État.

Le crime est la sincérité des dictatures. C’est pourquoi, partant de la ténébreuse affaire de l’assassinat de l’écrivain Marin Preda, je n’ai pas souhaité m’arrêter à ce crime seulement. J’ai tenté de relever, à travers quelques cas critiques – Eminescu, Labiş, Preda, Culianu –, le fil rouge qui traverse les dictatures, en élargissant la discussion (tout en me limitant, ici, à l’espace roumain). Et alors, les informations et matériaux ont fait irruption en abondance – hasard ? destin ? – et la dynamique de l’analyse m’a porté incomparablement plus loin.

Il est terrifiant de voir que les jeux du hasard correspondent si souvent avec des jeux de massacre, de même qu’il est terrible de constater que les assassinats d’écrivains ou de journalistes alternent si fréquemment avec les pratiques génocidaires, à une échelle de plus en plus grande et en des formes de plus en plus abjectes, comme par exemple, celle consistant à concocter en d’obscures labos asiatiques quelque pandémie planétaire… Oui, c’est effrayant, mais pas seulement cela. C’est aussi révélateur pour les pratiques, de nature sous-jacente ou ouvertement totalitaire, du pouvoir, en fait des pouvoirs, quelle que soit leur « étiquette », ou mieux dit, des aliénations au pouvoir, qui poussent avec ténacité et système l’humanité à sa perte, et la planète au désastre.

« Les peuples existent pour être trompés », dit dans un vers Mihai Eminescu, en se rencontrant ainsi par-dessus les décennies avec I. P. Culianu, qui décrétait de manière lapidaire : « Il n’existe pas de pouvoir bon ».

D’ailleurs, un passage de sa prose de jeunesse Geniu pustiu (Génie dévasté) reflète, encore plus près du poème Împărat şi proletar (Empereur et prolétaire), l’idée d’Eminescu :

« Les plus hauts et venimeux nuages sont les monarques. Les suivants aussi venimeux sont les diplomates.  Leurs foudres, dont ils ruinent, déciment, tuent des peuples entiers, sont les guerres. Écrasez les monarques ! Anéantissez leurs serviteurs les plus perfides, les diplomates, abolissez la guerre et n’appeler les causes des peuples que devant le tribunal des peuples, et alors le Cosmopolitisme le plus heureux réchauffera la terre de ses rayons de paix et de bien-être. »

Pacifisme xénophile associé à une attitude radicalement et essentiellement antimonarchique, voilà ce qui peut surprendre certains préjugés plus ou moins rigides, un certain dogmatisme idéologique qui s’est construit, tel une tour de siège, par-devant le poète. Une lecture attentive du passage suscité nous fait remarquer que la cible du poète n’est pas seulement la monarchie, mais le pouvoir en tant que tel, le politique comme vecteur d’aliénation de l’humain, la dynamique occultement ou directement totalitaire, modulant par manipulation sa téléologie exterminationniste. L’homme mécanisé, cyborgisé comme nous dirions de nos jours, décomposé en temps utile – l’homme-heure, l’homme-minute, l’homme-seconde – surtout dans les conditions de la double accélération, de l’histoire et de la technologie.

S’instaure ainsi le paradigme d’une vacuité anthropique qui laisse la place à une organisation méta-étatique au-delà de la technique, téléguidant par soustraction – effet paradoxal d’une distanciation synchrone – une diachronie du crime où la violence se manifeste en des formes de plus en plus abstraites.

Les peuples deviennent ainsi les parenthèses d’une double étatisation, de la conscience et de l’inconscient – car l’inconscient aussi, et non seulement la conscience, peut être transformé en une sorte d’orange mécanique, bonne à se faire presser par les tribus compliquées des manipulateurs et des hypnotiseurs qui nous assiègent de toutes parts avec leur « magie » de propagande.

C’est, en tout cas, le sens que semble donner Gérard Mermet à cette altération de la démocratie, dans son livre Démocrature. Comment les médias transforment la démocratie (1ère édition 1987), bien que j’avoue ajouter ici, à sa compréhension de la « démocrature », une grille de lecture provenant du livre d’I. P. Couliano, Éros et magie à la Renaissance. 1484 (éd. Flammarion, Paris, 1984, deuxième partie : ch. IV – Éros et magie, pp. 147-150).

Au fond, en opposant État-magicien à État-policier, Couliano ne savait pas si bien dire : pour l’État-policier la démocratie, délicat équilibre des responsabilités et libertés, de solitudes et d’engagements multiples, n’est néant moins qu’une “magie”, la transgression périlleuse d’un conditionnement de l’humain, alternant les barreaux avec les chocs électriques et la salivation aux heures fixes, où l’âme et le corps s’enferment sans cesse l’un l’autre dans les couloirs labyrinthiques d’un pénitencier infini. Et tel leur apparaissait sans doute, aux “sémioticiens” de l’État-policier, de l’État-pénitencier, de l’État goulag, empêtré dans un communisme non vraiment aboli, Culianu lui-même, emblème d’une ouverture vers un monde occidental qu’ils courtisaient tout autant qu’ils haïssaient, “magicien” de la démocratie et d’une normalité de l’être étrangère au culte du désarroi et au métabolisme de la terreur de l’homme totalitarisé.

Les sociétés, quand elles ne sont pas fascinées par la terreur totalitaire – l’État policier étant, lui aussi, en un sens, un État magicien, bien que sa magie soit surtout une de la peur variablement rétribuée – se transforment alors non seulement en des « goulags à l’air libre », selon la formule un peu impropre d’un poète roumain, mais en des espaces confinés par les pandémies de la corruption. Enfin, les individus échangent leur éventuelle valeur contre un prix, non de vente, comme on pourrait le croire, mais d’achat d’une part aussi grande que possible de complicité, qu’on désigne, selon l’angle de vue, « politiquement correct », « résistance par la culture », « liberté comme nécessité comprise », « réalisme », « pragmatisme », « libéralisme », ou pourquoi pas, « responsabilisme », etc.

Aux opinions toutes faites sont venus se rajouter depuis longtemps les espoirs tous faits, les vocations toutes faites, et bien entendu, l’humanité toute faite.

« Si les médias sont les diffuseurs, parfois les fabricants, du “prêt à penser” contemporain, ils sont aussi les fournisseurs quasi-exclusifs de ce qu’on pourrait appeler le “prêt-à-rêver”, cet ensemble de stimuli quotidiens et répétitifs qui excitent l’imagination du public et influent sur ses besoins, réels ou supposés » (Gérard Mermet, Démocrature..., Aubier, Paris, 1987, p. 150).

La démocrature… Avec elle, on dirait qu’on est sorti des « formes de fer » du totalitarisme proprement-dit, pour entrer dans un espace carnavalesque, voué à bagatelliser, ou plus précisément, à domestiquer et dresser par la bagatellisation (on appelle cela, en général, « pédagogie »), tout ce qui est étranger et unique, authentiquement allogène, dans le poète, en tant que pneumatophore.

Dénigrement, calomnie, culpabilisation, insulte, maltraitement même, je les ai connues, toutes ces formes du cabotinage social, dès l’enfance, et je leur ai survécu, peut-être parce que je ne les ai jamais permis d’avoir une influence sur moi, je me suis toujours efforcé de leur arracher, par la compréhension, l’infecte racine.

Sans doute, la plupart du temps, à l’origine des pandémies morales se trouve la souffrance, une souffrance traumatique, atroce. Pour les âmes communes la souffrance est le plus grand corrupteur. La souffrance, c’est le diable qui ouvre les portes de l’égoïsme le plus décomplexé, le diable qu’on devient, pour qui « tout est permis » ; comme le dit l’Apôtre, et Dostoïevski après lui. Le diable, prince de ce monde.

Comme je disais jadis dans un poème, le monde veut faire de nous son rien. Un rien qu’il achète pour le plaisir, pour en faire son unique marchandise, pénitencier et supermarché, emballage criard et barreau. Un bazar des prix sans valeur. Une foire aux banalités, le banal qui s’avère, à travers et au-delà ou en-deçà même des crimes d’État, le facteur fondateur, « l’élément du crime ».  Car ce mal radical, entrevu par Kant mais relégué par lui hors de la sphère de l’humain, pour le confiner en tant que mode opératoire exclusivement des démons, ne nous est, hélas, guère impossible – peut-être parce que nous ne devenons véritablement humains que lorsque nous le vainquons en nous-mêmes. Sinon – Dostoïevski nous l’a déjà dit – le mal radical devient l’air même que nous respirons, le pain que nous mangeons tous les jours, ce pain quotidien donné alors non par Dieu mais par le Diable, l’eau que nous buvons, la femme avec laquelle nous couchons, les enfants que nous procréons, et nous-mêmes devenons inévitablement des démons. Des démons qui se possèdent eux-mêmes, tel le démon « légion », les porcs. Et ce, conformément à notre propre option, hélas, tellement non-littéraire.

En revanche, celui qui s’objective et se transcende par le sang ou par son œuvre – par le sang et l’œuvre, éventuellement – développe un daïmon qu’il ne faut surtout pas confondre avec ce principe de la « banalité du mal », le diable – en tant que pont entre l’individu qu’il a été, et l’esprit qu’il est et le sera.  

La nécessité est désespoir compris. Ce n’est qu’en partant de cette nécessité comme désespoir compris que nous pouvons, enfin, parler de liberté. Car il y a dans le désespoir une hauteur court-circuitée par l’abîme – un plongeon en haut du rêve. En suivant Goethe, on devrait parler, au prix d’une radicale mutation du contexte, de l’exaspération, ce désespoir actif, le désespoir-protestation, qui devient bien plus qu’un devoir – une voie.

Une voie vers quoi ? Vers la transparence, bien sûr, et vers la vérité. En particulier, conformément à un paradoxe qui justifie en fait notre démarche et la rend nécessaire, vers la mise à nu de la nature inauthentique du politique par le biais même de sa zone criminelle. Car, comme nous l’avons déjà dit, le crime est la sincérité des systèmes totalitaires – et l’aspiration profonde, quelles que soient leurs formes institutionnelles, de tous les autres.  Le crime dévoile, en toute transparence et en dépit de tous les maquillages dont il puisse faire l’objet, la nature vraie des systèmes de pouvoir – alors que leurs « formes sans fond », tout comme les établissements culturels complices, sont démagogiques, la propagande tendant à devenir, par sa « pédagogie » impudente, orwellienne au fond, un substitut débilisant des consciences.

Le poète – pneumatophore et témoin irréductible

Le sens de cette tension irréconciliable entre la poésie, dans l’acception la plus large, et les aliénations polymorphes du pouvoir (expressions d’un dogmatisme répressif, plus ou moins habilement posé en prétexte, quel que soit par ailleurs le plan de référence de celui-ci – politique, économique, social, etc.), se dévoile dans un superbe passage du livre depuis longtemps devenu classique de Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire (Dunod, Paris 1992), pp. 496-497 :

« Vouloir “démythifier” la conscience nous apparaît comme l’entreprise suprême de mystification et constitue l’antinomie fondamentale : car ce serait effort imaginaire pour réduire l’individu humain à une chose simple, inimaginable, parfaitement déterminée, c’est-à-dire incapable d’imagination et aliénée à l’espérance. Or la poésie comme le mythe est inaliénable. Le plus humble des mots, la plus étroite compréhension du plus étroit des signes, est messager malgré lui d’une expression qui nimbe toujours le sens propre objectif. Bien loin de nous irriter, ce “luxe” poétique, cette impossibilité à “démythifier” la conscience se présente comme la chance de l’esprit, et constitue ce “beau risque à courir” que Socrate, en un instant décisif, oppose au néant objectif de la mort, affirmant à la fois les droits du mythe et la vocation de la subjectivité à l’Être et à la liberté qui le manifeste. Tant il n’y a d’honneur véritable, pour l’homme, que celui des poètes ».

De tels textes ne se mesurent pas uniquement selon le luxe luxuriant du style qui les porte, mais surtout en fonction de la crue vérité qu’ils portent, dévoilant l’humain en tant que zone de risque, la conscience, traitée comme rat de laboratoire poursuivi à travers un labyrinthe par les chocs électriques de l’aliénation, et l’intelligence de l’homme, comme le territoire d’interminables opérations de lobotomisation.

C’est là que nous sommes confrontés aussi à la double nature du poète, qui rajoute à sa vocation intrinsèque une dimension supplémentaire, faisant du droit un devoir et du devoir, un droit : la dimension tribunicienne. Le poète véritable, non la créature des établissements traînant derrière des casinos, est tribun par vocation au même titre qu’il est poète par vocation, un tribun doté du droit, moral et non politique, de veto, tel les tribuns d’autrefois. Un tribun non élu par la plèbe, comme à Rome, mais choisi par l’esprit qui l’habite, par sa condition même de poète, assumée – car parmi ceux qui prétendent l’être il y en a, hélas, tant dont la volonté ne s’élève pas au niveau de l’appel, et qui sont comme des bâtiments décrépits, inhabités, hantés par le fantôme de leur démission morale et vocationnelle, quelle que soit leur « réussite » sociale.

C’est à cette dimension tribunicienne qu’ont sacrifié Mihai Eminescu, Nicolae Labiş, Marin Preda et Ioan Petru Culianu, devenant ainsi les victimes des systèmes de pouvoir, quels qu’ils soient. Comme disait Nicolae Iorga en 1904, en parlant d’Eminescu :

« Ce poète n’a pas été uniquement un poète – un poète naïf et enfantin – aussi grand soit-il – qui ait couru après des paysages, sensations, sons et images. Il a été, au moins en égale mesure, un penseur, un combattant, un prophète ».

À la différence de l’humanité qu’il représente, et du peuple qu’à son insu même, il place au centre d’étincellement du sacré, investi qu’il est en tant que monarque de l’esprit et dictateur du logos, le poète est un être agonique, de seuil, plus près du statut du néant qui se pense avec les infinis qu’il supprime en continuelle irruption métacognitive, portant en syllabes les anamnèses qui traversent les univers et réinventent les origines, et déroulant des souvenirs pneumatiques d’avant l’individu, et des frontières que les territoires des étiquettes politiques ne connaissent pas.

Mais en même temps, lui, le pneumatophore, s’avère, par la puissance invincible du génie qu’il est, le porteur d’un miroir moral où le politique, toutes époques confondues, se reflète dans toute sa laideur, et où les régimes et établissements d’aujourd’hui, de tous bords, peuvent contempler leur hideuse monstruosité présente et future, dans les visages distordus d’hier et d’avant-hier.

Les crimes témoignent d’eux-mêmes et s’accusent d’eux-mêmes, en se punissant eux-mêmes dans l’horreur même qu’ils engendrent. Alors même qu’aucune institution, de quelque bord qu’elle soit, ne vient dresser un procès, prononcer une sentence, appliquer une peine, et ce, des décennies durant.

Les crimes s’accusent d’eux-mêmes, par les visages muets mais ô combien parlants des innocents assassinés.

Le meilleur témoin, c’est alors le corps. Il suffit de contempler le masque mortuaire d’un Eminescu tuméfié, pressé de toute veine de vie, comme momifié, anéanti par des années de maltraitance dans des hôpitaux psychiatriques pour la « maladie mentale » de son opposition à la politique coalisée autour du pouvoir royal en faveur de l’empire austro-hongrois. Ou le visage d’enfant martyrisé du jeune Labiş sur son catafalque de « marié à la mort », tué à 21 ans par « L’oiseau à bec de rubis » – la Securitate roumaine, commanditée pour étouffer dans l’œuf le frémissement de sympathie de la jeunesse intellectuelle roumaine avec l’insurrection hongroise, écrasée dans le sang, l’année même du rapport de « déstalinisation » affiché par Khrouchtchev. Ou enfin, la photographie comme d’un ressortissant des bolges de l’enfer de Marin Preda mort – au visage déformé par des coups portés manifestement avec des objets contondants, gonflé par endroits, enfoncé dans d’autres, avec cette sorte de sagesse déchirante qui s’inscrit comme un sceau indélébile dans l’être des grands torturés. Il suffit de faire face à ces images bouleversantes, pour que l’horreur de l’assassinat te pétrifie ainsi que le visage de la Gorgone Méduse. Et si eux, ces victimes de leur innocence assumée, ont vu de leurs yeux et ont vécu dans leur corps, l’enfer, toi, témoin de leur témoignage, te sens transformé en une statue de haine et de dégoût. Haine inextinguible pour les tortionnaires assassins, dégoût pour les abîmes nauséabonds que portent en eux ces démons camouflés en des humains.

 

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Le masque mortuaire de Mihai Eminescu, exécuté par le sculpteur Filip Marin (photo reproduite d’après l’article Ultimul suspin al lui Eminescu” / Le dernier soupir d’Eminescu, de Dumitru Manolache, dans Lumina du 14 juin 2011)

 

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La photographie mortuaire de Nicolae Labiş (reproduite d’après l’article de Stela Covaci,Moartea lui Nicolae Labiş. Nopţile de coşmar ale poetului ucis” / La mort de N.L. Les nuits de cauchemar du poète assassiné, dans Certitudinea du 9 décembre 2009)

 

Marin Preda tel qu’on l’a retrouvé mort, le 16 mai 1980, dans sa chambre au palais Mogoşoaia (résidence d’écrivains), photographie trouvée dans les archives de la police par Mariana Sipoş, auteure du livre-enquête Dosarul Marin Preda / Le dossier M.P., 1999 (l’édition de 2017 ne la contient pas; ici, reproduite d’après l’article "Moartea a fost violentă!" de Petru Luca, publié en ligne le 19 mai 2017).

 

***

 

Mais alors, dans ce procès implicite que le crime, dévoilé et mis à nu par l’écrivain – victime et témoin en même temps –, s’intente finalement lui-même, qui doit finalement payer ? Les morts condamnés à la mémoire de l’histoire, ou cependant, les vivants aussi, non seulement pour les crimes, au sens large, et pour les délits moraux et juridiques qu’ils ont commis, mais également pour ceux dont ils ont hérité par indéfinie, honteuse complicité, par omerta.

À cette question, confronté nous-mêmes avec elle, nous ne pouvons trouver de réponse, car la réponse comporterait une révolution pratiquement inconcevable : cela voudrait dire, précisément, que dans un pays au moins, de ce monde infecte infesté par lui-même, « l’ère des salauds » démasquée tragiquement par l’écrivain assassiné pourrait, après tout, avoir une fin. Par un renversement historique.

Mais je sais maintenant qu’aucun événement politique, aussi radical soit-il, ne change les choses – ou, plutôt, ne change que les choses. Le changement des hommes, possible uniquement par une consciente et intransigeante traversée du désert, consiste exclusivement dans le chemin concret d’une individuation continue.

Dévoiler la littérature – bien évidemment, non la littérature de propagande, très à la mode de nos jours, même au-delà des anciennes frontières du communisme ou de ce qu’il en reste – comme vecteur de crise de l’humain, d’une conscience qui ne peut exister qu’en tant que néant transcendant le soi, en transcendant continuellement son agonie – en la déplaçant, en la délocalisant sur une verticale insatiable.

 

©Ara Alexandre Shishmanian

 

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Francisco Goya, Capricio n° 49, Duendecitos (Hobgoblins), 1799.

 

(*)

Cet article synthétise, pour les lecteurs français, le livre d’Ara Alexandre Shishmanian, Trei crime de stat (Trois crimes d’État): Mihai Eminescu, Nicolae Labiş, Marin Preda (400 p.), qu’on peut lire en roumain et en résumé français par chapitres, sur le site : http://ftp.adshishma.net/Publications-Accueil.html (faisant l’objet de la publication périodique Les Cahiers "Psychanodia", n° 2, mai 2021).

Ce livre est né de ce genre de circonstances personnelles qu’on a tendance à nommer destin : un hasard qui semble anodin mais qui finit par faire de vous ce que vous êtes (comme par exemple le moment précis où vous vous engagez à traverser une rue, de manière à vous retrouver face à face avec quelque connaissance qui vous amène, par le simple fait de lui dire bonjour, à faire un choix dont dépendra toute votre vie future). 

À l’origine du livre il y avait un simple article, publié, amputé de moitié par la rédaction, dans une revue littéraire de Bucarest, lors de l’hommage rendu à l’écrivain Marin Preda, le plus grand prosateur roumain d’après-guerre, disparu le 16 mai 1980 dans des conditions douteuses. Conditions sur lesquelles l’auteur avait reçu (par le hasard d’une rencontre fortuite !…) un témoignage unique, qui jetait une autre lumière sur cette ténébreuse affaire.

L’auteur a par la suite ressenti le besoin d’explorer en profondeur les mécanismes, motivations, et effets des crimes commis à l’encontre d’écrivains en prise avec le pouvoir en place, notamment en Roumanie, un pays qui a peu (ou mal) connu la démocratie. Mais sans doute, la question de la censure, de la mise au ban de la société, de la persécution, pouvant aller jusqu’à la suppression physique, à l’encontre du porteur d’un verbe protestataire ou tout simplement véridique, ne s’est pas posée uniquement sous des régimes totalitaires…

Les cas analysés sont, dans l’ordre historique, ceux des poètes Mihai Eminescu (1850-1889) et Nicolae Labiş (1935-1956), et du prosateur Marin Preda (1922-1980). Lire les résumés en français sur les liens suivants :

I: MIHAI EMINESCU: à télécharger ici (résumé de la partie I)

II: NICOLAE LABIŞ: à télécharger ici (résumé de la partie II)

III: MARIN PREDA: à télécharger ici (résumé de la partie III)

À cela s’ajoute l’étude plus ancienne sur la vie et la mort de Ioan Petru Culianu / I. P. Couliano (1950-1991), historien des religions et écrivain, disciple de Mircea Eliade, assassiné sur le sol américain, à Chicago, dans l’enceinte de l’Université (Divinity School), le 21 mai 1991 (étude publiée dans les Cahiers "Psychanodia" I, 2011, pp. 9-130). Lire en ligne sur le lien suivant :

Les sept transgressions de Ioan Petru Culianu. Fractals, destin et herméneutique religieuse.

 

 

Essai de 

Ara Alexandre Shishmanian

Francopolis, novembre-décembre 2021

 

 

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Créé le 1 mars 2002