LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

 

 

Quelques portes littéraires.

 

Essai de Dominique Zinenberg

 

 

La porte importe en littérature. C’est un des topos qui accélère le récit, le dynamise, fait sens, image, symbole. Les portes, depuis l’origine claquent ou s’ouvrent, dans les contes, au théâtre, dans les romans et peuvent être matière (descriptive) poétique dense et mystérieuse. Je vais en laisser fermer beaucoup, je vais en laisser claquer beaucoup, elles ne s’ouvriront pour entrer ou sortir que de façon très parcellaire, presque à la dérobée et il reste toute latitude aux lecteurs de les imaginer en bois, en fer, nues ou sculptées, riches ou misérables, mais exerçant toutes une certaine fascination comme si elles étaient aussi du rêve à l’état pur, une ouverture à l’imaginaire, à l’érotisme, à l’onirisme et à la réflexion.

En ouverture, une porte verlainienne ; puis viendront celles de Jules Supervielle. Elles laisseront place à la porte que pousse Jean-Philippe Toussaint en entrant dans l’atelier de Claude Monet, pour pénétrer ensuite dans celui de Pierre (Soulages), avec Christian Bobin, avant de partager les fascinantes portes des Trois anneaux de Daniel Mendelsohn, pour terminer avec Franz Kafka et son récit intitulé Devant la loi.

 

Une porte verlainienne

 

Après trois ans

 

Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,

Je me suis promené dans le petit jardin

Qu’éclairait doucement le soleil du matin,

Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle.

 

Rien n’a changé. J’ai tout revu ; l’humble tonnelle

De vigne folle avec les chaises de rotin…

Le jet d’eau fait toujours son murmure argentin

Et le vieux tremble sa plainte sempiternelle.

 

Les roses comme avant palpitent ; comme avant,

Les grands lys orgueilleux se balancent au vent.

Chaque alouette qui va et vient m’est connue.

 

Même j’ai retrouvé debout la Velléda

Dont le plâtre s’écaille au bout de l’avenue,

Grêle, parmi l’odeur fade du réséda.

     

Poèmes saturniens.

 

La porte du poème de Verlaine s’ouvre sur un passé ressuscité dans ses moindres détails. Rien n’a bougé, tout est resté intact, comme dans le souvenir. Moment de grâce absolue où le souvenir et la réalité se rejoignent se superposant tout à fait, de façon insistante et émerveillée. Pourtant cette porte ouvrant sur un jardin étincelant et odorant est malgré tout empreint de mélancolie comme si c’était le retour dans le passé qui chargeait le regard de nostalgie et touchait du doigt la fragilité des choses et de la vie. D’ailleurs le plâtre de la Velléda « s’écaille » et la « porte étroite chancelle ». Revenir « Après trois ans » c’est faire grincer la porte du passé et même si le jardin est resté immuable, la nostalgie pince douloureusement l’âme du poète !

 

Les portes de Jules Supervielle

 

Porte, porte, que veux-tu ?

Est-ce une petite morte

Qui se cache là derrière ?

Non, vivante, elle est vivante

Et voilà qu’elle sourit

De manière rassurante.

Un visage entre deux portes,

Un visage entre deux rues,

Plus qu’il n’en faut pour un homme

Fuyant son propre inconnu.

       Le Forçat innocent.

 

Les chevaux du temps

 

Quand les chevaux du Temps s’arrêtent à ma porte

J’hésite un peu toujours à les regarder boire

Puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif.

Ils tournent vers ma face un œil reconnaissant

Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse.

Et me laissent si las, si seul et décevant

Qu’une nuit passagère envahit mes paupières

Et qu’il me faut soudain refaire en moi des forces

Pour qu’un jour où viendrait l’attelage assoiffé

Je puisse encore vivre et les désaltérer.

Les Amis inconnus.

 

Portes

 

Vie humaine toujours avec ton histoire de portes,

Celle-ci ferme du dedans, il faut la forcer pour ouvrir.

La poussez-vous toute grande ?

Vous entendez une voix

Dans cette chambre sans meubles :

« Ici personne n’habite,

D’ailleurs vous le savez bien.

Refermez donc cette porte

Afin que les choses soient

Comme si vous n’y étiez point.

Tant que vous regarderez

Il ne se passera rien,

Laissez l’air et le silence

Faire leur travail sans mains,

Cherchez ailleurs votre place,

Il n’est rien ici d’humain,

Même la voix qui vous parle

N’est voix que pour votre oreille

Et si l’on ferme la porte

Aussitôt elle s’éteint. »

       Les Amis inconnus

    

Jules Supervielle personnifie la porte dans le premier poème et l’interroge avec angoisse comme si derrière la porte se tenait tapie une réalité tragique ou éventuellement telle. La porte devient un symbole de « l’inconnu » que l’on fuit comme si le mystère qui l’entoure ne pouvait être que funeste.

Avec Les Chevaux du Temps, l’image saisissante de leur arrêt devant « ma porte » accentue encore l’impression dramatique que le premier poème avait donnée. Le premier vers renouvelle l’expression du destin qui frappe à la porte sous la forme d’un attelage vampirique s’abreuvant du sang vital de sa victime. Face aux chevaux du Temps, on ne peut qu’être passif « regarder boire » et espérer « refaire en moi des forces » pour une prochaine fois. Ainsi les deux poèmes se rejoignent par l’évocation de la mort qui menace.

Le dernier poème porte le titre de « Portes » et intrigue par l’entrée en matière surprenante, plutôt violente avec cette apostrophe du premier vers : « Vie humaine toujours avec ton histoire de portes », dont la forme nominale cingle comme un slogan et permet ce raccourci entre « la vie humaine » et « histoire de portes », effectuant une synthèse intuitive de la trajectoire humaine ouvrant la porte de la vie par la naissance et la refermant par la mort. Mais dès le deuxième vers, une complexité autre se dégage qui gardera jusqu’au bout sa part de mystère : « Celle-ci ferme du dedans, il faut la forcer pour ouvrir. » Le secret de la vie c’est peut-être cette porte intérieure qui se « ferme du dedans », impénétrable même si l’on « force pour ouvrir » car ce viol-là reste inopérant, le secret reste entier et tout se rétracte, se vide. Le poète semble dire que personne ne peut saisir l’intimité de l’être, qu’elle a toujours une profondeur inatteignable que nul ne peut ni percevoir, ni concevoir.

Jules Supervielle a toujours ce rêve du lieu inaccessible qui secrète un secret si infini, si subtil et délicat qu’il est fable inénarrable. Souvenez-vous dans « La mer secrète » de La fable du monde :

 

La mer secrète

 

Quand nul ne la regarde

La mer n’est plus la mer

Elle est ce que nous sommes

Lorsque nul ne nous voit.

Elle a d’autres poissons,

D’autres vagues aussi.

C’est la mer pour la mer

Et pour ceux qui en rêvent

Comme je fais ici.

 

La mer et la chambre fermée du dedans c’est la même chose : elles doivent être laissées à elles-mêmes et au rêve. Le désir profond, récurrent du poète c’est que l’injonction de refermer la porte « Afin que les choses soient/ Comme si vous n’y étiez point » devienne réalité et c’est une définition de la liberté et du respect pour tous les êtres vivants.

Le cœur malade de Jules Supervielle explique sans doute l’acuité poétique à la fragilité et son sens aigu de l’impermanence des choses. Il creuse dans son œuvre le mystère transparent de tout ce qui vit comme si un monde parallèle vivait en dehors de nos perceptions imparfaites et trouvait refuge dans cette chambre fermée de l’intérieur.

 

Jean-Philippe Toussaint : la porte de l’atelier de Claude Monet

 

« Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il pousse la porte de l’atelier dans le jour naissant encore gris. C’est le moment du jour que je préfère, c’est l’heure bénie où l’œuvre nous attend. » (p.9)

« Je veux saisir Monet là, à cet instant précis où il entre dans l’atelier, où il passe la frontière entre la vie, qu’il laisse derrière lui, et l’art, qu’il va rejoindre. Derrière lui, derrière son corps massif qui s’apprête à pénétrer dans l’atelier des Nymphéas, c’est la vie qu’il laisse dans son sillage, la vie et ses misères, du corps, de l’âme, la vie qui, depuis quelques mois, a pris le visage terrible de la guerre. (…) Que sont les événements du monde pour l’artiste quand il crée ? un tourment lointain et invisible ; une rumeur angoissante, entêtante, importune. (…) L’atelier … sera le havre de paix qu’il élira pour ne plus penser aux tristesses de la guerre. Mais comment ne pas éprouver de la honte de penser à de petites recherches de formes et de couleurs pendant que tant de gens souffrent et meurent sur le champ de bataille ? Car ce sont exclusivement des questions picturales qui occupent l’esprit de Monet pendant les années de guerre, minuscules, complexes, torturantes, impénétrables au commun des mortels, mais essentielles, vitales pour l’artiste qu’il est. Tous les matins, lorsqu’il entre dans l’atelier, Monet prend congé du monde. Il passe le seuil et, devant lui, de l’autre côté de la porte, encore invisible, immatériel, c’est l’art qui l’attend. » (p.10-12)

Jean-Philippe Toussaint, L’instant précis où Monet entre dans l’atelier, Éditions de Minuit, 2022.

 

La porte avec le texte de Jean-Philippe Toussaint symbolise une frontière entre la vie quotidienne et la vie de l’artiste. Elle semble permettre une étanchéité totale entre la vie triviale, ordinaire (et à ce moment précis de la vie de Monet, violente, mortifère puisque le cadre en est la Première Guerre mondiale) pleine de sang et de fureur et celle sublime, solitaire et quasi mystique de l’artiste qui ne se bat qu’avec « des questions picturales » comme si le monde extérieur n’existait plus. L’œuvre en devenir de l’artiste est sacrée, elle ne doit pas être parasitée par ce qui se passe au-dehors et la morale qui réprouve une telle attitude égoïste, honteuse ne peut atteindre l’artiste qui se bat pour un motif supérieur qui transcende la trivialité tragique de la guerre : en tant qu’homme-artiste, le seul devoir que Monet doit accomplir c’est de parfaire son œuvre comme s’il voyait par-delà la guerre qui ravage, la paix dont son œuvre sera le symbole, le but, l’épiphanie.

En franchissant le seuil de son atelier, Monet entre dans une réalité autre qui le tient à distance du fracas du monde, mais qui le confronte aux exigences propres à l’art : l’attention, la radicale solitude d’ermite, le tranchant du choix, le tranchant du geste. C’est à la fois dérisoire (pour les profanes) et sacrificiel pour l’artiste dont la joie n’a d’égal que le tourment qui accompagne la réalisation de l’œuvre.

Y-a-t-il une vraie étanchéité entre la vie ordinaire et celle de l’artiste ? La porte qui se referme sur l’atelier est-elle hermétiquement close ? Les échos de la guerre ne pénètrent-ils pas insidieusement par des pores secrets, des failles aussi invisibles que les interrogations infinies sur l’œuvre en cours de réalisation ? L’artiste s’éloignant ostensiblement des rumeurs guerrières semble égoïste voire indifférent, mais le traumatisme de la guerre s’inscrit dans la toile qu’il livre, par les crevasses dans les formes tendant inexorablement à l’abstrait, par le tourment des formes et des couleurs, par l’acharnement à œuvrer et par la pudeur à refouler ses angoisses, loin des autres, dans la solitude sans doute (parfois) oppressante de l’atelier. Cette porte secrète, psychique, est à jamais impénétrable et abandonnée à son mystère.

 

Christian Bobin : la porte de Pierre (Soulages)

 

« C’est reposant d’attendre devant une porte muette. Un ange vient nous donner des revues de lumière et d’ombre pour nous faire patienter. Je n’ai jamais cherché à rompre ma solitude. Depuis l’enfance, quand je ne sais plus, je ne bouge plus. J’attrape l’immobilité éphémère des lézards. Leur stupeur de pierre sur la pierre. Beaucoup de bêtes ainsi, avant de fuir dans leur paradis, connaissent un tel ahurissement. Je me souviens de mon tête-à-tête avec un lièvre. Vivre, c’est une nuit se trouver soi-même devant soi-même, avec un portail clos entre les deux soi-même. Je suis chez toi en même temps que sur la route qui s’essouffle d’être montée jusqu’à ton portail et qui se tait maintenant, sa respiration goudronnée entravée par du gravier. Je suis entièrement dans ce que je fais, et comme je ne le comprends pas, je suis simultanément hors de moi. En aplomb, en épervier.

Appuyez sur le cœur : vous monterez instantanément à l’étage où penser est ne plus penser, voir ne plus voir, aimer – abandonner tout. »

Christian Bobin, Pierre, Gallimard 2019.

 

Avec Pierre, Christian Bobin raconte un voyage, par une nuit d’hiver, et plus précisément, pendant la nuit de Noël, d’une porte à une autre, de la sienne à celle de Pierre (Soulages) à qui il voudrait fêter l’anniversaire, les cent ans. Le voyage est nocturne (comme les toiles du peintre) et lumineux, c’est-à-dire solitaire. Il retrace la rencontre entre les deux hommes : la première rencontre « connaissance absolue » par sa voix au téléphone. « La voix de Pierre Soulages, c’est la grotte de Lascaux avec de belles lueurs au fond de la gorge. »

L’extrait se situe à la fin du récit, au moment où s’achève la traversée, au moment où le narrateur se trouve devant la porte de son ami peintre. Le temps est suspendu devant cette porte : tout se cristallise dans l’attente de l’ouverture de la porte de telle sorte que le narrateur peut dire : Je deviens peu à peu la couleur de ta porte. Tout a lieu, a eu lieu dans cet entre-deux, non que voir la personne ne soit pas important, mais parce que la vraie rencontre est intérieure : elle se fait à même le réel de l’œuvre, de la toile, de la page, de la pure empreinte existentielle, dans le silence, la méditation non intellectuelle, dans l’attente illimitée, longue ou rapide entre le moment où l’on fait tinter la cloche de l’entrée et celui où la porte s’ouvre et il faut ce laps de temps indéterminé pour que les préparatifs à la rencontre se fassent et que le narrateur puisse clore son texte sur ces mots : «  Tu peux dire à ton ange de venir. » Attendre devant la porte de l’ami ou du tableau c’est se donner la possibilité peut-être de « voir une porte s’ouvrir en nous, sur nous. » Expérience de l’amitié pour l’humain, pour l’œuvre, quelle qu’elle soit. De l’égard, cette faculté à « appuyer sur le cœur ».

Se trouver devant « une porte muette » est une image concrète, solide, immédiatement saisissable d’une expérience de décantation, de dépouillement, de nudité.

La présence dans cet extrait d’un lézard, d’un lièvre, d’un épervier se dressant dans le récit au moment où le narrateur se trouve enfin devant la porte ou le portail de Pierre n’a rien d’arbitraire. Ces trois animaux ont pour fonction de préparer à la révélation de l’absorption hypnotique de Christian Bobin qui se métamorphose en la couleur de la porte. C’est une intense disponibilité à l’autre qu’il tente d’expliciter, un art de disparaître dans l’action à force d’y être en adéquation. Ce que l’auteur appelle « l’ahurissement » est apnée et acné de l’attention, de l’ouverture à l’autre. La porte devant laquelle on reste ainsi hypnotisé est une représentation palpable d’un sentiment d’amour absolu.

 

Daniel Mendelsohn : les portes de l’exil

 

« Un étranger arrive dans une ville inconnue après un long voyage. Ce fut un voyage sinueux et semé d’écueils ; l’étranger est fatigué. il approche enfin de l’édifice dans lequel il habitera pendant un certain temps et, laissant peut-être échapper un soupir, il avance vers l’entrée, dernière étape, brève, du chemin improbable et détourné qui l’a conduit jusqu’ici. Il y a peut-être quelques marches, qu’il gravit d’un pas las. Ou bien une arche sous laquelle il disparaît : petite tache floue se fondant à l’obscurité béante, comme quelque personnage mythologique disparaissant dans la gueule d’un monstre. (…)

Qui est-il ? Il est le savant grec fuyant Istanbul pour l’Italie en 1453, le musulman échappé d’Espagne pour Istanbul en 1492, le huguenot quittant précipitamment la France pour l’Allemagne en 1685, le Juif qui s’est sauvé d’Allemagne au début du XXe siècle, comme tant d’autres (Auerbach et Sebald) (…)

Laissons-là pour l’instant nos deux Allemands, Auerbach à Istanbul calé dans sa chaire de langues et littératures orientales … et Sebald planté devant la porte du département de littérature européenne d’East Anglia, se demandant ce qui l’attend, comme tant de millions d’autres depuis des millénaires se retrouvent, déconcertés, devant d’étranges portails, bâtiments et portes, précipités à l’autre bout du monde, vers ces destinations naguère impensables, ces incroyables refuges, à l’abri des gens, ou simplement des souvenirs qui les traquent. »

Daniel Mendelsohn, Trois anneaux, un conte d’exil, J’ai lu (Flammarion) 2020.

 

Le vertige temporel de l’exil par la répétition à travers les siècles de la même scène traumatique imaginée par Daniel Mendelsohn : des êtres traqués qui fuient l’intolérance, la haine et se retrouvent après un périple aux mille détours, aux mille ruses pour échapper à la mort, devant une porte-refuge avec un bagage dérisoire ou rien et qui, en ouvrant cette porte savent qu’ils vont devoir survivre et s’accommoder d’un autre ciel, d’un autre paysage, d’une autre langue et d’autres mœurs et laisser leurs souvenirs d’avant loin en eux et le traumatisme récent recouvert d’une taie et d’un silence. La porte – parfois arche ou gueule de monstre ou portail – semble engloutir ces naufragés de la vie, ces migrants, ces déshérités car ils s’engouffrent dans leur deuxième vie comme s’ils avaient été avalés par un monstre ou la mort comme si symboliquement la porte qu’il franchisse pour se poser était celle de la mort.

Les pages des Trois anneaux résonnent de bien douloureuse manière en ce moment même du fait de la guerre en Ukraine qui jette sur les routes des millions de gens qui ont tout perdu !

 

Franz Kafka « Devant la loi »

 

« Devant la Loi il y a un gardien. Un homme de la campagne vient trouver ce gardien et demande à entrer dans la Loi. Mais le gardien lui dit qu’il ne peut pas le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit et demande alors s’il pourra être autorisé à entrer plus tard. « C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant. » Du fait que la grand-porte de la Loi est comme toujours ouverte et que le gardien se pousse de côté, l’homme se penche pour regarder à l’intérieur. Quand le gardien s’en rend compte, il rit et dit : « Si ça t’attire tant que ça, essaie donc d’entrer malgré mon interdiction. Mais note bien ceci : je suis puissant. Et je ne suis que le plus subalterne de tous les gardiens. Mais de salle en salle les gardiens se succèdent, chacun plus puissant que le précédent. Rien que la vue du troisième n’est déjà plus supportable pour moi. » L’homme de la campagne ne s’était pas attendu à ce genre de difficultés ; la Loi, pense-t-il, est pourtant censée être accessible à tout le monde et tout le temps, mais en voyant maintenant de près le gardien dans son manteau de fourrure, son grand nez pointu, sa longue barbe noire et maigre de Tatare, il décide qu’il vaut quand même mieux attendre d’obtenir l’autorisation d’entrer. Le gardien lui donne un tabouret et le fait asseoir sur le côté de la porte. Il reste assis là des jours, des années. Il fait de nombreuses tentatives pour qu’on le laisse entrer, et lasse le gardien par ses demandes. Le gardien se livre assez souvent à de petits interrogatoires, le questionne sur son pays et sur bien d’autres choses, mais ce sont des questions posées avec indifférence, comme les grands messieurs en posent, et à la fin il lui redit toujours qu’il ne peut pas encore le laisser entrer. L’homme, qui s’est équipé de pas mal de choses pour son voyage, emploie tout ce qu’il a, si précieux que cela puisse être, pour soudoyer le gardien. Il oublie les autres gardiens, et ce premier gardien-là lui apparaît comme le seul obstacle à son entrée dans la Loi. Les premières années, il maudit ce malheureux hasard à haute voix ; plus tard, quand il devient vieux, il se contente de grommeler pour lui-même. Il retombe en enfance et, comme durant les longues années qu’il a passées à étudier le gardien il a fini par identifier aussi les puces de son col de fourrure, il les prie elles aussi de lui venir en aide et de fléchir le gardien. Enfin sa vue baisse, et il ne sait plus si, autour de lui, tout est vraiment sombre, ou si ce sont seulement ses yeux qui le trompent. Mais il distingue bien maintenant dans l’obscurité une brillance dont la clarté perce par la porte de la Loi sans que rien puisse jamais l’éteindre. Dès lors, il n’a plus longtemps à vivre. Avant sa mort toutes les expériences qu’il a faites au cours de ce temps se rassemblent dans sa tête en une seule et unique question que jusqu’alors il n’a pas encore posée au gardien. Il l’appelle d’un signe, car il ne parvient plus à redresser son corps qui se fige. Le gardien doit se pencher très bas vers lui car leur différence de taille s’est nettement modifiée au détriment de l’homme. « Que veux-tu donc encore savoir ? demande le gardien, tu es insatiable. – Tout le monde, n’est-ce pas, aspire à accéder à la Loi, dit l’homme, comment se fait-il que pendant toutes ces années personne à part moi n’ait demandé à entrer ? » le gardien se rend compte que c’est déjà la fin pour l’homme et, pour atteindre encore son ouïe déliquescente, il lui hurle : « Personne d’autre ne pouvait obtenir le droit d’entrer ici, puisque cette porte n’était destinée qu’à toi. Maintenant je m’en vais et je la ferme. »

Franz Kafka, Devant la Loi, La Pléiade pp. 169-170. (Première parution en 1915)

 

Depuis plus d’un siècle cette « légende » kafkaïenne est l’objet de nombreuses interprétations. On l’a étudiée du point de vue juridique, théologique, mystique, psychanalytique et j’en passe. Chacune est intéressante mais comme toute parabole réussie, sa portée universelle est en quelque sorte fondée sur sa part impondérable de mystère et on aura beau l’interpréter encore et encore, on ne parviendra pas à en épuiser le sens.

Je m’appuie sur une étude de Mario Ranieri Martinotti et Alexia Rosso dans un dossier du GRIHL (groupe de recherches interdisciplinaires sur l’Histoire littéraire) parue en 2019 parce que c’est une approche dont je n’avais jamais entendu parler, qu’elle me paraît d’une grande pertinence et qu’elle fait singulièrement et tristement écho à notre actualité. Les deux auteurs sont remontés à la première publication de Devant la Loi. Kafka l’a publiée dans l’hebdomadaire sioniste Selbstwehr en 1915, c’est-à-dire pendant la Première Guerre mondiale. « En août 1914, la Russie commença d’envahir les régions de Galicie et de Bucovine, situées à l’extrême est de l’Empire austro-hongrois, déclenchant un exode de réfugiés vers les grandes villes de l’arrière austro-hongrois qui possédaient d’importantes communautés juives comme notamment la ville de Prague. Le front galicien s’étendait sur quatre cents kilomètres. Les habitants de ces régions fuirent en raison des destructions, de la peur de l’ennemi russe, et les populations juives en raison de la peur des pogroms perpétrés par les Russes, que Selbstwehr mentionne dans le numéro du 17 août 1914. Ces populations migrèrent principalement vers l’Ouest pour fuir la menace russe à l’Est, mais aussi et surtout parce qu’ils étaient citoyens de la monarchie austro-hongroise. Ces évacuations n’étaient ni planifiées, ni stratégiques. Les réfugiés de Galicie et de Bucovine se composaient de polonophones, de paysans ukrainophones ou roumanophones et de juifs yiddishophones. »

De janvier à septembre 1915 la revue Selbstwehr consacre bien des numéros spéciaux à l’accueil des réfugiés. Dès janvier une ordonnance du gouvernement promulgua la fermeture de la ville de Prague aux réfugiés. Mais « la solidarité à l’égard des réfugiés ne cesse de hanter les pages de l’hebdomadaire. Et ceci tout particulièrement dans le numéro où parut la première fois la parabole kafkaïenne « Vor dem Gesetz » : celui du 7 septembre 1915. » Le récit de Kafka se trouve juste après l’éditorial et tous les articles autour du texte de l’auteur du Procès sont centrés sur la crise des réfugiés et le besoin d’organiser la solidarité à leur égard. Grâce à cette contextualisation, une interprétation concrète de la parabole de l’écrivain peut émerger, interprétation que les lecteurs contemporains ont dû percevoir intuitivement comme si les allusions à la tragédie des réfugiés étaient transparentes.

« L’homme de la campagne » que Kafka mentionne au début du texte est, à peine camouflé, le réfugié juif galicien, peu raffiné, peu éduqué qui fuit la guerre et la misère et demande protection. Dans une parabole classique, il aurait été question de « l’homme » en général, non de « l’homme de la campagne ».  Cet homme croit en une Loi généreuse et ouverte mais à chaque fois il essuie un refus de la part du gardien qui remet à plus tard l’aide tant espéré. À ce refus s’ajoute une tromperie d’ordre religieux : on fait croire à cet homme naïf qu’il n’est pas digne encore de recevoir aide et vraie hospitalité face au gardien qui ressemble comme une goutte d’eau à un docte rabbin hassidique, tout-puissant alors dans les communautés juives : « …mais en voyant de plus près le gardien dans son manteau de fourrure, son grand nez pointu, sa longue barbe noire et maigre de Tatare, il décide qu’il vaut quand même mieux attendre l’autorisation d’entrer. »

La Loi religieuse fonctionne comme une chimère qui permet aux citadins d’éviter l’aide effective et d’obliger l’homme de la campagne à croire à une rédemption dans l’au-delà. Le gardien tyrannise l’homme simple qui le sollicite en vain. Il représente une mascarade que le portrait ironique qu’en fait le narrateur met en évidence. L’autorité dont s’affuble le gardien n’est qu’un cynique déguisement qui terrorise l’homme déshérité et l’empêche de se révolter.

L’homme de la campagne doit se contenter de s’asseoir sur un tabouret « sur le côté de la porte ». Son inlassable tentative d’entrer n’aboutit pas. Comme un fonctionnaire, le gardien rejette sa demande malgré le sacrifice pécuniaire de l’homme de la campagne qui tente de « soudoyer le gardien ». Ce dernier accepte ses offrandes, mais la porte de la Loi reste fermée !

« Le gardien se livre assez souvent à de petits interrogatoires, le questionne sur son pays et sur bien d’autres choses… » Or, interroger l’homme de la campagne sur son origine, sur sa patrie c’est reconduire l’interdiction d’accéder à l’ouverture de la porte (ou clairement de la ville de Prague dont le décret interdisant l’entrée de la ville aux émigrés vient d’être promulguée au moment de l’écriture du récit de Kafka). C’est avec cynisme que le gardien ose dire à cet homme qui attend un statut meilleur, que la Loi lui octroie enfin des droits de réfugié dignes de ce nom, alors qu’il patiente depuis des années dans une indigence de plus en plus grande, c’est donc dans ce contexte que le gardien lui dit qu’il le trouve « insatiable » !

« Cette insatiabilité – expliquent Mario Ranieri Martinotti et Alexia Rosso – plutôt que le symbole d’une volonté de savoir ou de rédemption spirituelle, pourrait être prise à la lettre, comme un besoin de manger, dont le gardien se moque. La mort… serait, comme pour de nombreux personnages de Kafka, une mort d’inanition semblable à celle qui avait pu toucher une partie des réfugiés galiciens durant leur interminable voyage vers Prague. »

Une des questions posées alors par cette parabole serait : comment des réfugiés passent-ils du statut juridique de non-droit à un statut de droit ? Comment un réfugié accède-t-il concrètement à l’ouverture pour lui de la porte de la Loi ? Dans l’attente interminable que Kafka met en scène, attente qui se termine par la mort de l’homme étranger, on sent sans mal la dénonciation d’une politique migratoire étriquée qui laisse les migrants dans un no man’s land juridique, sans humanité ni considération.

Au moment de la mobilisation générale le 31 juillet 1914, Kafka notait : « … J’écrirai en dépit de tout, à tout prix ; c’est ma manière de me battre pour me maintenir en vie. » Ces quelques mots font écho à l’attitude analysée plus haut de Claude Monet face à son art par rapport à la guerre. Les armes de l’artiste restent sa plume, son pinceau, ses croches et arpèges ou tout autre moyen selon l’art auquel il se consacre.

 

L’image de la porte dans chacun des textes sur lesquels j’ai posé mon regard n’a livré ici que quelques-uns de ses ressorts. C’est semble-t-il un matériau très fécond qui a pour avantage d’être immédiatement accessible à l’imagination de chacun.

 

©Dominique Zinenberg

 

 

Essai de

Dominique Zinenberg

Francopolis, mars-avril 2022

 

 

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Créé le 1 mars 2002