LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES
–CHRONIQUES-ESSAIS
Dominique Zinenberg :
Madame Bovary ou comment se débarrasser d'elle.
Relire Flaubert l’année
de son anniversaire bicentenaire…
(*)
La
description chez Flaubert qui insensiblement supplante le récit est un long
entraînement à l’art de la nuance. Besoin d’exhaustivité du tout décrire, du
tout restituer, le « dessus », surface des choses, couleur du ciel, qualité
et forme du vêtement, odeurs, gestes, paroles et le « dessous », ce qui se
trame, le sous-jacent, l’humeur psychologique des êtres, l’ironie de
l’auteur, la duplicité des personnages, ce qui les mène, les poursuit, les
obsède. Et tout cela, à l’opposé d’un Balzac qui explique tout, sans
explication, l’analyse étant la description elle-même. Au
lecteur de détecter dans les métaphores rémanentes – celle du mal de mer, des
grands espaces maritimes qui de loin en loin refont surface dans Madame
Bovary comme un leitmotiv musical, qui situerait et citerait le personnage
d’Emma – l’état d’âme illusoirement, « bêtement » romantique de l’héroïne. Au
lecteur aussi d’interpréter symboliquement ou non les divers objets décrits
par Flaubert : apparemment neutres, indifférents, natures mortes dans ce
récit d’une vie d’ennui et de mélancolie ou bien, au contraire,
objets-emblèmes des personnages avec lesquels ils sont intrinsèquement liés,
comme s’ils leur étaient consubstantiels. C’est le « Toucher d’or » à la
Midas. L’objet dépeint ne l’est que parce qu’il fait partie de ce que touche
et ce qui touche le personnage : en lui-même, il ne serait rien ;
il n’a sa raison d’être, dans le texte flaubertien, que dans la mesure où il
incarne aussi les personnages, qu’il ne les en distrait pas. Dans la manière
de Flaubert, il n’y a pas de grands sujets, la hiérarchie entre la scène, le
récit, la description, le dialogue s’abolit. Tout est égal. De même, en
peinture, une marine vaut un nu, un paysage, une scène historique. Ce qui est
peint ou écrit importe moins que la manière de le faire. Chez
Flaubert la nuance est partout et nulle part. Elle est et n’est pas. C’est un
continuum qui crée cette atmosphère si unique où sur toute chose le regard
ironique de l’écrivain semble intervenir, mais de façon patinée, discrète, à
peine discernable. La
force inerte de la bêtise, voilà le vrai sujet, mais comme la bêtise peut à
tout moment pénétrer les choses, les êtres, les gestes, ainsi qu’un mal
irrémédiable et à ce point collant, prégnant qu’il en devient indistinct,
l’art de Flaubert consiste justement à l’insérer subtilement dans le texte
même, l’insinuant sournoisement sans presque jamais la nommer en tant que
telle, comme une tumeur du texte, rongeant l’organisme tout entier. Juxtaposer,
chez Flaubert, est souvent une manière de suggérer la bêtise. Cela semble
innocent, c’est cynique. De même, mais c’est la même chose, l’accumulation,
une façon féroce de détruire en signifiant la médiocrité de la pensée, du
sentiment. Peut-être
la bêtise n’est-elle que l’impuissance à ressentir vraiment. Dans Madame
Bovary, pas un seul personnage n’est doté d’un sentiment véritable. Ils ont
des vanités, des sensations. L’abrutissement, l’hébétude, les penchants les
mènent. « Bovary » ne serait-il pas, finalement, un dérivé de « bovin
» ? J-B.
Pontalis dans son livre Ce temps qui ne passe pas (1997) suggère que
l’inconscient, dont on connaît, reconnaît et sublime « l’intelligence » a
également sa part de « bêtise ». Le « ça » qui travaille, détruisant la belle
architecture de l’analyse touchant à sa fin, faisant surgir ironiquement du
non analysable, du toujours innommable, ce quelque chose qui parasite
l’impression d’achèvement, la rend caduque et inopérante (malgré tous les
progrès, toutes les avancées objectives ressenties, vécues, assimilées), le «
ça » donc resterait tout compte fait vainqueur … Le « ça » serait comme un
tonneau des Danaïdes, intarissable, indestructible, montrant en quelque sorte
du doigt que tout demeure imparfait, c’est-à-dire à mastiquer encore et
encore dans une fluidité qui ressemble au cours de l’existence drainant la
vie dans un flux régulier ou à la phrase de Flaubert. Malgré les
irrégularités que constituent les passés simples ou événements, c’est à la
mastication ou rumination – au ressassement – que s’attaque le maître du
réalisme, c’est-à-dire à l’imparfait (dans tous ses sens) quitte à faire
régurgiter de temps en temps. Régurgiter
comme le fait Berthe, la fille d’Emma, vomissant sur la collerette de sa mère
ou comme Emma vomissant dans son agonie l’encre noire de tous les livres mal
digérés qu’elle a pu lire. A moins que ce poison de
la littérature, cet arsenic, poudre blanche devenue, recrachée, encre noire
ne soit le « ça » lui-même, qui réapparaissant fait dire à l’instar du patient
de Winnicott « Et alors ? ». Pressentiment de la force incommensurable du « ça » qui se transcrirait en quelque sorte dans
cette parole de Charles Bovary à la fin du roman « C’est la faute de la
fatalité » commentée exceptionnellement par le narrateur « Il ajouta même un
grand mot, le seul qu’il n’ait jamais dit » dans lequel on peut à la fois
surprendre de l’ironie et entendre ce « Et alors » venu en sourdine comme une
ritournelle. *** On
ne prête pas forcément suffisamment attention au fait que lorsque Flaubert
s’écrie « Madame Bovary, c’est moi ! », il maintient l’ambiguïté d’une
formule qui le fait parler à la fois du personnage (Emma) et de l’œuvre
elle-même. Or, il me paraît plus juste que Flaubert s’identifie à son œuvre
plutôt qu’à son personnage. Il est en effet tous les personnages qu’il met en
scène et non Emma seulement ; il est aussi les paysages, voire les
objets qu’il décrit. Il est imprégné du rythme de ses phrases, pris dans la
gangue temporelle dans laquelle l’élaboration du roman l’a tenu, lié à ce
texte par la durée, par l’obsession du style, du rendu ; c’est une
identification à la chair de l’œuvre, à l’incarnation douloureuse, sa vie
avec elle, en somme. Flaubert
avait eu l’intention, avant que le projet du roman à partir du fait divers ne
germe dans son esprit, d’écrire sur Don Juan. Il a finalement abandonné cette
idée, mais des traces de ce désir restent dans l’œuvre. Don
Juan est comme tapi dans le récit et surgit, par moments, de façon quasi
subliminale. Rodolphe,
cynique et désabusé – sorte d’hobereau, de cette noblesse désuète et
provinciale, rappelle le personnage de Molière par sa connaissance approfondi
du discours de séducteur qui sait jauger, dès le premier coup d’œil, non
seulement la beauté, mais les failles des femmes et qui calcule d’emblée les
avantages et inconvénients de se risquer à l’aventure. Ils sont frères de
désinvolture, de lâcheté et fuient l’un comme l’autre la réalité oppressante
de la relation devenue encombrante. Jouer, promettre, calculer et, dans une
vision synthétique se demander, avant même que la relation ait même
commencé : Comment se débarrasser d’elle après ? Il
est plus surprenant de penser que le pharmacien Homais ait son côté Don Juan
lui aussi ; cependant il l’a bel et bien, même si son terrain de
séduction n’est pas « la femme » mais « la Science » ! En fait Homais
décline les « deux et deux font quatre » de Don Juan
et n’a cesse de convertir ses interlocuteurs à la
modernité, au rationalisme, à la laïcité grâce à ses irrésistibles discours,
croit-il, et à la Science vénérée comme une nouvelle déesse. Mais
c’est Emma surtout, qui, à sa manière masculine, malgré toute la féminité de
ses toilettes et de ses pâmoisons, c’est Emma qui, insidieusement prend le
costume du « grand seigneur méchant homme » - la grandeur en moins, mais aux
prises comme lui aux soucis d’argent, aux dettes, au regard du pauvre sur le
chemin de sa vie, à une mort spectaculaire et terrible. Emma,
à l’instar de ce séducteur espagnol, n’a pas de rivale sur la scène de ce
roman sombre. Elle ne fréquente aucune femme de son milieu et n’a affaire
qu’aux hommes pour les séduire, se servir d’eux, fantasmer sur eux et par eux
se détruire. La
solitude peu à peu les gagne l’un comme l’autre. Emma
est celle dont chacun, à tour de rôle, est soulagé de se débarrasser. La
pension : « Quand son père la retira de pension, on ne fut point fâché
de la voir partir. ». Son père : « Le père Rouault n’eût pas été fâché
qu’on le débarrassât de sa fille, qui ne lui servait guère dans sa maison. ».
Rodolphe : « Avec trois mots de galanterie, cela vous adorerait, j’en
suis sûr ! Ce serait tendre ! Charmant ! … Oui, mais comment
s’en débarrasser ensuite ? ». Léon : « Puis, en y réfléchissant, il
trouva que sa maîtresse prenait des allures étranges, et qu’on n’avait
peut-être pas tort de vouloir l’en détacher. » « Il s’ennuyait maintenant
lorsque Emma … » « Elle était aussi dégoûtée de lui qu’il était fatigué
d’elle ». « Mais comment s’en débarrasser ? » Le notaire (M. Guillomin) : « D’ailleurs, il songeait qu’une
aventure pareille l’aurait entraîné trop loin. » Ce
chuchotis navré parcourt tout le roman. Cette lamentation discrète atteint
chaque personnage ayant affaire à Emma. Ne
peut-on émettre l’hypothèse qu’ils sont une transposition (peut-être
inconsciente) de la lassitude de Flaubert lui-même, rivé qu’il fut pendant
cinq ans au joug de son intrigue et pris dans les rets des phrases qu’il
peaufinait jusqu’à l’écœurement et au « gueuloir » ? N’est-ce pas lui,
en définitive qui murmure, las, mais fasciné par son
héroïne « Comment s’en débarrasser ? » N’est-ce pas d’ailleurs le
« en » chosifiant le personnage – suprême avilissement – qui révèle que ce
susurrement qui essaime tout au long du roman est le cri de détresse de
l’auteur aspirant à en finir avec cette aventure confinant au ravage ? ©Dominique Zinenberg (*) Ce texte fait
partie d’une étude plus vaste (non achevée) sur l’éloge de la nuance dans la
littérature. |
Essai de
Dominique
Zinenberg
Francopolis, septembre-octobre
2021
Créé le 1 mars 2002