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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Hiver 2025

 

 

 

Le bestiaire décidément humain de Françoise Hàn.

 

Par Jacques Merceron

 

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Dans Contre l’épuisement (éd. Jacques Brémond, 2021), ouvrage posthume qui regroupe plusieurs recueils majeurs de Françoise Hàn (1), le bestiaire poétique de la poète s’avère des plus réduits en quantité et présente en outre une diversification d’espèces animales relativement limitée. Il ne faudrait toutefois pas s’empresser de conclure qu’il est sans intérêt de l’examiner.

Constatons tout d’abord que seul l’oiseau a droit à cinq occurrences textuelles (dont quatre génériques contre une spécifique avec l’alouette). Il est aussi question trois fois des insectes en général, une fois de la libellule, du cheval, de l’escargot et des truites. Seuls les cerfs ont droit à un poème entier, mais dans un contexte tout à fait particulier qu’il conviendra de prendre en considération. Les collectifs génériques « bêtes », « animaux » et « troupeaux » totalisent enfin cinq occurrences. C’est tout et c’est bien peu pour une centaine de pages.

Considéré dans son ensemble, ce bestiaire s’ordonne d’emblée selon une verticalité qui oppose nettement le ciel et la terre et qui confère à ces deux directions des valeurs opposées (et rarement complémentaires). La situation idéale de l’oiseau est celle qui prime dans un magnifique poème intitulé « Hauts plateaux, tremblés » : « L’oiseau qui plane au plus haut sommet / et retient le jour de décroître / garde les ailes grand ouvertes / ivre de vide // quand il se laisse glisser dans un long battement / que reparaît en dessous du chaos / l’ocre des terres / le silence amont prend la forme de son corps / seul maître désormais du paysage / d’en délivrer ou non le secret » (p. 67). En son haut vol – vol altier, presque hautain – l’oiseau, plumage ensoleillé, fait ici figure de principe actif de rétention de la lumière ; en ses plongées dans le vide, il devient maître absolu de liberté, puis, posé au sol, il semble venir épouser la terre pour se confondre avec elle. L’oiseau, céleste maître chanteur, se fait alors maître terrestre d’un silence énigmatique (2). Ainsi, seul l’oiseau traverse toute la gamme des possibles et, ce faisant, conjoint les opposés formels en une unité des complémentaires.

Objet d’un désir nostalgique, saisi dans son ascendance au sein d’un espace sans bornes, l’oiseau est aussi et surtout pour Hàn signe et symbole principiel dans l’ordre du temps : « et le premier oiseau que nous envions encore / prenant son vol dans des aubes sans mesure » (p. 46). Mais ces visions idéales de l’oiseau avaient d’emblée été contredites ou contrebalancées par des notations d’une candeur désabusée : « Nous avons tué l’alouette qui criait l’aurore (3) » (p. 9) ; « Nul oiseau / ne chante l’ardent solstice » (p. 57). C’est que l’image de l’oiseau chez Hàn est intimement liée à celle du temps, et de ce point de vue, la vision idéale de l’alouette et de l’oiseau en général appartient à un temps déjà révolu. Seule la poésie semble encore être, non certes l’oiseau lui-même, mais « l’ombre d’un oiseau en vol » (p. 38). En elle, une forme de haut vol demeure visible, mais comme estompé par un voile qui nous en dérobe l’immédiate plénitude. Pourtant, à l’aube du Temps, dans l’Urzeit d’avant l’émergence de l’humanité, cette éclatante liberté de mouvement s’étendait à l’ensemble du règne animal : « Des animaux bondissaient, nageaient, volaient, allaient en troupeau, sans horizon. » (p. 115). À ce stade : « l’humain n’avait pas encore de langue / ne traçait pas de signes / l’excès du monde refluait en lui // ne tarderait pas à le séparer » (p. 89).

Cette déperdition vitale s’incarne dans la libellule, insecte ailé certes, mais qui ne jouit plus ni du pouvoir de rétention de la lumière ni surtout du vol assuré et magistral de l’oiseau à l’aube des temps : « une aile de libellule / nervurée de sombre / par quel vol incertain / emportée » (p. 68). Apparemment détachée du corps de l’insecte, l’aile nervurée, comme livrée « au vent mauvais », dérive dans ce poème intitulé « La déchirure ». Même involontaire, erratique, cette dérive peut toutefois encore donner l’illusion d’un mouvement fluide.

Or, toujours en arrière-plan du bestiaire de Hàn se profile et se joue le sort de l’homme. Désormais, c’est une forme d’engluement et d’obscurité qui règne sans partage. Le désir, la pensée sont enlisés : c’est la conclusion lucide qui s’impose à la poète au terme d’un développement sans complaisance. Quant au peu de savoir : « Tout ce que nous savions, un fagot de brindilles, pas même assez sèches pour flamber clair. La sève en sort en petits bouillonnements, en traînées comme bave d’escargot, pareilles à la trace de nos larmes. » (p. 10). Loin du vol de l’oiseau virevoltant dans son ivresse vitale à travers toutes les directions de l’espace, la trace gluante du gastéropode souligne une horizontalité purement vectorielle. Elle appelle la trace des larmes d’une humanité réduite à une forme d’aplatissement unidirectionnel.

Une étape de plus est franchie avec l’entrée en scène d’un insecte pourtant ailé : « Une résine obscure, durcie (4), / dans laquelle sont pris à jamais, ailes brisées dans l’attitude où ils se débattirent, des insectes. » (p. 11). Tout comme la libellule était réduite à une aile détachée du corps, ces derniers ne sont plus que « corps d’insectes noircis » (p. 45). Certains d’entre eux sont cependant en mouvement, mais ils sont circonscrits à une fraction de leur corps et surtout leur mouvement n’a plus rien d’un libre et fougueux élan vital. Dans un contexte de ruines, d’effondrement des civilisations sous l’effet dissolvant du Temps, on peut apercevoir, tapies « entre les feuillets / des nappes de douleur pétrifiée / les carapaces d’insectes fuyant sur les routes / les restes convulsés de petites créatures » (p. 70). Qui ne verrait aussi dans ces insectes en déroute les cohortes d’hommes et de femmes déplacés par les misères de la guerre ou de la pauvreté ? Quant au cheval, c’est à une autre forme de fuite qu’il est soumis. Dans les campagnes, il est, pour la poète née en 1928, une espèce en voie de disparition : « Nous aurons vu les derniers chevaux de labour » (p. 45). Crépuscule d’une civilisation rurale.

Deux types d’animaux, les truites et les cerfs, semblent échapper à cet engluement et à cette offuscation générale, mais là encore, ce n’est qu’illusion : des truites croient sauter dans le ruisseau, mais elles sautent « dans son reflet / mais lui ne s’ouvre pas » (p. 95). On est loin des animaux des premiers temps déjà évoqués : bondissant, nageant dans des espaces « sans mesure ». Les cerfs, eux, – on l’a dit – ont droit à un poème entier. On y voit « la harde traverse[r] un fleuve / têtes levées au-dessus des eaux / ramures dans la lumière » (p. 90). Libre mouvement et lumière donc, oui mais… ces cerfs sont en fait de pures représentations figées sur la paroi d’une grotte ornée, fixés dans les ténèbres, dans la presque aube de l’humanité. Or, assez rapidement, cette humanité doublement s’est installée dans la coupure d’avec le règne animal : « Depuis qu’ils ne comprennent / plus le langage des bêtes / il leur faut articuler / des mots sur la pierre / taillée » (p. 35). Langue / signe / séparation, situation inverse de celle qui prévalait dans le monde antéhumain (p. 89). Et Françoise Hàn de se demander (rhétoriquement), face à l’homme s’enfonçant, torche en main, dans le noir des grottes, accompagné par l’angoisse de ses questions (5) : « Quel autre animal aurait fait de même ? » (p. 116). Animal désormais séparé du reste de ses congénères, tel est l’Homme évoluant dans un temps englué et enténébré.

 

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Le cormoran : photo de Jacques Merceron

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Sans surprise, les bestiaires nous en apprennent toujours moins sur la condition animale que sur la condition humaine. Celui de Françoise Hàn ne fait pas exception, mais il a l’insigne particularité de se déployer sur un arrière-fond cosmologique s’ouvrant sur une absence complète de l’humanité (genre Homo) : dans cette strate, l’animalité occupe tout l’espace terrestre, sans notion ni souci du temps. Hàn nous donne ensuite à assister à la césure et mutation radicale : celle de l’émergence du langage et du pétroglyphe (signe gravé), ce premier envol de la cognition imaginative, à défaut d’ailes. Si l’on excepte, le poème des « Hauts plateaux, tremblés » dans lequel évolue l’oiseau baigné de lumière et « ivre de vide », l’animal (insecte, libellule, etc.) est moins donné à voir pour lui-même que pensé comme un « outil » pour méditer poétiquement – non sans une profonde nostalgie – sur un effondrement de la vie (« Je t’écris du présent englouti » (p. 10). Et pourtant… pourtant, Hàn refuse de capituler, d’abdiquer. Elle se prononce sans équivoque « contre un transhumanisme privé de parole » (Postface de F. H.). Il reste encore pour elle (et pour nous) contre l’épuisement, « un fragment de bleu » (p. 12), fragment infiniment précieux qu’elle nous engage, envers et contre tout, à préserver, voire à étendre, en nous efforçant de desserrer l’étau, cette gangue durcie qui nous enserre, afin que le libre mouvement de la vie puisse se relancer et se redéployer, nous traverser dans l’espace-temps. « Comprendre ici, dans notre maintenant confus, une langue qui n’est pas parlée encore. Un bout d’élytre tourbillonne avec la poussière. » (p. 12). Chevauchant cet élytre, nous pourrions peut-être alors, par-delà les printemps silencieux, entendre à nouveau « le chant d’un oiseau, à l’aube au bord d’une fissure » (6).

 

Notes

1. Cherchant à dire l’absence (1994), Lettre avec un fragment de bleu (1996), L’unité ou la déchirure (1999), Poésie, vitesse de libération de tous les corps (1999), Ne pensant à rien (2002), Une feuille rouge (2004). Ce recueil posthume contient un fragment inédit : « Le premier matin du monde ». La pagination donnée ici est celle de Contre l’épuisement. Décédée 1er juillet 2020, Françoise Hàn avait néanmoins pu « revoir et corriger cet ensemble, publié avec son assentiment. » Il est accompagné d’encres originales de Jean-Michel Marchetti.

2. Comment ne pas songer ici au poème de Bernart de Ventadorn, troubadour du 12e siècle, « Qan vei la lauzeta mover » ? : « Qan vei la lauzeta mover / de joi sas alas contra·l rai, / que s’oblid’ e-is laissa cazer / per la doussor c’al cor li vai, / ai ! Tan grans enveia m’en ve / de cui que veia jauzion, / meravillas ai car desse / lo cors de desirier no·m me fon. » (« Quand je vois l’alouette agiter de joie ses ailes face aux rayons [du soleil], s’oublier et se laisser choir dans la douceur qui au cœur lui vient, hélas ! une si grande envie me pénètre de ce bonheur que je vois, que je tiens à miracle si mon cœur ne se consume pas de désir »).

3. Notation ancrée, chez Hàn, dans un réel pleinement écologique : trop de champs en monoculture intensive (engrais, pesticides, fauchages répétés…), d’où perte d’habitat pour les nids enfouis, d’où aussi plus guère de fleurs, d’où plus guère d’insectes à manger pour l’alouette des champs.

4. On trouve même l’expression « larme de résine » (p. 69).

5. « L’évolution a produit en nous l’inquiétude, comme chez d’autres la nageoire ou l’aile. » (L’évolution des paysages, Cadex, 2000, cité d’après Revue d’Art et de Littérature, Musique, nº 77, p. 45).

6. Françoise Hàn, Profondeur du champ de vol, Nîmes, éd. Cadex, 1994, « Avant texte », p. 9.

 

 

©Jacques Merceron

 

 

(*)

 

Jacques Merceron (né en 1949 à Paris) est poète et docteur en littérature (Université de Californie, Berkeley, 1993). Spécialisé en littérature médiévale, il a publié des livres et études sur le Moyen Âge, la mythologie, les traditions et savoirs populaires (contes, légendes, médecine magique…) : Le Message et sa fiction. La Communication par messager dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles, University of California Press, Publications in Modern Philology, Vol. 128, 1998 ; un Dictionnaire des saints imaginaires et facétieux (Seuil, 2002), un Florilège de l’humour et de l’imaginaire des noms de lieux en France (Seuil, 2006).

Ses poèmes sont parus dans de nombreuses revues imprimées (Diérèse, Arpa, Verso, Nouveaux Délits, Mots à Maux, Poésie Vivante-poète invité…) ou en ligne (Recours au poème, Lichen, Le Capital des Mots, Libres Mots).

Parmi ses récents recueils : Par le rire de la mouche (haïkus), avec des dessins de Jacques Cauda, éd. Pourquoi viens-tu si tard ? (janvier 2022) ; L’Écart des six ifs & autres fatrasies, éd. Douro (coll. La Bleu-Turquin) (janvier 2024) ; Dans l’œil bleu ecchymose du ciel, éd. Encres Vives (coll. Encres Blanches no 812), mai 2024 ; Ombrageuses fratries, éd. Encres Vives no 547 (mars 2025).

À paraître : Chants de l’éternel éphémère, éd. Rafael de Surtis (2026).  

Lire sur la toile, dans Recours au poème : une plus ample présentation, des poèmes (6 nov. 2020 ; 22 oct. 2022) et un joli essai de Clément Riot sur la fatrasie (6 nov. 2025), en guise d’argument à son dernier recueil L’Écart des six ifs et autres fatrasies.

 

 

 

Essai de Jacques Merceron

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