LECTURE - CHRONIQUE

 

Revues papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de livres...

ACCUEIL

ARCHIVES: LECTURE CHRONIQUE

 

LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Novembre-décembre 2023

 

Rimbaud à la loupe :

la dernière livraison de la revue Parade sauvage

 

Chronique par Michel Herland

 

Une image contenant texte, capture d’écran, Police, conception

Description générée automatiquement

 

Parade sauvage – Revue d’études rimbaldiennes, 2022, n° 33, sous la direction de Denis Saint-Amand et Robert St. Clair.

Paris, Classiques Garnier, 2023, 384 p., 42 €.

 

 

 

 

Parade sauvage – Revue d’études rimbaldiennes a été créée en 1984 sous les auspices du musée Arthur-Rimbaud à Charleville-Mezières. Désormais reprise par les Éditions Garnier, elle paraît annuellement sous la forme d’un gros ouvrage au format 15x22 cm et bénéficie d’une belle impression. Le numéro 33 publié en 2023 bien que daté de 2022 rassemble sur 384 pages seize contributions dont une recension et un in memoriam.

 

Rimbaud, ce météore des lettres françaises, n’est plus aussi lu qu’il le fut et l’on ne voit plus guère sa photo en poster affichée sur les murs de nos villes. C’est bien dommage mais n’est-ce pas le sort de tous les poètes en un temps où tout doit aller très vite. Contrairement au roman qui, s’il est réussi, nous emporte – et cela même s’il est écrit dans une prose exigeante – la poésie réclame de s’arrêter, de prendre son temps pour savourer un passage particulièrement bienvenu, quitte à passer plus vite sur ce qui nous semble plus faible, ou, simplement, qui nous touche moins.

 

Tel est le plaisir de l’admirateur « ordinaire ». Mais le passionné en veut davantage. Il veut tout savoir sur son héraut des lettres, sa vie et son œuvre. Les deux, chez Rimbaud, contiennent suffisamment de mystère pour attiser la curiosité de l’amateur passionné. Quand ce dernier est un professeur de littérature spécialiste de Rimbaud, cela lui ouvre un champ de recherches quasi infini et fournit la matière à d’infinies controverses. On en trouve maints exemples dans ce numéro de Parade sauvage.

 

Le titre de la revue n’y étant pas explicité, rappelons que c’est sur cette expression que s’achève le passage des Illuminations intitulé lui-même « Parade » : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage ». Si Rimbaud ne précise pas qui sont ces gens qu’il décrits paradant et si la réponse n’est pas apportée dans ce numéro, ce dernier envisage bien d’autres questions à propos desquelles sont avancées nombre d’hypothèses, conclusives ou pas.

 

On ne pourra donner ici que quelques indications sur le contenu de ce savant numéro. Ainsi, Steve Murphy, dans un nouvel examen du poème « Le Cœur volé » (que les exégètes s’accordent à considérer comme un remake de « L’Albatros » de Baudelaire » et/ou de la scène du pélican dans « La Nuit de mai » de Musset), après avoir explicité certains termes (le désormais fameux abracadabrantesque, ityphallique, pioupiesque), revient-il sur la manière dont il faut interpréter le mot « cœur », contestant qu’il soit pris au sens univoque de sexe masculin. Par ailleurs, tandis que ce poème se comprend spontanément en première lecture comme le récit du viol d’un marin (un mousse) par d’autres marins, Murphy rend la chose plus compliquée puisque, selon lui, « sur le plan textuel, le poète semble avoir tout fait pour que l’on soit incapable de trancher » [s’il décrit une scène réaliste ou non], … en dépit des nombreux termes dont la connotation sexuelle (bave, bachique, chique, couvrir, jets) est explicitée dans l’article.

 

Gilles Lapointe s’interroge pour sa part sur la signification du H qui sert de titre au morceau XXXV des Illuminations. Si de nombreuses clés ont été proposées, l’explication la plus convaincante, à savoir la masturbation, fut avancée par Étiemble et Yassu Gauclère en 1936, une interprétation qui convient parfaitement pour la deuxième ligne du texte : « Sa solitude est la mécanique érotique », pour l’avant-dernière « Ô terrible frisson des amours novices » et au milieu du texte pour « elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races ». Cependant le texte fait apparaître deux fois le prénom Hortense ; soit dès la première ligne (« les gestes atroces d’Hortense – ce qui ne contredit pas l’interprétation la plus évidente), et se termine par cette injonction : « Trouvez Hortense ». Faut-il alors chercher une femme derrière Hortense ? Certains s’y sont employés en vain. Faut-il accorder plus d’importance à ceux qui voulurent déchiffrer le dessin formé par la lettre H ? Tentative encore plus vaine. Lapointe, quant à lui, plaide en faveur de deux interprétations du H très éloignées de celle d’Étiemble et Gauclère : H comme Hercule et/ou H comme (Victor) Hugo. Il insiste sur la seconde : selon lui, Rimbaud, dans « H », ne ferait que pousser plus loin la satire de Hugo amorcée (de l’avis général) dans le poème « L’Homme juste ».

 

Cette très riche livraison comporte encore, par exemple, une étude détaillée (32 pages) d’Une saison en enfer par Victoria Zurita, laquelle met justement en évidence « la permanence de l’attente eschatologique, malgré les déceptions dont elle est porteuse ». Contrairement à ce que pourrait laisser croire le titre de son article, l’auteure conclut qu’il est, selon elle, vain de chercher un témoignage autobiographique dans cet ouvrage. Ainsi récuse-t-elle comme sans intérêt la lecture des pages de « Délires - I » comme un récit de la relation amoureuse tumultueuse entre Rimbaud (la « vierge folle ») et Verlaine (« l’époux infernal »).

 

Alain Bardel, centre pour sa part son article sur « Délires - II » où Rimbaud semble se moquer de sa poésie. Or Une saison en enfer est l’unique ouvrage publié par la volonté de l’auteur, dès 1873, bien avant les Poésies dont la première édition, ignorée de Rimbaud, date de 1891. Que Rimbaud ait tenu à reprendre dans « Délires II – Alchimie du verbe » certains poèmes de l’année précédente (en les tronquant ou les modifiant quelque peu) fait inévitablement penser que le poète leur accordait plus d’importance qu’il ne le dit. La lecture mot à mot d’A. Bardel en apporte la démonstration convaincante contre ceux qui, prenant certaines expressions au pied de la lettre, ne veulent voir dans Une saison qu’un acte de contrition sincère.

 

Cyrille Lhermellier et Yalla Seddiki revisitent la question de la paternité éventuelle (partielle ou totale) de Germain Nouveau dans les Illuminations. Le dossier est loin d’être fermé puisque la thèse suivant laquelle Nouveau serait l’unique auteur des Illuminations a toujours ses partisans. Il est avéré, en tout cas, que Rimbaud et Nouveau furent amis et que le second fut également un grand poète bohème, par ailleurs l’auteur du premier poème en vers libres (« La Chasse aux cygnes refaite par Charles Monselet », 1877), comme le rappelle Pedro Vianna dans deux articles très documentés consacrés à Nouveau de cette revue (Francopolis n° 175, janvier-février 2023).

 

Tenons-nous en pour finir aux deux articles concernant le poème « Les Mains de Jeanne-Marie ». Un poème de jeunesse (Rimbaud a dix-sept ans en 1871) des plus classiques : seize quatrains d’octosyllabes avec rimes croisées alternativement féminines et masculines. Pas question, dans ce cas, de chercher à savoir qui est cette Jeanne-Marie : on s’accorde à y voir un type, une icône de la Commune de Paris. Ce qui n’empêche que le poème soulève nombre de difficultés. Marc Dominicy s’attarde, entre autres, sur ces deux vers : « Mains chasseresses des diptères / Dont bombinent les bleuisons ». Diptères, bombinent, bleuisons, autant de termes à décoder mais tout le poème est à l’avenant.

 

L’un des articles plus brefs de la rubrique de la revue intitulée « Singularités » revient sur ce poème. Signé par Alain Chevrier il s’intitule « Qu’est-ce qui fait saigner les doigts de Jeanne-Marie ? ». L’auteur voit à juste titre une contradiction entre l’avant dernier quatrain où se lit « À vos poings […] Crie une chaîne aux clairs anneaux » et le dernier quatrain qui se termine par « En vous faisant saigner les doigts ». Une chaîne aux poignets ne saurait en effet avoir ce résultat. Chevrier apporte la solution de cette énigme : un instrument de torture nommé « poucettes », utilisé en particulier à l’encontre des bagnards et bien décrit dans le Journal officiel militaire (1873), permettait de serrer les pouces dans une sorte de doigtier articulé, en fer. On comprend ainsi pourquoi les doigts de Jeanne-Marie pouvaient saigner !

 

 

©Michel Herland

 

 

Michel Herland

Francopolis, novembre-décembre 2023

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Accueil ~ Comité Francopolis ~ Sites Partenaires ~ La charte ~ Contacts

 

Créé le 1 mars 2002