LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Automne 2024 Le Rimbaud d’Yves
Reboul Par Michel Herland (*) |
Et j’ai vu quelquefois ce que
l’homme a cru voir « Le Bateau ivre » La
littérature consacrée à Rimbaud est sans limite et le cent-cinquantenaire de
la publication d’Une saison en enfer (1873) a donné une nouvelle et
abondante moisson (1). Les Classiques Garnier, désormais de très loin le
principal éditeur des ouvrages de sciences humaines en France, ont saisi
l’occasion pour rééditer un ouvrage du professeur Yves Reboul paru initialement
en 2009. Même si Rimbaud est sans doute moins que naguère le héros des jeunes
générations, la ferveur demeure intacte chez tous ceux pour lesquels sa
découverte fut, à proprement parler, une « illumination ». Yves
Reboul fait partie, à coup sûr, de ces derniers, tant il met de passion à
défendre « son » Rimbaud. L’ouvrage
commence par une longue introduction et se clôt sur un appendice qui forment
en réalité un tout destiné à faire litière à la fois de certaines lectures –
symboliques, mystiques – de Rimbaud et de la vulgate moralisatrice diffusée
par Isabelle Rimbaud et quelques affidés suivant laquelle le poète se serait
repenti des erreurs de sa jeunesse dans la Saison présentée alors
comme son œuvre ultime. La deuxième partie, la plus substantielle de
l’ouvrage réunit les études (parfois déjà publiées ailleurs) de treize textes
particuliers. Yves
Reboul défend une lecture « historique » de Rimbaud. Selon lui,
l’interprétation de ses textes doit tenir compte des circonstances dans
lesquelles ils furent écrits et de la position politique du poète à l’égard
des événements qui marquèrent la période particulièrement troublée, en
France, autour de 1870. Cependant, comme la plupart des textes de Rimbaud
furent publiés alors qu’il avait effectivement renoncé à écrire et sans son
aval, leur datation n’est toujours pas certaine, en dépit d’un consensus désormais
assez général. Ainsi convient-on que la Saison n’est pas postérieure
mais bien antérieure aux Illuminations, détruisant ainsi
l’argumentaire d’Isabelle Rimbaud lorsque, forcée d’admettre que son frère
était l’auteur de textes plutôt sulfureux et qu’il n’avait pas eu une
existence exemplaire, elle avait présenté la Saison comme l’acte de
contrition ultime d’un poète qui renonçait à Satan. Elle
n’est pas la seule à avoir voulu tirer Rimbaud vers elle au risque de le
trahir. Yves Reboul s’attache ainsi – après Étiemble (Le Mythe de Rimbaud,
1952, 1961) – à détruire tous les mythes qui fleurirent autour de la figure
du poète « aux semelles de vent » (cf. le poème Aube) :
le poète « maudit » (Verlaine) ou décadent, le poète
« fumiste » (voir L’Album zutique), l’écrivain
« au-delà de toute littérature » (Fénéon), le poète symboliste, le
« mystique à l’état sauvage » (Claudel), « halluciné »
(Jacques Rivière). L’idée du poète « voyant » endossée par Rimbaud
(lettre à Georges Izambard, 15 mai 1871 et lettre à Paul Demeny de la même
date) qui s’appuie principalement sur les Illuminations ou un poème
comme Le bateau ivre n’est pas abandonnée mais il est vrai que les
exégètes, aujourd’hui, s’intéressent de plus en plus aux poèmes en vers et
veulent démontrer qu’ils ne sont pas impénétrables, suivant en cela
l’avertissement de Rimbaud lui-même : « Ça ne veut pas rien
dire » (commentaire de l’envoi du Cœur supplicié dans la lettre à
Georges Izambard précitée). Génie
précoce, Rimbaud a commencé d’écrire très tôt ; il était virtuose en
vers latins aussi bien que français. Alors que son premier poème en latin
dont on a gardé la trace, Ver erat..., fut publié dans le Bulletin
officiel de l’Académie de Douai quand Rimbaud
avait seulement quatorze ans, sa carrière littéraire cessa tout aussi tôt, au
plus tard en 1875, à vingt-et-un ans. Après les (brillants) essais de
l’écolier, les poèmes en vers les plus connus (donc hors Saison et Illuminations)
datent des années 1870-1872 quand Rimbaud avait entre seize et dix-huit
ans ! 1871
est l’année qui suivit la défaite de Sedan devant les Allemands, c’est encore
celle du traité de Francfort qui amputa la France de l’Alsace et de la
Lorraine, celle de la fin du Second Empire et surtout l’année de la Commune
de Paris (mars à mai 1871). Rimbaud a séjourné dans la capitale sans
interruption de septembre 1871 à mars 1872, juste après l’anéantissement de
la Commune, un séjour qui s’est avéré capital pour sa formation politique.
C’est peu après, d’abord dans sa ville natale de Charleville puis lors d’un
nouveau mais bref séjour parisien de fin mai à début juillet 1872 et enfin
lors de sa première escapade avec Verlaine (à Bruxelles et à Londres) qu’il
composa ses derniers poèmes en vers. Dans
la deuxième partie de son livre, « Rimbaud dans le texte », Y.
Reboul étudie donc treize textes, des poèmes en vers pour la plupart et
quatre extraits des Illuminations. Ainsi dans son analyse du sonnet Les Douaniers
met-il fortement en doute l’interprétation encore courante qui se contente de
reprendre une anecdote contée par Ernest Delahaye suivant lequel Rimbaud et
lui-même auraient été effectivement interpellés par des douaniers à l’issue
d’une excursion en Belgique pour acheter du tabac. Pour Reboul, vrai ou
inventé, cet épisode ne saurait constituer l’alpha et l’oméga d’un poème dans
lequel il veut voir, arguments à l’appui, non seulement une allusion directe
à la défaite du Second Empire (« les Soldats des Traités ») mais,
au-delà, « la déroute de toutes les formes d’illusion lyrique
[romantique] dont avait si largement vécu le siècle » : voir le
vers « Ils empoignent les Fausts et les Diavolos ». Reboul repère également dans Les
Douaniers une satire de Hugo, la bête noire de Rimbaud (visible dès l’incipit,
« Ceux qui disent : Cré Nom, ceux qui disent : Macache »
faisant un écho volontairement trivial au vers « Ceux qui pieusement
sont morts pour la patrie » des Châtiments). À noter que,
contrairement à d’autres interprétations scabreuses plus récentes, Reboul –
une fois n’est pas coutume – prend au pied de la lettre ces deux vers du
dernier tercet : « Quand sa sérénité s’approche des jeunesses / Le
Douanier s’en tient aux appas contrôlés ». Reboul,
pour autant, ne se sent pas tenu d’interpréter tous les poèmes de Rimbaud par
rapport à l’histoire. Concernant Les Chercheuses de poux, par
exemple – après avoir démontré que les deux « grandes sœurs
charmantes » ne peuvent pas être les demoiselles Gindre de Douai
reconnues par Georges Izambard – il y voit dans un premier temps l’expression
du « douloureux attrait de la femme et [de] l’impossibilité de l’amour
dans le monde tel qu’il est » pour un enfant, ou plutôt un tout jeune
homme tel que le Rimbaud de 1871. Reboul s’interroge ensuite sur « la
mort des petits poux », à la fin de l’avant-dernier quatrain, suivie du
vers « Voilà que monte en lui le vin de la paresse » au début
du suivant, puis sur le dernier vers du poème : « Sourdre et mourir
sans cesse un désir de pleurer ». Selon lui, les poux auraient une
signification bien particulière, ils symboliseraient la vocation de Rimbaud
pour la poésie et la bohème (à l’instar des « poches trouées » et
des « souliers blessés » dans Ma Bohème (2). Le rêveur des Chercheuses
de poux serait pris ainsi entre d’une part un désir d’absolu et
d’autre part la tentation des caresses et d’une vie paresseuse. En d’autres
termes, ce poème exprimerait « la figure de l’enfant tragique »
« confronté au choix de la marginalité sociale afin de mériter son
élection en tant qu’artiste [et] voyant ». On arrive ici, bien sûr, à la
limite de l’interprétation, lorsque celle-ci ne repose que sur une
intuition. Troisième
et dernier exemple, Being Beauteous. Cette prose des Illuminations
compte seulement douze lignes plus une « tornade » (pour reprendre
un terme appliqué à la poésie moyenâgeuse) de trois lignes. Le titre est
emprunté à un poème de Longfellow, Footsteps
of angels, qui chante un amour tout spirituel.
Une lecture rapide du texte rimbaldien peut aller dans le même sens. N’y
est-il pas question d’une « Vision », d’un « Être de
Beauté », d’une « mère de beauté », d’un « nouveau corps
amoureux » et, dans la « tornade », de « bras de
cristal », de « neige » (métaphore courante à l’époque de
la blancheur marmoréenne des statues) ? Si Reboul ne se contente pas d’avoir
repéré dans « l’Être de beauté » une allégorie de la vie (belle
même si elle n’est pas exempte de « blessures » comme précisé dans
le texte), c’est que certains termes, en effet, peuvent interroger. Comme
« chairs superbes » ou « chantier » que Reboul interprète
respectivement sur la base d’autres poèmes comme « l’orgueil de la
chair » et « le lieu du travail amoureux », loin donc des
amours éthérées de Longfellow. Que
dire enfin des premiers mots de la tornade, « Ô la face cendrée,
l’écusson de crin », des images qui semblent bien différentes de celle
d’une marmoréenne reine de beauté ? Selon Y. Reboul la face cendrée ne peut
être que celle des « superbes noires » d’Enfance (Illuminations
– II). Quant à l’écusson de crin, il ne désignerait rien d’autre que le
triangle pubien. Autre expression énigmatique dans la phrase suivante :
« le canon sur lequel je dois m’abattre ». Point de référence à la
guerre, ici, selon Reboul : le « canon » désignerait le sexe
masculin et la phrase entière évoquerait l’onanisme. Autant d’indices pour
qu’on soit en droit de se demander si les trois dernières lignes de Being Beauteous sont
bien à leur place. On sait que la question a été posée et il est vrai que le
changement de ton est brutal avec ce qui précède, même si le sexe y était
déjà présent, comme on l’a vu. Cette
trop brève incursion dans l’ouvrage d’Yves Reboul devrait suffire pour
convaincre de l’intérêt d’une lecture de Rimbaud qui ouvre autant de pistes,
propose autant d’hypothèses iconoclastes, même si l’on n’est évidemment pas
tenu de les accepter toutes. (1) Mentionnons simplement, à cet égard, la
réédition en fac-similé de l’édition originale par Alain Oriol (alainoriol1492@gmail.com). (2) « Comme des lyres, je tirais les
élastiques / De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur ». Notons
combien le Hugo des Châtiments – « L’eau des chemins mouillait
mes guêtres » (Le Vagabond) – paraît bien plat en
comparaison ! ©Michel Herland |
(*) Yves
Reboul, Rimbaud
dans son temps, Classiques Garnier (coll. Études rimbaldiennes, n° 3),
Paris, 2009 ; réédition Classiques
jaunes (coll. Essais, n° 37), 2024, 440 p., 15 €. |
Rimbaud
vu par Reboul
Par
Michel Herland
Francopolis, automne 2023
Créé le 1 mars 2002