LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES
– ESSAIS Automne 2025 Gamines aux mains bleues & Mémoires Insectoïdes (Éditions du Bunker, novembre
2024 ; 64 p., 15 €) Note de lecture de Nicole
Randon |
Un
recueil cousu de fils bleus ? Ce recueil
en deux parties frappe par sa liberté de ton, à la fois violente et
ludique. Héloïse
Thual semble jouer avec les mots pour convoquer des
souvenirs comme une gamine qui écrirait « en mastiquant des
bonbecs », et en se tachant les mains avec l’encre bleue. L’évocation de
l’enfance n’est pourtant aucunement édulcorée, mais dévoilée comme un monde
miné par les pièges que l’écriture vient déjouer par des images crues :
c’est le corps féminin qui se souvient de ses mues. Peut-être le choix de la
couverture rouge pour le titre d’un recueil sur les mains bleues est-il en
accord avec ces deux registres. Tout
un camaïeu de bleus est d’emblée convoqué pour casser l’image des jeunes
filles en fleurs, pour refuser à la poésie le pouvoir des berceuses qui
endorment la vigilance et peut-être aussi pour viser ceux qui se moquent des bas
bleus ? Cette intention est annoncée dès le poème liminaire :
« Gamines aux mains bleues / A l’instar des autres gamines / Aux
réflexes auto-défensifs ». Le
projet d’écriture se donne comme un pacte avec les lecteurs, avertis par le
titre Serment (cousus de fils bleus) : Moi
- Gamine Aux Mains Bleues Je
jure De
toujours parjurer […] Je
jure serments cousus de fils bleus À
l’inverse de ceux fils blancs Brodant
motifs symétriques sans surprise Fils
bleus suturent baroque Fils
bleus flirtent béguin Avec
béances et sous-entendus. Entre
fantasmes de gamines et cruauté révélée par le monde des contes, des images
défilent comme des traces de violence : « des ogresses de
rancœur » passent, et l’on croit reconnaître Barbe-Bleue dans
Bleu d’abattoir : « Carcasses défilent pendues / Aux crocs
chromés […] Carcasses chérubines / Dorlotées d’une main de fer ». Les
poèmes tordent les idées toutes faites sur la féminité, et la poète joue avec
les couleurs : pour dérouler sa « liste
noire / multicolore et multimatière », sa « liste
noire écrite colère blanche » Il
faut suivre le Fil bleu qui remonte à l’histoire des femmes: De
gamine garçonne à femme fatale Tous
stéréotypes et fantasmes confondus En
un fil unique Aux
chaînons mains enlacées Bleu
conducteur. [...] Autant
de dégradés de féminin Menant
à la gueule mère La
gueule abysse. Remonter
le fil Au
point d’origine A la
gamine Au
bleu 0. Dans
une sensorialité parfois effrontée, la plume trempée dans l’encre bleue
évoque le corps de petites filles jouant à la marelle : Bout
des doigts bleus Poudré
blanc vert jaune Couleurs
parasites résistant Un
revers de robe Un
coup de langue Le
corps féminin se souvient de « la cruauté forgée cours d’école »,
cruauté qui enseigne des conduites : « Je ne sors que gantée / Ou mains
dans les poches ». Le poème Jeux de mains bleues rapporte
l’expérimentation ambivalente du corps, « Caverne à malice, caverne aux
merveilles », puis « Caverne à malice, territoire malotru, se
moquant des couleurs ». L’écriture
d’Héloïse Thual creuse les clichés pour rire d’eux avec irrévérence. Quand
elle montre comment la gamine envisage son avenir de femme, le rouge
apparaît ! Féminité Gamines
aux mains bleues Se
voient déjà talons rouges Crépitant
tic-tac tic-tac Sur
le carrelage blanc des boucheries La
féminité Cliché
d’épouvante Plutôt
qu’image d’Épinal Gamines
aux mains Bleues Voient
rouge Se rêvent
bouchères Plutôt
que mères au foyer Cruauté
nécessaire innée Propre
à faire chanter les carcasses Impropre
à cajoler les chérubins La
féminité ou leur version exacerbée Leur
double déformé quasi divin Bouchère
aux talons rouges Crépitant
sur le carrelage du monde. Tic-tac
tic-tac Entre
les rituels de l’enfance et les images du corps livré à des mues parfois
étranges, la deuxième partie du recueil propose une étonnante combinaison
entre réalisme et fantastique où un peuple d’insectes figure les tourments du
corps en proie aux Furies, « Bois Dormant d’enfance / devenu / Bois
enragé féminin / Fourmilière insecte et humaine ». Cousu
de fils multicolores, le recueil s’achève sur un élan poétique, comme une
promesse : « je veux croire qu’il restera quelques hectares de nos
immensités intérieures ». Nous sommes bien ici en terre de poésie. © Nicole Randon |
Note de lecture de Nicole Randon
Francopolis – Automne 2025
Recherche Dana Shishmanian
Créé le 1er mars
2002