LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –
CHRONIQUES – ESSAIS Manon Godet :
Peau Dans la lecture de Dana Shishmanian Éditions du Cygne,
mars 2022, 52 p., 12 € |
Nous lisons sur le
site de l’éditeur, en guise de présentation de ce premier recueil de la jeune
poétesse : « Peau est une
vague de mots dansant pour faire parler les corps. Depuis la racine des
cheveux jusqu’au bout des orteils, nos peaux ont des histoires à raconter. De
déchirements, de cris, de joies, de fusion. La vie naît et meurt entre les
violettes et les clémentines. Déployez les pétales, écartez les quartiers,
ouvrez ces pages. Sentez le désir de vivre flamber entre vos veines. Volez
l’espace et le temps. Sentez la peau. Peau est un foyer pour les chairs abîmées, déchirées,
oubliées. Retrouvées. À l’abri ». La lecture du recueil nous plonge d’amblée dans un univers
charnel, intensément érotique, touffu d’images et de métaphores à forte
connotation sexuelle. Un foisonnement d’expériences plus ou moins
traumatiques – impliquant le « je » de la voix parlante, parfois
traitée comme une « elle » voire comme un « il » (avec un
jeu de cache-cache entre des « personnages » féminins tels
Romane/Alice-Aimée face à un Jaime masculin à la première personne : j’aime…)
– submerge l’attention du lecteur. Comme pour le détourner de ce qui se joue,
peut-être, bien plus profondément, au-delà (en-deçà ?) des corps qui
communiquent par leurs peaux et échangent leurs fluides respectifs, tels des
mots… Oui, en effet, si des mots sont pointés du doigt par l’autrice
comme circulant frénétiquement à travers ces labyrinthes sensuels, c’est
qu’ils portent en fait une autre quête, celle de l’identité, de l’essence
ultime de la personne : que sommes-nous, après tout ? « Sentir
la peau » ne répond pas tout à fait, voire pas du tout, à cette question
qui nous déchire, bien plus que toute autre chose… et « l’abri »
s’avère finalement un leurre. Comme des leurres sont toutes histoires, tous
scénarios que le lecteur perspicace pourrait – croirait – dénicher avec
aisance dans cet écrit trop près (apparemment) du vécu, bien que tellement
(apparemment) surréaliste. J’aimerais citer quelques extraits de ce recueil étrange qui
navigue entre journal intime, nouvelles brèves, poèmes en prose et réflexions
naissantes, avec autant de grâce (parfois) que d’imprévisibilité (presque
toujours), tant les genres s’entremêlent à chaque bout de page : Je la vois. Elle a les yeux fermés. Morte ? Non. Elle n'est pas là. Je pose des tiges de lavande. De
tulipes rouges sur sa poitrine. Je la lave avec. Je vois les traces qui
s'enfoncent dans ses cuisses. Entre sa peau et ses veines. Violet, orange et
bleu se frayent un chemin. Éventrent le noir. Je voudrais la regarder encore. Je
voudrais la boire. Mon cœur fonctionne. Tiens, il coule
sous ta peau. Cadeau. Je voudrais me noyer à ta place. Aspirer ta souffrance.
La mêler à ma peau. Pour que tu n'aies plus jamais mal. Te sauver de ton
déluge. Dehors il fait beau. Je crois que
c'est le printemps. Si tu sors de l'eau, le soleil te rendra ton cœur. Si
elle ne sort pas de l'eau, j'irai au fond du sel coudre le mien à sa main. p. 22 Elle ne parle que sur scène. Elle
n'entend rien. Il pleut des mots sur son corps. L'eau sourde noie la chair. Chacune de ses respirations soulève son
cœur. Elles ont tant à dire. Je les écoute. Je veux leur parler. Je veux
qu'elles sortent. Elles la gonflent de mots. Un empire de mots sous la peau. Ses
veines bleues sont les chemins des mots. Ils dansent dans son corps pour
monter jusqu'à ses lèvres. Une lande vivante de mots naît au
creux de son corps endormi. Elle vit. Elle est calme. À l'abri. Sa
respiration monte jusqu'à ma bouche. Dans son ventre pousse un champ. Le
vent agite de longues herbes orange. Comme les cheveux d'une géante. Un écho de salive qui flotte de ses
lèvres aux miennes. Comme un baiser. Comme un secret volé. Les mots tremblent sous sa peau. Les
vagues claquent dans sa poitrine. La scène grince au loin. p. 37 Peter le lit. Il y a des jours où on doit prendre une
décision, comme jeter le lit. Il y a des jours où on prend la décision de
le faire. De jeter le lit. Après l'avoir remercié, l'avoir salué comme
un fidèle compagnon,
comme la bouée qu'on m'a donnée, j'ai décidé de le jeter. Il faut savoir se débarrasser de ce qui ne
sert plus. J'ai
entendu ses grincements. Je sais quoi faire. Il est le radeau des autres, des Jaunes.
Ils savent où le trouver.
Ils savent par où monter. Je descends le long de l'escalier par
lequel ils montent me
voir la nuit. Je n'y suis jamais allée. Je n'y retournerai plus. Qu'ils aillent
jouer avec les statues.
Je leur laisse un radeau. Je laisse leur radeau aux pieds de
l'escalier. Qu'ils viennent le chercher. Qu'ils
l'écoutent. Il sera leur voix. Je sens que mon corps crache noir. Le jus
de raisin noir de
toujours. p. 54 Doux
amour, doux amour, je me réveille chaque
nuit en croyant entendre ta voix. Je
veux que ce soit ta voix. Ce n'est jamais ta voix. C'est
le bruit de mon ventre qui tombe. C'est un cri qui part
du trou de mon oreille. Ce
sont les rires gluants derrière ma porte. Je ne fais que tomber, je n'arrive pas à
sortir de là. Je
voulais partir avec toi. On devait aller à la mer ensemble. Acheter
une grande maison blanche et mourir. Vivre
et mourir longtemps après. On
aurait vieilli ensemble en écoutant les vagues. Puis
un soir, on se serait regardé dans les yeux, on aurait su. On se
serait pris par la main et on serait rentré. On
aurait bu la flamme, tous les deux. Puis
on se serait couché, l'un dans l'autre, front contre front. J'aurais
senti ton souffle dans mon cou avant de m'évader. Tu
m'aurais à peine vue partir avant de me rejoindre. Le
temps de voir qu'il n'y avait aucune différence entre nos
deux peaux. Au
lieu de ça, je bois mes larmes. Nous
sommes tous les deux dans du sel. pp. 100-101 ©Dana Shishmanian |
Note de lecture de
Dana Shishmanian
Francopolis, mai-juin 2022
Créé le 1 mars 2002