LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Mai-juin 2022 Le grain des jours
de Bruno Rosaz (Éditions Inclinaison,
collection Cordes tissées n° 32, janvier 2020) Note de lecture de
Dominique Zinenberg |
Le grain des jours est un recueil de haïkus. Bruno Rosaz
y égrène les jours, grain après grain, de saison en saison comme il se doit
lorsque l’on se moule dans la tradition japonaise. Tout semble si simple, si
proche de ce que l’on connaît de cette forme littéraire : les quatre
saisons, le vagabondage poétique, la nature, la gravité, la dérision,
l’humour ou l’impertinence, le temps qui passe etc. Mais Bruno Rosaz, en fin lettré, ne cesse de faire des allusions à
certains grands textes littéraires, à butiner et trouver son originalité, sa
voix, en évoquant le cinéma et la musique et ce pas de côté n’est jamais
pédant, c’est juste la petite touche personnelle, celle qui le distingue
d’autres amateurs de haïkus. Les
haïkus du Grain des jours sont encadrés par deux poèmes-acrostiches
(on pourrait ne pas s’apercevoir que le poème liminaire forme le mot FEVRIER
à la verticale, de même que le dernier poème forme celui de HAIKU car la
disposition est discrète, presque invisible) mais cet encadrement suggère une
attention à la précision, à la composition, à l’exigence et au sens du
secret. FEVRIER
lance la volée de haïkus. C’est un élan qui s’accomplit au plein cœur de
l’hiver, c’est peut-être une sorte de cahier des charges ou d’art poétique. Forger un haïku Espérer cueillir l’instant Vu avec le cœur Rehausser les ombres Inscrire dans les ramures Embaumées du temps Ravi, un peu de beauté (p.7) En
quelques vers, quatre injonctions (Forger, espérer, rehausser, inscrire) et
une ambition : créer « un peu de beauté ». Dès
le premier vers de ce premier poème, le mot-acrostiche du dernier poème se
détache en filigrane : haïku. Haleur essoufflé Assoiffé de renouveau Il est temps de clore Kidnappant avec malice Une dernière luciole. La
boucle est bouclée. La fin renvoie au début, à ce mois sombre de février où
l’aventure poétique a sans doute commencé, où un impératif besoin (codé,
crypté – mystérieux en tout cas) de sculpter ce mois dans la chair du texte
s’est imposé au poète. FORGER
UN HAÏKU est le premier devoir. C’est un geste artisanal qui laisse entendre
que chaque mot (il y en a si peu dans un haïku) doit être choisi avec soin et
que l’objet fini est bien défini, est une entité. C’est un travail minutieux,
un travail d’orfèvre ! ESPERER
CUEILLIR L’INSTANT : c’est une quête qui implique de sortir, de se
promener, d’observer, de « kidnapper » le détail qui fera mouche,
qui pourra être épinglé pour « forger » le haïku :
« Marche dans la rue/ Et va labourant la ville/ Promeneur d’hiver »
p.12. Tout
au long des pages, la marche deviendra un thème majeur, un objectif et une
joie celle d’atteindre au Carpe diem : Va, marche et respire Accorde-toi à l’instant Rien d’autre (p. 13) Autant de haïkus Que d’étoiles dans le ciel Il est temps de moissonner (p.45) REHAUSSER
LES OMBRES : l’arrière-plan, la silhouette, la couleur complémentaire,
le climat du jour, voilà ce qu’il ne faut pas négliger, ce qu’il importe de
montrer dans sa discrétion même, c’est la gageure paradoxale : que
l’ombre soit pointée (discrètement) du doigt, qu’elle s’anime, passe
soudainement au premier plan dans le vers : Soleil ras de terre Une ombre grelotte et m’épie Ce n’est que la mienne (p. 17) Je succombe à la tristesse Sans savoir pourquoi … Le soir et les ombres (p. 12) INSCRIRE
DANS LES RAMURES : se projeter dans le paysage, flore et faune :
frondaisons et andouillers confondus, lors de ces balades où l’on erre pour
trouver quelque pépite à inscrire en quelques mots dans un haïku mais comme
si le haïku se trouvait enfoui dans les ramures, déjà présent, à
« kidnapper », à « moissonner ». La flore et la faune
comme creuset du poème EMBAUMÉES
DU TEMPS. Les ramures embaumées du temps, non pas en contradiction avec le
fait de vivre pleinement le moment présent mais en superposition proustienne
qui permet de retrouver le temps, ses ramures embaumées, et pour autant le
revivre au présent, avec d’autres parures, nostalgiques, parfumées,
embellies. Escalier de pierre Aux marches irrégulières Notre existence (p.10) VU
AVEC LE CŒUR : petites scènes saisies sur le vif lors de promenades. Un
geste, une attitude : un haïku qui saisit quelque chose de profondément
humain, de profondément sensible. Promène son chien Et sa solitude L’adolescente aux yeux tristes.
(p.23) À terre le vieux marin Fait du cabotage De bar en bar (p.40) Au-dessous des pins Quatre vieilles sur un banc Des fleurs dans les mains (p.24) RAVI
UN PEU DE BEAUTÉ : par les sons, les couleurs, les odeurs, par les
images, les personnifications, la capture de l’air de l’instant, la beauté
jaillit, fraîche et neuve des haïkus. Saule bruissant dans le vent On dirait qu’il pleut Une cloche au loin (p.24) À
la mélancolie qui s’empare du poète il y a le rempart de l’ironie, de la
critique et de l’humour aussi. Ouvert le dimanche Tout le monde va au temple Le supermarché (p.41) Il
suffit d’un léger écart, un infime décalage pour que s’insinue la malice ou
qu’une scène de la vie quotidienne se forge dans l’esprit : Les joueurs d’échecs Au jardin du Luxembourg Même les moineaux matent ! (p. 41) Le
jeu consiste aussi avec finesse, comme en passant de donner aux lecteurs des
grains de culture tout au long des pages, une moisson de références mais sans
lourdeur pour le plaisir des retrouvailles avec poètes, romanciers voire
cinéastes. Le propre de l’homme ; - Bonjour Issa ; Leçon
des ténèbres ; Oh les beaux jours ! ; Éternel retour ;
Invitation au voyage ; Douceur angevine ; Hommage à Bashô ; Ce
petit pan de mur jaune ; un cimetière marin ; aile du désir ;
C’est la fièvre jaune / Des samedis soirs. Et
surtout dans la session finale, le poète s’interroge sur le haïku, la moisson
de haïkus, mais surtout très vite l’assèchement progressif qu’il ressent
jusqu’au dernier poème qui n’est déjà plus un haïku même s’il réfléchit sur
ce qu’il est, sur sa magie de « luciole ». Autant de haïkus Que d’étoiles dans le ciel Il est temps de moissonner (p.45) Il
semble qu’écrire des haïkus c’est entrer dans un rythme, une
cadence propres qui donnent l’impression qu’ils se forment,
jaillissent, sont corne d’abondance et qu’il en pleut que c’est merveille. Et
puis, tout à coup, le poète sent le tarissement venir et c’est cet événement
que met en mots Bruno Rosaz dans la partie qu’il
appelle « Cueillir l’instant ». Le
poète présente d’abord en trois haïkus le phénomène créatif à l’œuvre ;
le haïku est tour à tour un « danseur », un « corbeau »,
un « virus » : à ce stade et malgré des images de plus en plus
négatives, la corne d’abondance ne s’est pas tarie. On pourrait dire que tout
va bien ; mais le haïku suivant amorce la bascule vers l’assèchement :
Vite, écrire avant Que cet élan ne s’émousse Piège des temps morts (p. 46) Il
suffit du « Piège des temps morts » pour que les mots manquent au
poète et que la page reste vierge. Tout le vocabulaire utilisé
est celui du poète « en panne d’inspiration ». Source
« asséchée » Déjà minuit – N’ai pas retrouvé Le haïku du matin (p.47) Mais
c’est quand même avec l’aide de ces derniers tercets que s’exprime le
désarroi du poète face au vide qui se profile. Du vide ou autre chose qui
commence à prendre forme et vie car peut-être faut-il sortir du sortilège du
haïku pour renaître autrement de ses cendres ! ©Dominique Zinenberg |
Note de lecture de
Dominique Zinenberg
Francopolis, mai-juin 2022
Créé le 1 mars 2002