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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Septembre-octobre 2022

 

 

 

Bruno Geneste & Paul Sanda : Les îles du silence.

 

(Rafael de Surtis, 2020, 52 p., 17 euros)

 

Lecture par Éric Chassefière

 

 

 

Les îles du silence, dans sa dimension purement poétique (sans référence directe aux cultures et croyances imprégnant les lieux de sa composition), est l’histoire d’une quête du monde, et, à travers le monde, de soi-même et de son identité : « Nous irions, nous marcherions, nous engendrerions… / nous prendrions le temps comme il ne vient pas, / sous la voûte médusée des millénaires // Plus tard, nous apprendrions qui nous sommes / dans le crépuscule de la côte ». Quête, et dans le même temps, comme en miroir, re-création du monde, re-direction du temps. Le temps est ici le temps long du grand Tout cosmique ; c’est, dans l’univers minéral du phare de l’île Wrac’h, puis de l’île de Molène, celui de l’éternité de la mer battant le rivage, de l’embrasement de l’écume, des coquilles rongées par les courants. Les deux poètes, venus se retirer loin de tout, aux origines du monde - est-on tenté de dire -, y font naitre à quatre mains, suivant un plan précis préétabli, un univers tout de chemins multipliés et de failles vertigineuses, où jaillissent à la fois le beau et l’inquiétant : « nous voici, dans l’entaille, dans la brèche // au levant des reptiles, et des vapeurs précieuses », forces de vie et forces de mort. Un monde dans lequel « nos certitudes accrochées dans la flamme / viendraient se perdre à toutes les rives », où il ne peut s’agir, pour survivre, que de se réinventer.

La lumière y est aveuglante ; s’y abandonnent « des oiseaux noirs, tapis dans les œufs blancs », comme si le jour accouchait de la nuit, nuit qui précisément est celle des yeux aveuglés : « Tressaillant dans l’espace foudroyé de nos yeux / nous porterions à jamais jusqu’au cœur / l’ellipse éclairée de notre cécité », nuit depuis laquelle, en démiurge, trouver liberté de reprendre vie, contre la destruction et la mort qui menacent. Tout dans ce monde minéral battu de mer et de vent, dit la nudité de la terre, son éternelle désolation, la propagation géologique de la trace : « Voici les signes nus ; l’estran résigné à des tourments / d’octobre : nous garderons l’incroyable, / la migration minérale d’empreinte et de poussière… ». Les marcheurs, au fil de leur errance, prennent endurance à ces lignes de gouffres qui de toutes parts les cernent :

 

« Nous voilà, aguerris, bientôt

au seuil des sables ouverts, à la justification, à la rage

aux ailes du pluvier, à la déchirure de la lune

à l’ombre acérée de la faille

à la pensée qui s’inquiète de devoir grandir…

 

C’est que la liberté porte le sceau de la divinité

le corps de la roche nous offre ainsi le sanctuaire

le paradis tant éperdu de sa démesure

 

le mal reprend des forces

sans doute savons-nous déjà que nous ne gagnerons pas »

 

Ils creusent le chemin pour d’autres : « c’est que le passage des morts va / s’appuyer sur nos épaules, sans paraître // c’est que nous venons de bien plus loin, / depuis le centre fondamental / du merveilleux invisible ». En cela, peut-être, sont-ils cette pierre d’angle évoquée : « Voilà, nous sommes à la jetée de la peau, / tout à la fois stèle et pierre d’angle », stèle, peut-être, en cela qu’ils viennent se dessiner dans la lumière du matin, naissant de la lumière pour à leur tour enfanter le monde : « Et nous tracerons, en un sillage parallèle / la houache silencieuse des grands squales blancs // Nous partirons fortifiés, ossifiés / happés par les marais », ou encore : « nous dessinerons les flammes incantatrices, meurtries, / la cendre de sable noir échappée / des euphorbes ». Vie qui retourne cendre à la terre, et qu’il faut sans cesse reprendre à la pierre : « Nous les guerriers sans connaissance, / dans les replis de la beauté, / nous arracherons la sève calcinée au feu des pierres ».

Cette quête de l’existence vraie, constituant le thème central de la première partie du livre, écrite dans l’île Wrac’h et intitulée Trois éclats rouges par sept secondes, atteint une manière d’accomplissement dans le dernier poème avec l’ouverture et l’épanouissement au loin de quelque centre, ou point de jonction avec le ciel : « Au loin, l’Axis Mundi, encavé de berniques, / s’encorbelle ; tout à la pensée d’eau / qui s’épanouit enfin », qui semble dire l’été de la fleur, mais ajoutent aussitôt les poètes : « sous peu, l’automne glacé viendra ternir / les casiers, béants / sous l’équinoxe ».

La deuxième partie, intitulée Le château de la Table, a été écrite à l’île de Molène, dans une atmosphère de silence et d’immobilité, l’esprit imprégné du travail fait à la même époque sur la sagesse druidique. « Molène, étendue sans voix : / contrée sublime, osée jusque dans les dérives, / et dans les noirs secrets des amers », évoquant un labyrinthe d’eau et de silence. Ou encore : « notre immobilité dans chaque page à l’affleurement / - voilà les vitres de pierre, quand notre inspiration / prend feu jusqu’en avant de l’éclat du feu » ; la pierre semble briller, le feu des mots précéder son éclat, on est à la source du poème. Et toujours cette idée d’une renaissance avec le pas : « Nous avançons pour un surcroit de sève », mais ici plus secrète et feutrée : « derrière les voies labyrinthiques de Molène / il y a comme un fifre prosterné – un souffle ». C’est ce souffle qu’il faut entendre derrière les mots, souffle qui habite toutes les pages du recueil, et qui en constitue en quelque sorte le fil de vie, reliant les deux poètes entre eux et au monde minéral où ils sont venus reprendre ensemble vie et souffle.

 

©Éric Chassefière

 

 

Note de lecture

Éric Chassefière

Francopolis, septembre-octobre 2022

 

 

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Créé le 1 mars 2002