LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –
CHRONIQUES – ESSAIS
Carole Carcillo
Mesrobian : nihIL
(*)
Dans la lecture d’Ara
Alexandre Shishmanian
Éditions Unicité,
octobre 2021, 48 p., 12 €
Qu᾿est-ce nihIL ? Ni
simple mot, ni véritable figure rhétorique ‒ malgré une sensible
contamination antonomastique ‒ il s᾿inscrirait plutôt dans une éventuelle
méontologie de l᾿imaginaire, s᾿il ne s᾿agissait pas, comme semble le suggérer l᾿auteure, d᾿une espèce fort
particulière de mantra. On pourrait sans
doute y voir une variante hypostatique du seuil, un seuil-paradoxe ‒
comme tout dans ce livre qui n᾿affirme qu᾿en niant et ne nie qu᾿en glissant sournoisement, par une négation du sourire,
dans l᾿équivoque et l᾿inextricable ‒
posé non pas tant pour séparer ou assurer le phantasme d᾿un passage que pour
effacer les limites les plus inattendues, en libérant une initiation de la
perplexité, plus socratique que platonicienne, sans paradigme autre que le
vide et sans archétype détectable autre que le néant ‒ un néant qui s᾿évade à l᾿infini des
syllabes. Ou peut-être que ce
mirage méontologique ‒ nihIL ‒ est articulé de toutes les phrases
d᾿un infini
sémantique qui, en s᾿épanouissant, se supprime ‒ plus que d᾿une tautologie d᾿un réel autrement
insaisissable, comme le subodore l᾿auteure ; une transcription prémonitoire, une sorte de
palimpseste vide de toutes les sémioses de l᾿impossible (vacuité ou plénitude, c᾿est pareil),
dédoublant par l᾿éternité du mésonge ou, si l᾿on veut, de l᾿arêve, un être que
l᾿instant attend. Mais peut-être l᾿illusion, mirage
sémiotique où l᾿infini, en se supprimant, se déploie, constitue comme la phénoménologie
tautologique d᾿une réalité qui, pourtant, ne finit pas de se dissoudre en indéfinies
poussières sous nos regards asthéniques et tardifs... Car de par sa présence
d᾿absence
antonomastique que nous signalions plus haut, nihIL, plus qu᾿un paradoxe
lexical, n᾿est lui-même, en fin de compte qu᾿une phrase compactée où le sourire de la négation ‒
cet énigmatique nih... ‒ abolit a priori un sujet qui toutefois lui
subsiste et, bizarrement, le complète – sed le complète seulement en
le transcendant. Pour mieux capter
notre propos il faudrait, sans doute, confronter et d᾿une certaine
manière mettre en abyme le nihil latin, simple désignation du néant
comme l᾿asat sanskrit, à ce
nihIL concocté par le génie mesrobien. Le résultat de
cette réflexion asymétrique est une phrase méontologique en suspens qui
semble affirmer et clôturer la présence lointaine d᾿un néant
chimérique, d᾿un horizon plutôt, tout comme l᾿être d᾿un néant incomplet qui prend forme dans sa déficience,
détournée, digressive en quelque sorte. Pour mieux saisir l᾿enjeu de la
question tout en tentant de sortir du pur paradoxe, faisons appel à une
proposition célèbre, issue d᾿un autre horizon culturel, l’une des “grandes paroles” (mahāvākya)
upaniṣadiques: tat
tvam asi, “tu es cela”. La proposition implicite compactée par nihIL est
ici comme dépliée et explicitée. Et pourtant, scrutée attentivement, la même
structure se déploie ici et là. Au nih... étrange que nous découpons
seulement parce que dans nihIL le mot se transcende inévitablement en phrase,
correspond, évidemment, tat, non moins suspendu dans son indéfinition
omni-inclusive et omni-exclusive. Ce tat qui replie tout, précisément
parce qu᾿il n᾿est rien. Sauf une
surface sémiotique, peut-être, qui gomme tout ce qu᾿elle pose. Au fond, on a ici
affaire au double statut du signe, dont l᾿écho s᾿éteint vers le sens sed s᾿étend vers le déploiement
référentiel des noms et des formes. Plonge, donc, dans le néant mais comprend
simultanément bien que, peut-être, non-concomitamment, la totalité
diversifiée du réel qu᾿il libère ou, plutôt, qu᾿il “crée” tel un démiurge, moins par
un acte que par la simple sémiose de sa présence. De sa présence d᾿absence, à vrai
dire. Pourtant, ce jeu
méontologique du signe qui pose les phénomènes, tout en supprimant
sournoisement leur réalité se traduit par une équation métaphysique
“classique” pour l᾿esprit upaniṣadique: ātman = bráhman. En effet,
si tat, “cela”, peut bien cibler l᾿ensemble du manifesté, l᾿illimité de l᾿hyperespace
sémiotique, il désigne surtout le bráhman, l᾿absolu ou plus
précisément la formule par laquelle l᾿absolu nous est métaphysiquement et même magiquement
ouvert. L᾿absolu dans l᾿ouvert, en quelque sorte. Alors que tvam, le “tu”
qui vise l᾿intensité de chaque phénomène spécifique, bien qu᾿avant tout, le
destinataire circonstanciel et notamment textuel du discours initiatique,
symbolise l᾿ātman, le soi individuel qui au soi universel s᾿avère l᾿indissociable
pendant. Paradoxalement,
tout se passe comme si à la transcendance étrange, méontologiquement impersonnelle
du signe, devait nécessairement correspondre une aliénation phénoménologique,
un mirage sémiotique, en quelque sorte, un écho fuyant, presque une diversion
en l᾿absence de laquelle
la dynamique profonde de l᾿être comme néant et du néant en tant qu᾿être ne saurait s᾿exprimer. Or, il
est flagrant que cet élément d᾿étrangéification dans l᾿être même ne peut trouver le moment de
sa perplexité sed seulement dans le signe. Le déploiement du
sous-jacent en soi vers son devenir de chimères se réalisant exclusivement
sous un horizon sémiotique. D᾿ailleurs cette réflexion par dissociation ou même par
opposition, cette projection bizarrement anamorphosique du nouménal dans les
distorsions catoptriques du “monde” font de l᾿être du néant lui-même, ce Graal, une
chimère, ou plutôt une mélusine monadique bizarrement articulée au dyadique,
à l᾿indéfini. Déployer l᾿absolu comme
sémiotique nécessaire d᾿un monde possible comporte donc la dualité antonomastique,
en fin de compte à peine paradoxale, de l᾿impersonnel et du divin personnalisé,
de la plénitude abyssale et de l᾿identité à visages qui la représente et l᾿habite. Car vecteur
des mirages vers la rêverie des mondes, Dieu est signe vers l᾿Abîme. Au jeu
propositionnel de tvam et de tat, du “tu” et de “cela”, au
constat existentiel (aham asmi “Je suis”) de l᾿Esprit, autrement
dit, du Puruṣa primordial, à toute cette sémiotique mystique qui resserre encore plus
le jeu du personnel et du transcendantal par une autre formule upaniṣadique: ahaṃ brahmāsmi “Je suis le bráhman”
ou, si l᾿on veut, “Je suis l᾿absolu”, le plan du
religieux offre la dichotomie bien connue Bráhman / Brahmā par
laquelle le neutre se donne une personne qui la rend accessible à la
communication dévotionnelle. Il y a pourtant une
différence essentielle entre tout ce plan analogique que nous ouvre l᾿Inde et la fissure
sémiotique de nihIL. En effet, dans tous les jeux des signes que nous venons
de citer le discours méontologique s᾿articule autour des concepts, et même dans le nihil
lexical, avec toutes ses variantes, le sens est exploité à partir du
signifié, comme concept, alors que c᾿est à partir du signifiant qu᾿est réalisée l᾿exploitation
sémiosique de nihIL. En toute rigueur,
en écrivant nihIL, Carole Mesrobian traite cet IL, en apparence
indéterminé, à la fois comme une pseudo-désinence et comme la figure d᾿un personnage trop
abstrait pour pouvoir être décodé. Car même en cédant à la tentation d᾿y voir la
projection ludique d᾿un divin quelconque, on constate immédiatement qu᾿il s᾿avère impossible de
le séparer de sa libération langagière et qu᾿au mieux on aurait affaire à une sorte
de divinité en suspens, appartenant, éventuellement, à la seule mythologie de
l᾿écrit qui l᾿engendre. À
une espèce d᾿hiéroglyphe, donc. Notre tentative
herméneutique semble, jusqu᾿à un certain point, confirmée ‒ et infirmée, du même
coup ‒ par l᾿auteure elle-même, qui préfère transcrire son mythe
graphique en mantra, “son pur” de la dissolution anabasique ou,
plutôt, enstatique, pour parler comme Mircea Eliade. Pourtant, l᾿identification de
nihIL à un mantra risque de s᾿avérer problématique, puisque si le mantra existe
exclusivement comme structure sonore, comme signifiant, éventuellement,
libéré de son signifié, par le tournoiement incessant de la redondance
mystique (japa) ‒ cette technique étant sans doute facilitée par
l᾿utilisation de
“lettres-matrices”, d᾿emblée dépourvues de tout signifié ‒ nihIL, comme
nous venons de le voir, est une structure essentiellement graphique, axée,
bien entendu, toujours sur le signifiant, sed d᾿une manière visuelle
et non auditive. À vrai dire,
de ce point de vue, le simple nihil, une fois introduit dans cette
machine à broyer le signifié ‒ et donc toute relation conventionnelle
au mental ‒ qui ferait de lui un mantra, conviendrait tout aussi
bien ou même mieux, dans la mesure où il n᾿y a pas de réalisation sonore possible
des majuscules, par exemple. Sauf à prendre en
compte une variante tout à fait inédite de mantra où la destruction du
signifié se réaliserait visuellement, les yeux prenant en quelque sorte la
place de la bouche ‒ ou même par une espèce de regard mental apte à
déstructurer par lui-même tous les déchets des mirages. Curieusement, une
telle approche, indiscutablement plus appropriée à la configuration de nihIL,
semble apparenter ce dernier à un autre paradigme de la méditation indienne
que le mantra : le maṇḍala. Paradoxalement,
dans ce cas, IL se dégageant non plus comme simple désinence spéculative
mais comme centre d᾿un support méditatif défini d᾿un côté par la suspension signifiante
du néant, cet étrange nih-, et, d᾿un autre, par le halo et comme l᾿écho sémantique qu᾿en se soustrayant
au mot, IL libère en trajectoire labyrinthique du concept. Or, placé entre
cette suspension “visible” où, en pensée, le néant s᾿attend, et son
achèvement ostensé dans le vide, IL s᾿isole comme la métaphore pronominale en relief du néant ‒
son “personnage” en quelque sorte, qui complète et dépasse le concept par une
présence démiurgique d᾿ordre analogique, sans perdre, pour autant, sa valeur
sémiotique. Seulement, scruté
plus attentivement, IL semble jouir ainsi d᾿une double évanescence, et d᾿une double présence
abyssale. Car si la dernière creuse dans cette figure du centre la
simultanéité non-concomitante de l᾿abîme de l᾿être et le mirage sémiotique du néant ‒ un néant qui
se parle en phrases d᾿infini et pourtant d᾿une compacité étrangère aux divisions du langage ‒
avec la première nous nous laissons enveloppés par cette identité spéculaire,
par cette fiction de la personne qui nous hante et nous exclut, qui nous
cherche et nous chasse, qui nous est et nous néantise ou plutôt nous néante,
avec laquelle nous bâtissons les mythologies de l᾿illusion et les
herméneutiques de la folie, les prisons des empires et les hospices des
religions. Une numérologie
sousjacente du vide, une phénoménologie négative de lisière nous rapproche de
ce pronom majuscule qui rassemble le néant qu᾿il habite. Car si nous arrivons, en
quelque sorte, à le saisir, ce n᾿est pas par nos collections aléatoires de rêves sed
seulement par tout ce qui nous est catégoriquement incompréhensible. Dans la vision de
Carole Mesrobian, IL, “ange du bizarre” et majuscule schizoïde par laquelle
le néant s᾿attend, se rejoint et se scinde dans une sorte d᾿agonie
auto-génératrice de l᾿écart, met implicitement en valeur toutes les misères de
nos doutes, métamorphosés en des curieux vecteurs herméneutiques qui nous
permettent de l᾿apercevoir interprétativement, faisant de nos incertitudes non seulement
l᾿argument cognitif
de notre être ou la relation à une réalité qui ne se manifeste qu᾿en tant qu᾿elle nous échappe
en nébuleuses phénoménologiques, excluant toute utopie de la “chose en soi”,
mais la seule valeur de seuil à partir de laquelle une véritable
contemplation méontologique est envisageable. Car IL ne devient,
pour ainsi dire, perceptible que dans le chaos qui l᾿occulte, dans la
mise à l᾿écart qui le rassemble
tout en le rendant impossible, être pur ou personnage de mystère, témoin
obsédant de sa propre impossibilité, fabriquant, de par sa propre réticence
de seuil ‒ ou de seuIL, peut-être ‒ le mirage noir ou plutôt la
sousjacence trifonctionnelle sur laquelle le monde, en fin de compte, est
tissé. Et de la sorte, il ne nous est accessible que dans l᾿épanouissement de
nos échecs, dans la perfection de nos faillites ou encore, par une étrange “mémoire
d᾿oubli” ‒ puisque
seule “une aphasie rétrospective édifie l᾿architecture de
notre amnésie”. Ce qui veut dire que le seul lieu de notre éventuelle
anamnèse ne saurait être que le paradoxe de notre amnésie. Tout comme le seul
langage qui nous l᾿exprime est un logos aphasique ‒ la poésie des
aveugles et la musique des sourds. Perdus loin de lui, nous ne le retrouvons
que dans l᾿abîme de quelque handicap. Figure préludique
de toute disparition et plénitude inévitable d᾿une destruction onto-logique,
respirant le néant et avalant le vide, résorbant surtout la vacuité libérée
par tout ce qui nous abolit, si IL doit rappeler un quelconque personnage
mythologique il ne peut s᾿agir que de Śiva, plus particulièrement de Śiva
Nāṭa-rāja, le “Roi de la danse”, veilleur d᾿un néant dont il
est le précipité. Point de jonction
du mythe avec le chaos polyédrique de l᾿imaginaire, IL combine étrangement la transcendance
négative du signe avec l᾿immanence de complémentarité propre au symbole – et, en
tant que discours méontologique et figure graphique de ce discours, IL
dévoile l᾿inutilité de toute ontologie, faisant de l᾿être un simple labyrinthe littéraire. Évidemment,
vu sous cet horizon, IL s᾿avère le cimetière en cascade de tous les dogmes et de tous
les dogmatismes, ainsi que l᾿énergie jaillissante de tous les phasmes et phantasmes de l᾿originaire ‒
poésie mathématique à la lisière de la métaphysique, racine pour rien ‒
branche partant de nulle part vers le nulle part ‒ arbre vide d᾿aucune croissance. Que faut-IL espérer
trouver, la recherche de quelle anamnèse perdue dans ce pronom personnel de l᾿évanescence ?
Paradoxe logique tout autant qu᾿intuitif ‒ l᾿intuition court-circuitant la logique qui nous confronte au
labyrinthe de son aberration squelettale ‒ le danger de cette lecture
que Carole Carcillo Mesrobian nous impose par des perplexités sérielles
auxquelles nous ne pouvons point nous soustraire, en plus d᾿une mise sous
interdiction d᾿une pensée vidée de contenu, car d᾿option, consiste dans une saccade amenant nos facultés
cognitives à leur point de rupture. Non la moult
apprivoisée incompréhension thaumatique sed seulement le traumatisme
absolu de l᾿incompréhensible pouvant nous tirer de ce cul-de-sac où la quête ne peut
se continuer qu᾿au-delà du langage. ©Ara Alexandre Shishmanian (*) Pour faire connaissance avec Carole
Carcillo Mesrobian – poète, critique littéraire, revuiste,
performeuse, éditrice et réalisatrice – visiter sa page
d’auteure sur le site de la revue en ligne Recours au poème. |
Note de lecture de
A. A. Shishmanian
Francopolis, mars-avril 2022
Créé le 1 mars 2002