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LECTURES –CHRONIQUES

 

Note de lecture par Agnès Adda : 

 

Dominique Zinenberg, Sans nom le ciel, poèmes.

Peintures acryliques et collages de Pierre Zinenberg

(éditions Unicité, février 2021, 102 p., 13 €)

 

 

 

Genre ardu, la poésie ? Sujet rebattu, les migrants ? Peinture pompier, dépassée, obsolète, celle des naufragés de l’Histoire ? Voici un livre qui confirme que poésie et peinture sont encore vivaces et palpitantes, qu’elles sont comme naguère aptes à s’associer pour embrasser généreusement sans démériter les sujets les plus politiques, actuels et médiatiques.

Sans nom le ciel, né d’une collaboration entre Dominique Zinenberg, poète et Pierre Zinenberg, peintre, se place sous le signe de la « fraternité » : fraternité familiale, collaboration entre la sœur et le frère, fraternité créatrice, union des arts poétique et plastique, fraternité humaine et universelle qui nous voit tous fille et fils non de Dame Nature, non d’un dieu unique et Père créateur, ni de la République, mais d’un « ciel sans nom », pour paraphraser le titre splendide de ce livre d’artiste.

Cet ouvrage à deux mains ne se refuse pas à convoquer l’urgence solidaire, notamment par le biais d’un double exergue emprunté à Frères migrants de Patrick Chamoiseau. Les peintures acryliques et collages de Pierre Zinenberg citent fragmentairement les appels des grands romantiques, Géricault, Delacroix, face au naufrage du Radeau de la Méduse, aux Massacres de Scio, ces cris picturaux armés d’expressivité et gorgés de couleurs : même art du mouvement, de la composition, même maîtrise de l’espace hostile, maritime ou terrestre, enneigé, sablonneux contre lequel luttent des silhouettes humaines frêles mais combattives dans l’urgence de survivre.

Deux parties. La première constituée de vingt-cinq poèmes rythmés de quinze « illustrations », narre le départ, la marche, les traversées et les exils successifs. Malgré la faim, la soif, l’épuisement, les noyades et les naufrages, le peuple des migrants mutilés, encombrés D’absence continue d’avancer. Le poème XXV maille très judicieusement le passé et le présent. Passé de la fuite originelle, de l’errance, présent de l’élan philanthropique, de l’accueil. Happy end ? Pas si simple. Un présent élargi dénonce d’autres fuites, d’autres errances, d’autres traumatismes et annonce la deuxième partie, Parfum d’hiver : il n’est pas de fin à l’histoire de l’exil. La deuxième partie évoque en huit poèmes et six toiles le sort des sans-abris errant dans la neige, prisonniers de tentes d’infortune et d’un hiver métaphorique de solitude, de mépris. Parfum d’hiver fait le constat d’un départ sans arrivée. Poème 7 : de l’anonymat glacial surgit comme d’une bouche d’ombre un chant déraciné ; il émerge d’entre les parois, les barbelés de la langue, ces langues de partout que l’on traverse comme un bois. Le proscrit prend le relai du poète récitant : J’ai ce rictus de mort sur moi, qui est mon ombre De grands ressacs à radeaux de méduse, Le goût âcre du sel et de l’iode, des algues dans le cou qui hantent encore ma peau Et sont des pieuvres d’épouvante. Dans cette deuxième section, les bleus, ocre jaune, orangés des acryliques (ciel, mer, sable, lumière) font place à un blanc de glace sur fond de teintes sombres et froides.

Dominique et Pierre Zinenberg signent donc ici une ample épopée des anonymes, D’étranges étrangers, d’infortunés étrangers, de drôles de héros décharnés que L’Europe opulente et peureuse Rejette. Le poète y convoque la figure d’Énée, non le conquérant ni le fondateur, mais un héros libertaire qui s’aperçoit que le ciel est sans nom, Sans entrave, Sans chaîne. Épopée de silhouettes qui vont de l’avant, sans se retourner tels Des Giacometti Étiques, faméliques auxquels frère et sœur accordent, avec fougue et compassion, visibilité, célébrant ces falaises de chair Fissurées Fragmentées Par les strates de l’abandon qui avancent Dans le relief qui les façonne. Le vers généralement bref, la hachure nerveuse du pinceau, rythment la marche des migrants, pulsation de sang et de vigueur. Sous le ciel sans nom des Zinenberg, les exilés entrent en scène et leur pas devient chant, musique, Un ventre ouvert de cymbales, Une antienne de tam-tam Qu’aucun vol d’oiseau ne taira.

©Agnès Adda

 

*** 

 

Quelques poèmes et images extraits du recueil

 

Cest au jour le jour

Ciel du jour

Mer du jour

Le large,

Les rivages,

Les grèves,

Les parois ocre qui défaillent

Les oiseaux qui planent et crient

Les lourdes barques qui craquent,

Voguant toujours au rythme des cœurs

Serrés, malmenés, délaissés.

 

C’est au jour le jour

Que chavire ou non

La barque,

Laissant ou pas

La vie

La paroi de courage

Les oiseaux du ravage

La barque que l’on franchit

Sans retour ou

                          Sans se retourner

 

C’est au jour le jour

Que le désastre du jour

Ritournelle et ressac

A lieu ou pas

 

Tel est le dé

Telle est l’horloge

Tel est l’effroi du jour le jour.

 

                                               

XXII

 

Couper court à l’injure

Couper à travers champs

Couper les barbelés

De l’infamie

Couper les vivres (non, non, pas les vivres, ne coupez pas les vivres)

Les cheveux,

Couper la trame

De la vie. (Non, non, pas la trame, ne coupez pas la trame de la vie)

Lignes et parcours abolis,

Lignes à franchir,

À deviner,

À suivre,

Ne pas couper le fil

Enjamber,

Débrousser chemin

Ne pas se retourner,

Survivre (ferme empreinte du sol,

Même étranger)

Se profiler à l’horizon

Créer sa ligne

Son souffle nouveau

Aspirer à franchir toute frontière

Deviner que la terre est ronde et

Sans barrière

Circuler, faire circuler le sang,

Les files, les langues,

Les destins,

Franchir l’obstacle à chaque instant

Ne pas s’ancrer,

Virevolter, traverser, devenir

Files de couleurs,

Tissages et

Métissages,

Files infinies de nouveaux

Énée (sans désir de conquête)

Énée qui ne fonde pas Rome

Qui seulement dérive,

Chavire, respire,

S’aperçoit que le ciel est sans nom

Sans entrave,

Sans chaîne,

 

Farandole humaine

Qui prend l’air,

Devient souffle,

Vigueur, saveur

Musique des nuages.

 

 

XXIV

 

Ils sont falaise

S’effritent,

S’abîment

Éboulis de vie sacrifiée

Ils piétinent,

Cheminent,

S’embourbent,

Défient (ce qui reste du temps, du monde, des folies)

Foulent les herbes folles,

N’échappent pas au manque

Sont falaise,

S’effritent,

Ils sont dans l’élan de la marche

Des Giacometti

Étiques, faméliques

Qui traversent et ne feront

Qu’aller encore

Dans l’écho de leurs pas,

Dans la cadence du sang,

Dans le rythme secret

Qui les hante.

 

Ils sont falaises

Oui,

Falaises découpées,

Fissurées,

Fragmentées

Par les strates de l’abandon,

Du rejet,

Mais avancent

Dans le relief qui les façonne

Et les burine,

Oui,

Falaises de chair

Fixant un point d’horizon qui recule.

 

 

(Deuxième partie)

 

Parfum d’hiver

 

 

Grelottant dans l’aube

L’arbre-squelette

Est moins malingre

Que l’enfant noir

Qui marche seul

Dans la montagne.

 

Dans la montagne

L’enfant sans rien,

Si démuni et

Grelottant, grelottant

Neige et glace

Pour horizon

Ne sera-t-il pas

Gelé

Avant l’aube ?

 

 

 

Note de lecture de 

Agnès Adda

 

Francopolis, mars-avril 2021

 

 

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Créé le 1 mars 2002