LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –
CHRONIQUES – ESSAIS
Une lecture des
« mi-graines »
par le critique roumain Dan Cristea
Ara Alexandre Shishmanian, Mi-graines (Échappée
belle édition, collection Ouvre-boîtes, novembre 2021, 15 €) Qu’est-ce
que la migraine ? Ce mot, qui comporte la scission en lui-même (« mi-graine »), désigne, selon le dictionnaire, une
« douleur d’origine vasomotrice, affectant un seul côté de la tête et
accompagnée souvent de nausées et vomissements ». Une douleur singulière
donc et à champ symbolique riche, car elle se définit par opposition, par
antithèse, poétiquement parlant (un hémisphère est sain, l’autre – malade),
par rapport métonymique (une partie pour le tout), par des manifestations
collatérales considérées de règle comme appartenant plutôt à la féminité
(nausée, vomissement), ainsi que par un usage linguistique spécial. Ainsi,
nous disons couramment, en français comme en roumain, « la tête me
fait mal » (« mă doare capul »), et non
pas « j’ai une migraine » – même quand, symptomatiquement
parlant, c’est bien ce dernier cas dont il s’agit. Roland
Barthes, par exemple, ne manque pas de saisir les ouvertures ainsi que les
ambiguïtés du terme. Atteint lui-même par cette affection, comme Michelet, le
critique glose sur les migraines dans quelques fragments de son livre sur
lui-même (Roland
Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975). La migraine se manifeste à l’intérieur
même de la tête, comme une douleur obscure, mystérieuse, même perverse, dit
Barthes, car elle ne serait pas étrangère aux mécanismes inconscients du
refoulement. Dans
son auto-analyse, l’écrivain constate que ses migraines les plus fréquentes
surviennent non sur fond de stress comme on pourrait s’y attendre, mais, au
contraire, en conditions de repos, de relaxation. Elles semblent ainsi
cacher, réprimer quelque chose de secret. Ce que Barthes remarque également
c’est que les migraines transforment le corps en quelque chose de dense,
opaque, neutre et indifférent. La migraine coïnciderait avec un état
d’obscuration, d’effacement des différences (même sexuelles), un refus de la
forme. Je
ne sais si Ara Alexandre Shishmanian a lu ces fragments de Barthes, mais il
me semble que certains constats sont valables dans les deux approches, celle
du théoricien littéraire, et celle du poète. La migraine serait en effet un
dérèglement, une déformation, une impasse de la raison, un blocage du
langage, une figure sans figure, une incitation à la connaissance de soi, un
tremplin pour l’auto-analyse. Poète
surréaliste pur-sang, Shishmanian pousse néanmoins les choses bien plus loin.
Dans son imaginaire, les « migraines » (dont il prévoit un cycle de
six volumes de poèmes) représentent tout, et en premier lieu, la lentille à
travers laquelle il regarde le monde. La migraine, telle la
« folie » pour les surréalistes des années 20-30, est ici un mode
d’exister et de se définir. Autour de ce signifiant de la douleur, le poète
développe un répertoire d’images d’une variété et d’une richesse
prodigieuses, dont ne manque aucun des grands et petits thèmes (motifs) de la
littérature surréaliste. La
« migraine » est substance, objet, animal fantastique, phénomène
impossible, métaphore, analogie, dualité, dédoublement, négation,
allitération, écriture automatique, jeu de mots, oxymore, mais aussi paysage
mental, état de sommeil ou d’éveil, onirisme, hasard, pathologie et
irrationalité, décapitation ou condamnation à l’anéantissement. Ubique
(« migraines en migration »), multiforme et
auto-génératrice, la « migraine » se conjugue avec toute chose, sur
la base d’un paradigme illimité. Elle peut être personnifiée (« les migraines
frappent à la porte de l’incompréhensible, impatientes qu’on leur réponde »),
implique des métaphores végétales (« les migraines fleurissent entre
deux secondes »), animalières (« la migraine s’épanche de
mon sexe tel un reptile fumeux »), aquatiques (« la migraine
obscure mène son troupeau d’eaux »), domestiques (« les
outils de migraine », « chambres reptiliennes aux parois
migraineuses »), urbaines (« les souterraines des migraines »).
Bien entendu, le lieu de prédilection où l’on peut la surprendre reste
l’intérieur mental : « la migraine se promène sous ma calotte
crânienne comme un œil en quête ». En
même temps, la « migraine » affecte et dérègle simultanément tous
les sens. Les « migraines » peuvent être transparentes et opaques,
fulgurantes et compactes, parfumées, invisibles, inaudibles,
unidimensionnelles, chimériques… Pour Shishmanian, la « migraine »
représente abîme et non-être, l’atopie et l’achronie où « le front ne
rencontre que le vide – à la place des signes », quand « dans
l’obscur de la migraine l’esprit n’est que souvenir du néant ». Le
monde se fissure, s’interrompt purement et simplement, se vide de sens, se
suspend dans un cri dissonant couvrant des mythologies obscures :
il indique, mais ne signifie pas, alors que le chercheur d’indices lui-même
s’avère mis entre parenthèses. Ainsi, « la migraine est un message du
néant ». Le
langage lui-même se trouble et s’écarte de sa valeur communicante, se
fragmente en des silences impénétrables et des émissions inintelligibles
(« migraine des mutismes entonnés, dépouillés de l’arbitraire et du
sens des mots »). État de solitude et d’exaspération,
d’évanouissement et de dépersonnalisation, avoisinant la mort, la
« migraine » paralyse et aveugle (« la migraine s’approche
de moi telle une morte au miroir vide »). Intervient alors une
figure grotesque, un personnage-masque. Le funambule, l’arlequin, le bouffon,
le somnambule – symbolisant en même temps le risque, la répétition, les
automatismes, la désindividualisation – hantent l’imaginaire du poète. Car
l’être de ses poèmes, dépourvu de tout attribut propre, semble se réduire à
une pâle réflexion des miroirs dans les miroirs (« la
chambre marron me fend telle une guillotine en deux miroirs qui
se cognent l’un contre l’autre »). Le
« moi », qui se manifeste d’ailleurs avec parcimonie et extrêmement
rarement, ayant l’apparence de « cadavre exquis », est en fait un
« lui », enveloppé, de manière apparemment paradoxale, dans la
béatitude plénière du néant. (…) Un « je » crépusculaire se raconte
ainsi dans ces poèmes, plongeant encore et encore, avec une obstination
douloureuse, dans des « énigmes et mystères ». Se constitue
ainsi une mythologie personnelle, où la « migraine » est destin, moïre, norne, mort. Le
personnage des poèmes pourrait être considéré, donc, comme étant « la
main qui écrit », portée par la productivité infinie du langage. Autant
l’être se vide de soi-même, autant s’accroît la nécessité de dire
l’indicible, l’impossible (« des mots de contemplation éclatants de
silence • mon regard se remplit de leur articulation muette »).
Les sens des « migraines » se multiplient ainsi à l’infini, sans
s’arrêter à des signifiants univoques. En paraphrasant un célèbre dicton
surréaliste, Ara Alexandre Shishmanian n’est pas seulement un poète inspiré,
mais un poète qui inspire. Dan
Cristea Critique littéraire,
directeur de la revue Luceafărul / L’étoile
du matin (Bucarest) (présentations aux volumes Migrene
I, II, III, éd. Cartea românească / Le livre roumain, Bucureşti,
2003-2005) En français par Dana Shishmanian (en
guise de préface au recueil Mi-graines) |
Note de lecture de
Dan Cristea
Francopolis, janvier-février 2022
Créé le 1 mars 2002