LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –
CHRONIQUES – ESSAIS
Carole Carcillo Mesrobian : De Nihilo Nihil
(*)
Dans la lecture de Dana
Shishmanian
Éditions Tarmac,
janvier 2022, 52 p., 12 €
Nous lisons, sur le
site des éditions Tarmac, en guise de présentation de ce second volet du
diptyque que dédie l’auteure au « néant », si l’on peut ainsi
traduire le mot latin nihil dont elle exploite toutes les posibilités
de jeu : « Après nihIL où le langage n’est plus qu’une danse circulaire apoplectique autour de ces quelques premiers mots du Tao, "Le Tao est à la fois nommé et innommé", incapable d’exprimer cet univers vibratoire pourtant constitutif de notre réalité, De nihilo nihil est le second acte de notre tragédie existentielle. À une époque où nos visages ont disparu sous les masques qui nous bâillonnent et cachent la trouille de ce changement de paradigme inévitable, où en sont nos existences ? Continuerons-nous à incarner ces rôles inventés pour survivre dans des sociétés ineptes et vouées à un échec spectaculaire (et programmé ?) ou bien comprendrons-nous que sous les rôles, et au revers des langues, il y a l’unité, la réunion, et que chacun de nous "en tant qu'il est innommé est l'origine de toute chose, en tant qu'il est nommé est la mère de dix mille choses". (Lao Tseu, Tao Te King). » On dirait, en se fiant à cette (auto ?)-présentation, qui
est sans doute vouée à nous fournir une clé de lecture (mais en est-elle
une ? ou n’est-elle plutôt qu’une couverture pour un autre contenu,
absent du livre et émergeant hors tout cadre référentiel), on dirait donc
que, si nihIL était comme la
personnification du « néant », alors le masque, mot-symbole
abondamment évoqué dans ce second recueil, vaut pour le concept, non
explicitement nommé mais sous-jacent, de persona, le
« rôle » que néantise parfaitement le dérivé français
« personne » !… On nous avait dit jadis : de
nihilo nihil…, pour justifier, par ricochet et sur une base
aristotélicienne (tout existant a une cause, tant matérielle qu’efficiente, ergo
rien ne sort de rien), d’une massa confusa
originaire, d’une materia prima de la
Création – en opposition philosophique directe avec la thèse purement
théologique d’un absolument ex nihilo, tout-puissant et
auto-suffisant… (les deux thèses s’appuyant d’ailleurs communément sur
l’interprétation du premier verset de la Genèse biblique). Carole Carcillo Mesrobian semble vouloir nous dire, comme pour
la démasquer, qu’en fait il y a une troisième voie : De Nihilo Nihil,
à savoir, du néant, personne – où « personne » est le masque
théâtral dont le cadre de référence, la scène, est notre monde, aussi
inconsistant que le ou les rôles que nous y jouons, chacun individuellement
et/ou collectivement. Les choses sont dites parfois de manière brutale, sans
ambiguïté, mais la plupart du temps, on a plutôt l’impression d’être embarqué
dans une incantation envoûtante où le raisonnement de chaque phrase semble,
formellement parlant, parfaitement conduit, alors que la compréhension nous
en échappe, glisse hors cadre. Comme si l’écriture elle-même, par ses volutes
paradoxales, était vouée à nous convaincre, par l’exemple, de cette
universelle vacuité de sens, de ce spectacle baroque et vain – pour nous
amener ainsi, vidés, sur le rivage d’un réveil dont elle ne nous dit plus
rien : ce serait à nous de l’accomplir… ou non. A-t-elle l’auteure,
cette intention-là ? Peut-être… mais pas l’ambition, car son livre de
réflexions en mode aphoristique, qui s’accumule en couches successives de stances-sentences
rythmées morphologiquement par des verbes assertifs et rimées sémantiquement
par des adjectifs oxymores, prend volontairement l’air d’une humble
confession, d’un aveu intime d’impuissance, alors même que le collectif
« nous » est constamment adopté, comme pour conjurer le sort de
l’humanité entière. On dirait que dans cette humilité même, feinte, singée,
voire parodiée, mais pourtant aussi sincèrement compatissante que justifiée,
réside une (im)possible forme de
« salut », consistant dans l’abandon (il)limité de toute persona,
de toute scène, de tout « monde »… Pour
autant que ce recul salvifique s’avère lui-même autre chose qu’un (in)défini
changement de décor… Quelques étapes du parcours, dans une lecture à travers les
mailles du filet : « Une mythologie événementielle détourne l’évidence de
l’absurde vers une théogonie arbitraire. » (p.
11) « Nous attendons le dénouement pour recouvrir nos
masques avec la disparition de leur rôle. » (p.
15) « Notre spectacle s’édifie sur une somme de paradigmes
fictifs démultipliés par un nombre fantasmagorique. » (p. 18) « Nos répliques se heurtent à une marge délimitée par l’abondance
de son infinitude. » (p. 21) « Notre spectacle raconte la barbarie de notre
représentation. (…) Nos masques recouvrent l’altérité de nos similitudes. »
(p. 27) « La démesure du chaos disparaît sous l’édification
d’une cosmogonie coercitive. La fiction de notre illusion façonne la légende
constitutive de notre histoire. » (p. 29) « Un courant bestial révèle l’impossibilité charnelle
de nos personnages. Nous articulons avec des bouches civilisées pour endiguer
la brutalité de nos rôles. » (p. 32) « Une science omnipotente rassure la possibilité
d’achever l’espace de notre perte. » (p.
33)S « Nous atteignons une paix périphérique en absorbant la
trace du silence. » (p.
38) « La fiction de notre tragédie falsifie une mythologie
du vide. Nos personnages n’existent que derrière la transcription d’un
langage théâtral. » (p. 40) « Nous élaborons des circonstances hasardeuses pour
poursuivre l’espace de notre disparition en nous croyant à la conquête de
notre destin. (…) Nos costumes s’articulent avec l’absence de nos personnages.
Nous sommes aspirés par la représentation du silence. » (p. 41-42) Une écriture décapante qui secoue, dénude et bouleverse :
nous en avions bien besoin ! ©Dana Shishmanian (*) Pour faire connaissance avec
Carole Carcillo Mesrobian – poète, critique littéraire, revuiste,
performeuse, éditrice et réalisatrice – visiter sa page
d’auteure sur le site de la revue en ligne Recours au poème. |
Note de lecture de
Dana Shishmanian
Francopolis, mars-avril 2022
Créé le 1 mars 2002