LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES –CHRONIQUES

 

Petite étude de Dominique Zinenberg 

sur trois recueils de Pascal Hermouet aux éditions Unicité :

Sillage (2019, 13€), Passage à l’heure d’hiver (2020, 12€), Mosaïques (2020, 12€)

 

Toujours tu chériras la complexité morcelée

 

Sillage et Mosaïques sont composés en trois parties : Partance, Traversée, Ancrage pour l’un, ce qui d’emblée impose le décor maritime, et une trajectoire ; Tessella, Umbra, Lux pour l’autre, situant les poèmes dans une dimension linguistique qui ramène à l’Antiquité et au monde méditerranéen. Passage à l’heure d’hiver ne contient que deux parties : « Le jour j’entends le ressac de la nuit » ; « La nuit je vois tous les cristaux du jour » qui jouent sur les oppositions jour/nuit et entendre/voir comme si les deux expériences se neutralisaient ou que les paradoxes qu’elles mettaient en lumière étaient la visée du texte et dans un très beau chiasme prometteur.

 

Bien que chaque ouvrage ait son unité et son objectif et qu’il se suffise à lui-même, une même petite musique justifie que l’on donne un aperçu global de ces recueils qui se font écho les uns les autres, se rejoignent ou s’éloignent, mais rendent compte d’une même nécessité : celle d’épingler des bribes de réel, dans leur mouvance provisoire à peine perceptible quoique concrète.

 

Dans les trois recueils, le processus d’énonciation est le même : je, tu, (nous), on. « Il me fallait prendre le large/on annonçait des vents porteurs. » ouvre Sillage. Passage à l’heure d’hiver commence avec « Au mitan de ma voie/j’avais enfin revu/des rubans d’or atlantique. » Quant à Mosaïques, son poème introductif situe les circonstances qui ont donné lieu à l’élaboration du recueil et semble même raviver un ancien procédé romanesque :

 

Alors que l’été s’achevait sans fanfare ni trompette

j’ai retrouvé rue de la Belle Épine dans ce grenier muet

un vieil album illustré aux couleurs de l’Antiquité.

La poussière dessinait des volutes pailletées.

Sans hésiter j’ai plongé

arrêt sur images…

 

Souvent au lieu de « je », se trouve un « tu » qui suggère une extériorité universalisable du moi : « Comme si tu partais en voyage/tu fermes les yeux » (Sillage p.12) et chaque fois que le poète invente ses propres commandements à la manière biblique, il associe au futur injonctif, un tu : « Mille surprises tu découvriras ensorcelé tu survivras » (p. 20), « toujours tu chériras la terre la mer le ciel » (p. 45)

 

Chaque recueil est un départ, une « partance » ; soit il faut combler une nécessité intérieure : « Il me fallait prendre le large » ; soit c’est un incident fortuit qui décide du voyage à partir de souvenirs, d’un album illustré ; soit comme dans Passage à l’heure d’hiver « le temps gouttait le mal croissait et/mon corps passait à l’heure d’hiver. // Il manquait l’autre moitié de moi/retour à l’Ouest de l’intérieur. » : c’est le besoin de la terre après l’expérience de la mer qui décide de tout.

 

La mobilité, le mouvement, la marche, le déplacement sont suggérés par des verbes de mouvements, par d’imperceptibles ou sensibles changements de décors, villes, paysages. « Peu à peu tu te mets en route » (p. 12) ; « Comme ton paysage s’aère » (p. 20) ; « Au fur et à mesure que tu touches les maisons/de calcaire » (p. 26) de Passage à l’heure d’hiver, répond dans Sillage par, par exemple « très tôt levé avant la foule tu conduis vite le long de côtes » ou par « Pour devenir il faut sortir » ou encore « pas d’autre choix que d’aborder » (p. 23, 40, 51) et il en est de même dans Mosaïques où l’on voyage de ville en ville, de Grèce en Turquie : « Plus loin au petit matin/Delphes/Delphes s’éveille. » (p. 16) ; « Mais voici Thèbes/ Thèbes s’étire/ » (p. 19) ; « Puis mes pas me mènent/ rue Ermou » (p.31 ; « Alors au gré des ruelles je dérive/ comme au milieu de nulle part/ toujours attiré par le centre j’avance » (p. 47)

 

Partir c’est voir, sentir, entendre, expérimenter. Les sens en alerte, les paysages et les sites sont d’abord des couleurs, des lignes, des miroitements, des irisations, mais ils sont aussi des sons, des ritournelles aussi bien maritimes que terrestres. Quel que soit le recueil, le poète est charmé par des tonalités chatoyantes ou diluées, par ce qui scintille ou éclabousse. Qu’on se trouve en Atlantique ou en Méditerranée, on retrouve le prisme de l’arc-en-ciel, les mauves, les violets, les bleus gris, toute une gamme chromatique à la fois lumineuse et brumeuse : par petites touches veloutées, miroitement de vert et de bleu mêlés, par petites touches aimantées, éclats de neige étoiles sanguines, pour un camaïeu de cieux unis, Instants d’hiver éperdu/aux reflets de miel onde orientale/suave lumière, pêle-mêle tenace motifs pastel, vagues infinies, net triomphe du gris taupe/lent trajet incertain , Alors que le ciel laiteux, Quand apparaissent des filaments de brume, tout s’illumine même les parts d’ombre, direction le ponton maudit/celui du bois de la folie/et des éclairs intermittents…

 

En relevant ces bribes de poèmes, je tiens à ne pas préciser de quel recueil ils viennent car ils sont des éveils magiques quel que soit le moment, quel que soit le lieu, quelle que soit la page.

 

Quand les paillettes du temps débordent

du cadre sépia de ton enfance

tu caches le sablier cuivré

 

ballet de pigments tango des miroirs

comme une irisation des souvenirs. (Sillage, p. 27)

 

Les paillettes et l’irisation permettent de saisir l’impression de diffraction de la lumière, sa capacité à se disperser, se morceler, faire mosaïque. Partout l’idée de fragmentation, de brisure, de morcellement s’impose au détour d’un vers et ce monde fissuré, diffracté, en tesselles, en morceaux, en parcelles, en lambeaux colle à la vision intime que le poète a du monde. Le sentiment que la vie n’est qu’un puzzle (sans doute incomplet) se trouve confirmé dans ce que l’on voit du monde, voire de ce qu’on en entend. Et c’est comme si/cette vie nous morcelait (p. 14) ; stances d’été fragmenté pour Herculanum (p. 15) ; et je recolle peu à peu une vie en morceaux/ comment éviter l’envoûtement/ d’un puzzle plus que millénaire (p. 47) ; Rien n’est perdu tout est béni/ car ces fragments de vie refusent l’oubli/ (p. 55) (Mosaïques).

 

À l’acuité visuelle chatoyante et pulvérisée s’ajoute l’acuité auditive, tout aussi éclatée et sujette à la réverbération. On en trouve un bel exemple dans Sillage (page 56) :

 

Ce promontoire reçoit l’orant

quand l’océan joue du violon

diverses matières résonnent ensemble

 

lutte sensorielle osmose païenne perspective brute ode quotidienne

je plonge donc je suis

comment revivre à l’infini

de l’art de l’émerveillement.

 

L’absence de ponctuation renforce l’impression d’interpénétration des « matières » et le heurt des mots, en particulier du vers cinq mime la violence des éléments, la cacophonie de la lutte.

Le champ lexical du bruit et de la musique est immense dans ces poèmes : il y a le bruit du vent, celui des cloches, des pendules, des cheminées, du pouls, du « rauque muezzin », des marées. On y entend le « crissement des mots ça et là » « palpitations ici et maintenant », le poète dit « goûtons ces paroles fraîches », « j’écoute ces voix qui montent » ou la « chanson tourbillon » et ce « chant magnétique ». La voix et le chant bien sûr mais aussi les instruments. Ces derniers sont parfois nommés pour être niés (sans une pointe de dérision ou d’humour) comme dans le vers liminaire de Mosaïques : « Alors que l’été s’achevait sans fanfare ni trompettes » ou dans un des poèmes de Sillage : « nulle cornemuse ni de bombarde » (p.17), mais dans ce même recueil, le poète évoque le violon de l’océan. La musique impose sa présence de façon très riche et variée. Tantôt Pascal Hermouet fait référence à une hypnotique berceuse, ou à l’écho de requiem ou de tel concerto (qui) requiert un austère tempo, tantôt il introduit des termes techniques souvent d’origine italienne pour suggérer les diverses tonalités ou humeurs du paysage ou du moment: cantabile moderato, lent lamento, tempo primo, liturgie/messe pour naufrage en granit majeur, « Les ombres t’entourent prestissimo », « tu t’abandonnes aux modes alpha decrescendo » pour finalement dans Passage à l’heure d’hiver donner le nom d’un compositeur (p.39) : 

        

Dans tes rêves secs chaloupe l’adagio d’Albinoni

 

À travers les trois recueils on ne peut qu’être sensible à l’attention du poète aux signes, aux langues, aux références culturelles populaires ou savantes, à la sensibilité au latin, aux récurrences grecques dans la langue actuelle, au voyage des mots, au « sillage » qu’ils laissent, aux mythologies qu’ils convoquent, au travail sur les vers qu’ils exigent : jeux avec les mots, rimes intérieures, détours humoristiques, vers libres non ponctués, allitérations et assonances, adages et parodie de Commandements, personnifications, un art de la distance ironique mêlé à une sensibilité extrême à la sensation, aux souvenirs d’enfance, aux strates du temps et de la culture.

Voici dans ce poème de Mosaïques, un bel exemple de quelques-unes des qualités de Pascal Hermouet. Il se trouve page 28 :

 

Près du vieil olivier deux âmes conversent

chassé-croisé orange pour débat des lumières

discours platonique de novices policés

près du sage olivier nos langues dialoguent

de tout de rien concerto à deux voix

polyphonie discrète arguments empressés

près du grave olivier les dieux écoutent et délibèrent

de l’importance d’être polyglotte.

 

Ne serions-nous pas auprès de Verlaine et de son « Colloque sentimental » dans le premier vers ? Le topos de l’olivier quand on se trouve en Grèce n’est-il pas attendu ? Et comment à la fois en faire mention et trouver la bonne distance pour l’évoquer sinon en le personnifiant par les adjectifs vieil, sage, grave ? Comment ne pas voir une allusion aux Lumières dans « pour débat des lumières », siècle de débats politiques et intellectuels par excellence ? Puis vient la référence à Platon, son art du dialogue, l’allusion légèrement voilée à « l’amour platonique » qui devient « discours platonique », puis soudain l’irruption d’un « nos » qui renvoie à un présent d’énonciation, au dialogue présent, à la présence du grec dans nos mots, de ces strates unissant les langues mortes aux langues vivantes de telle façon que les « novices policés » (on entend alors très bien les allitérations en « s », l’assonance en « o » que les mots olivier et orange préparaient et qui seront répercutés dans les mots « dialoguent », « concerto »,« polyphonie », « polyglotte ») sont les éternels étudiants découvrant la philosophie et s’y exerçant maintenant comme ils s’y adonnaient dans les temps anciens où la philosophie naissait, était neuve et novice. Et voilà que surgissent aussi des mots grecs et français « polyphonie », « polyglotte » qui concrétisent l’image de « nos langues dialoguent » et la rendent à la fois sensible, vivante et pertinente. La chute du poème recrée l’Olympe quelque peu folklorique telle qu’Offenbach a pu nous la suggérer pour clore avec légèreté par une pirouette amusée.

 

Chaque poème de chaque recueil transpose un jour ou une nuit. Bien des poèmes naissent avec le jour : c’est un élan, un bond dans la vie, dans les mots. La nuit est souvent insomniaque, mais il reste du jour dans la nuit et vice-versa : c’est cette oscillation, cette interpénétration de l’obscur et du clair, de l’opacité des songes, des insomnies, des aubes, des zébrures et sillages qui rendent la lecture de ces trois recueils très attachante. Les vers océaniques ou méditerranéens drainent des légendes (celtiques) des mythes (grecs), des traditions, des éruditions et sculptent des paysages et le rappel discret de tragédies, de naufrages mais aussi de beauté. Avec Pascal Hermouet, nous ressentons à chaque page une « invitation au voyage ».

 

Et voici l’insomnie qui jaillit tel un cheval sauvage

à la fois superbe et rebelle qui toujours galope

vers de nouvelles prairies vers de nouveaux défis

au milieu des broussailles amère course offertoire

le mors aux dents crinière en sang que nul ne voit.

 

Les plaines de l’idéal regorgent de fières crevasses

quand d’aventure une mauvaise chute éteint l’élan

mais tu arrêtes ton outsider au bord du gouffre

fil conducteur pour samouraï

de l’ignorance des Thermopyles.

             Passage à l’heure d’hiver, p. 37.

 

©Dominique Zinenberg

 

 

 

Notes de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, janvier-février 2021

 

 

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Créé le 1 mars 2002