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LECTURES –CHRONIQUES

 

Note de lecture par Dominique Zinenberg :

Dentelles des reflets de Venise de Chantal Robillard, poèmes et photos

(éditions Astérion 2021, 12 €)

 

 (*)

Sophistications miroitantes à la vénitienne

 

En fine connaisseuse de Venise, en amie fidèle de Venise, en flâneuse et observatrice au fil du temps, de l’eau, des ponts, des ruelles, hors saison touristique, Chantal Robillard saisit la Sérénissime dans ses couleurs, ses odeurs, ses sons et son quotidien ordinaire sans jamais pourtant la flétrir ou la désenchanter.

Par mille roueries poétiques, elle nous la fait voir sous tous ses angles, la couvrant d’une mosaïque de mots simples ou extraordinaires, de sonorités heurtées, saccadées en veine d’allitérations gutturales comme dans le poème intitulé « Giocondità » page 15 ou fricatives comme dans « Pieux » p. 53 quand il ne lui prend pas l’envie de s’essayer aux allitérations en « p » avec un appétit dévorant, une verve de joueuse avec son poème « Patines » p.23

 

                                                  Palais alignés

                                                 Pilotis bariolés

                                                Pollution corrosive

 

                                                Paon emblématique

                                                   Phénix/Fenice

                                                Pastiche griffonné

                                                  Pauvreté honnie

 

                                                  Passant inconnu

                                                    Pêcheur jurant

                                                  Pompiers klaxonnant

                                                 Parcours labyrinthique

 

                                                     Papier marbré

                                                   Portique noirci

                                                     Parc ombragé

                                                     Plafond peint

 

Passerelle piétonne

Pas perdus

 

                                                     Plan quadrillé

                                                   Polyptique roman

                                                     Piombi sombres

                                                      Point tramé

 

                                                  Patrimoine universel

                                                      Pieta voluptueuse

                                                                 Pilote – wattman

                                                    Portrait xylographié 

 

Petits yachts

Piazzetta zinzolin

 

Comme on peut le voir, le poème ci-dessus multiplie les contraintes. Non seulement la lettre « p » impose sa sonorité à chaque vers, mais la déclinaison de l’alphabet dans le corps du texte refait surface ici comme il l’avait déjà fait en partie dans le poème liminaire « Ah Venise », totalement dans le poème « Arabesques du zéphyr » (dans lequel le titre annonce bien l’abécédaire). Les quatrains du poème sont autant de flashs recomposant Venise dans toutes ses composantes contradictoires : la grâce et la fragilité ; la nature et la culture ; la vie banale et la féérie époustouflante.

 

Les roueries sont formelles, sonores, visuelles et passent par de courts récits elliptiques, des listes ou énumérations nominales, des scènes banales et triviales, de flâneries, d’arrêts sur image, d’émerveillements etc. Les poèmes sont des jeux aux dispositions variées : tantôt des haïkus, tantôt des quatrains, des sonnets, des vers libres, des acrostiches, des anagrammes et chaque page versifiée contient sa nuance, son extravagance, sa fantaisie presque en forme de calligrammes. Parfois un mot est rouge, tantôt bleu pâle ou vert, surjouant ce qu’est en train de dire le mot. Chantal Robillard joue avec les caractères, les polices car la poésie avec elle est un travail sur les signes, sur le visible ou l’auditif plus encore que sur le signifié. Elle fait son miel de la disposition du poème sur la page, des typographies, des lettres, de l’entrelacement des langues (ici le français et l’italien).

 

Venise est aussi saisie par les photos qui accompagnent les textes, magnifiques photos cadrées comme des tableaux, fixant des instants de vie non pas sournoisement ou à la sauvette, mais au grand jour révélant les nuances et reflets de l’eau, la lumière des pierres, la tranquillité secrète des passerelles, du glissement sur l’eau des barques ou gondoles. La rouille des garde-fous, la lèpre des maisons rongées par les pluies, les crues, la perfection d’un puits caressé par une douce lumière, « Petit palais aux Zuttere. /Balcon au troisième étage, /Dégoulinant de pétunias. » (p.21) ou Burano au soleil couchant si ce n’est la Place Saint Marc en aqua planning reflétant le Palais de Doges. Nous devenons entre texte et image, comme Venise entre terre et eau, captif du charme plein d’artifices que la poète apporte, creuse, révèle, peaufine.

 

Le tangage, le roulis, les pavés irréguliers, les faux semblants des reflets (qui sont trompeurs et magiques), les splendeurs des Véronèse, Titien ou Tintoret, l’écho de la Fenice (p.46) la magnificence des palais, tout contribue avec la présence malicieuse d’Italo Calvino par exemple dans le poème « Si » p. 60 (la « fondante » dentelle selon Jacques Jouet, fondante à la manière d’une barbe à papa, puisqu’elle s’étiole, devient reflet de reflet, écho d’écho jusqu’à extinction), tout contribue donc malgré le parti pris du jeu, à laisser filtrer la mélancolie, la mort à Venise, la nostalgie d’une fête fantôme et le regret instantané, à la toute fin du recueil de Venise dont on se sépare comme d’un rêve.

 

                                                      À Venise, les pieux

                                         se tiennent droits, costauds,

                                         ou gracieux, près des quais.

                                                         Les Vénitiens aussi.

                                                  Ils savent : vu du pont,

                                                   leur reflet sera flou.

 

Chaque poème est donc une dentelle pour Venise ou une dentelle de Venise, c’est-à-dire quelque chose de rare, une survivance folklorique d’un passé révolu :

 

La dentelle des sirènes

 

                                À Burano souvent j’ai vu 

                              De bien vieilles dentellières.

                           Mais c’est en Chine ou à Hong Kong,

                              Qu’on fait les dentelles vendues :

 

                               Entièrement mécaniques !

                            Nos dentellières le savent bien

                            Qu’elles font couleur locale,

                            Au pied des maisons colorées.

 

                              Il faudrait que j’invente ici

                                 les détails de la légende

                              du beau marin vénitien qui,

                               partant, offrit à sa fiancée,

 

                               une algue qui fut appelée,

                              quand la promise eut reproduit

                                 son joli dessin aux fuseaux,

                                   la dentelle des sirènes …

 

Chaque dentelle est unique et crée des ajours dans le temps, des arabesques sur la page, des réminiscences dans l’esprit. Il serait vain de tenter de rassembler toutes les ramifications qui se tissent autour de la toile labyrinthique de Venise car Venise appelle à l’ancrage comme au voyage, à la sérénité comme à l’anxiété, aux arts, aux caprices, aux prestiges et aux folies. L’association des mots dentelles et reflets dans le titre suggère à merveille le caractère insaisissable de la ville et comme le dit au détour d’une page Chantal Robillard, « Avec ce temps-ci/ Où tout se confond/ Dans une même brume/ Rognant les contours, / Mieux compris Turner ! » (p.76)

Lisons donc ces dentelles-pixels dans un équilibre précaire entre le flou et le précis, le souvenir ou le souvenir de souvenir, entre sensibilité et culture, dans une sorte de pagaille boulimique et chatoyante, à même l’hésitation du vagabondage esthétique ou réaliste (et baroque !) que nous offre ici la poète. Le pavé irrégulier de Venise qui glisse et fait tomber rappelle Proust. Cela permettra-t-il que « toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel » se dissipe dans la beauté incandescente de la Sérénissime dont le séjour actuellement, n’est qu’un vœu, une attente, un désir ? En tout cas, laissons-nous bercer par le chant aux vers irréguliers et parfois même claudiquant en tournant une à une les pages de ses Dentelles des reflets de Venise !

 

Percussions

 

Monter, monter, puis

S’arrêter pour regarder

Les reflets d’un pont.

 

             Au milieu du gué.

             Descendre deux, trois ou cinq

             Marches, reprendre

 

                     Sur le pont suivant :

                     Une, deux, huit, dix marches…

                     Montée, descente,

 

                                            C’est le rythme en

                                            Venise, ville des pas,

                                            Change à chaque coin,

 

                                                                 Place, rue ou pont.

                                                                            La jambe ne peut avoir

                                                                                             Un pas régulier.

 

Tantôt on valse,

Un, deux trois ; un, deux trois, un…

Tantôt fox-trotte,

 

                                            Parfois on court, ou

                                       Au contraire, on n’en peut plus,

           On marque le pas.

 

Enfin un bout plat !

Allons, ça ne dure pas :

Venise est bombée.

 

                                                           Le mitan des ponts

                                                      Est souvent bien arrondi.

                                                           Tous les parapets

 

                                                          Ont rampe en fonte,

                                                       En bois, en brique ou marbre,

                                                          Quelle variété !

 

Aucun pont pareil

Pas un qui n’ait son petit

Air bien unique.

 

 

              Dans les rues, partout

              Pavés, larges dallages,

              Claquant sous les pieds.

 

                                                                         Ah quel joli bruit !

                                                                       Chaque pas est sonore,

                                                                         Dans les rues la nuit.

 

Mais, trop d’arrêts, ça

Vous brise la cadence.

Alors on repart !

 

                                                   Venise, ville

                                                            De percussions, tous ces sons

                                                                    Qui se font écho

                                                                                écho

                                                                                         écho

                                                                                                                        écho

 

 

©Dominique Zinenberg

 

 

(*)

Pour se procurer le recueil : voir sur le blog de l’auteure.

 

 

 

Note de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, mars-avril 2021

 

 

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Créé le 1 mars 2002