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Note de lecture par Dominique Zinenberg :

Mon tour du monde d’Isabelle Minière

(éditions Rhubarbe, 2021, 10 €)

 

 

 

Les mots sont des fées qui guérissent

 

Mon tour du monde est moins une expérience géographique que psychologique. C’est un monde intérieur qui décrit non des paysages mais des impressions, parfois fugitives, parfois au contraire enkystées. Notre globetrotteuse gambade dans les méandres de l’âme humaine, tricotant et détricotant les flux du mental, les flux des peines ou des joies (quoique moins souvent) et tentant sans cesse de déjouer le sentiment de solitude, elle offre l’humour, la fantaisie, les mots simples comme autant d’offrandes et d’onguents. Les mots réparent, les mots cajolent ; ils sont comme un fluide traversant les pages et c’est peut-être pour cela qu’ils racontent, même a minima, une histoire. La poésie d’Isabelle Minière est avant tout narrative. On pourrait dire qu’elle met en scène de courts récits à partir de presque rien, se saisissant des mains, des nuits, des voix, du fait de marcher, de petits riens que font les vieilles personnes, un vivier très vivant, très mouvant, très humain, de cette pauvre humanité si cruelle ou absurde et dont les blessures affleurent au détour d’un vers, d’une notation. 

 

Ce qui fait récit ce sont les incipit plutôt classiques, les chutes remarquables, l’insertion de portraits, de dialogues et les péripéties ou fantaisies du voyage diurne ou nocturne, les tentatives des personnages à se sortir d’affaire, à trouver une issue à leur errance ou à leur détresse.

 

La poésie d’Isabelle Minière a besoin d’espace pour se dérouler, s’étirer et nous envelopper comme dans un châle de mots qui bercent, apaisent et rappellent des états émotifs changeants, mouvants, nuancés.

 

Dans la partie intitulée « Mains », Isabelle Minière croque en six poèmes, six portraits saisissants. Par la grâce de la métonymie, les personnages prennent vie, leur marionnette s’anime et à chacun s’applique un rythme, un caractère, une impression forte. Ce sont presque des allégories : celle du maître sévère qui fait peur, que l’on craint, dont on se dispenserait bien ; les mains de la mère toujours en activité « étaient partout/agiles, alertes, habiles/puissantes » « pétrissaient la pâte à tarte/épluchaient les légumes/donnaient des coups/repassaient le linge/tricotaient/giflaient/jardinaient/nettoyaient/frappaient ». Efficacité, froideur, méchanceté, violence, tout est finement suggéré par cette implacable série de verbes conjugués à l’imparfait. « Les mains de Jeanne » au contraire introduisent la fantaisie, la liberté, la joie de vivre, la fragilité de la vieillesse, la tendresse, la protection : « Les mains de tante Jeanne/ se marraient, disaient des gros mots/ et faisaient rire les enfants // Elles avaient tout vu, tout entendu, tout enduré/elle cousaient, dansaient sur le tissu/ elles s’envolaient ».  Quant aux « mains du père », elles sont celles de l’homme malade qui « se désespéraient / immobiles sur le lit/ silencieuses/ mortes avant d’être mortes ».

 

Dans le monde poétique d’Isabelle Minière, l’enfance et les enfants ont une place à part, une place privilégiée : il est le monde de l’insouciance et du sentiment de perplexité face aux agissements des adultes. C’est ainsi que l’on voit les enfants aussi bien du dehors mus par un besoin irrépressible de s’agiter, de se donner à fond dans leurs jeux (la marelle ou grimper aux arbres par exemple) que du dedans quand ils s’interrogent avec sérieux ou désarroi sur la façon dont les adultes se comportent. (« Plus tard, dans longtemps, quand on sera grands/ est-ce qu’il faudra se ranger aussi ? / en rang par un, en rang par deux ? en rang par trois, pourquoi pas ? p. 21) Parfois le point de vue omniscient du poète lui permet d’écrire aussi ces vers dans « Cache-cache » :

 

Les mains des petites filles

riaient, pleuraient, rêvaient

elles se savaient en sursis

de moins en moins petites… (p.30)

 

Quant aux fantasmes des adultes, ils prennent souvent une coloration érotique et tendre qui laisse deviner un désir d’intimité ou de combler un manque. Ces évocations censurent d’éventuelles douleurs latentes en privilégiant l’appel à l’imaginaire, à l’humour, aux inventions langagières.

 

Tendre le bras,

Promener la main sous les draps

Au cas où

Aucazou, quel joli nom

Tu décides de te surnommer aucazou (p. 35)               

 

Elle dit, à sa manière nonchalante, élégante et simple, son malaise existentiel voire métaphysique sans nous en faire porter le poids. C’est tout l’art de la poète qui ne nous accable pas des maux qui l’accablent. D’entrée de jeu avec « Marcher », elle déploie la problématique baudelairienne du « Any where out of the world » quand elle écrit dans une des strophes de « Mon tour du monde » :

     

J’ai voulu voir la lune, changer de planète

mais c’était réservé aux cosmonautes

Et puis, dans le ciel aussi, il y aurait eu moi

on s’emmène toujours avec soi

Moi et moi, on est rentré chez moi.

 

Et elle termine son poème liminaire par ces vers :

 

On s’est bien baladé, tout compte fait

Maintenant c’est l’heure de partir

un dernier voyage, en somme

pas besoin de bagage

et je m’emmène avec moi

pour la dernière fois

 

                                           Ailleurs, tout là-bas

                                           loin, loin, loin

 

Comme on le voit ci-dessus la mort n’est jamais très loin ; elle hante bien des poèmes du recueil sous diverses formes. Tantôt c’est le père mort vingt ans plus tôt qui revient en rêve dans le poème appelé « Visite de nuit » et où le « revenant » entre en conversation avec la poète pour lui donner dans un souffle une leçon de vie :

 

Dis-moi, j’avais bien quelques qualités ?

- Oui, la curiosité, le sens de l’humour, l’empathie…

Je n’ai pas fini mais il me coupe aussitôt :

- Alors garde ça ! Garde ça et fais-en ce que tu veux

Le reste, jette-le, loin, loin, loin. Débarrasse-toi ! (p.40)

 

Tantôt, la conscience de mourir termine un poème avec mélancolie et le poème s’interrompt comme se rompt le fil de la vie, dans le sommeil, en douceur :

 

Respiration, souffle…

Ça respire donc ça vit

Savoir qui je suis

Attendra bien demain

Sauf si…

Il y a toujours une nuit,

Pour chacun

Où demain ne vient jamais (p. 53)

 

La présence sous-jacente de Descartes n’y change rien, car en un instant on peut basculer de l’autre côté. C’est d’ailleurs ce qui arrive à la vieille dame dans « Éteindre » :

 

Éteindre

 

D’abord la vieille dame éteint sa radio

Ensuite elle éteint sa lumière

Puis la vieille dame s’éteint

En douceur (p. 71)

 

Les vies s’envolent, s’éteignent, se désagrègent parfois même avant la mort, quand les souvenirs s’évaporent ou les corps se figent dans la maladie. L’évocation de l’existence entre la vie et la mort, la veille et le sommeil, le réel et l’imaginaire, le flou et le précis, tous ces entre deux, tous ces états d’âme à l’orée de deux mondes, deux sensations, c’est tout l’univers d’Isabelle Minière, mi-figue mi-raisin, aigre-doux où la cruauté des êtres ou des circonstances se dissout dans l’éclair d’un sourire, dans l’arc-en-ciel qui fait oublier la pluie, dans l’humour ou l’absurde, dans le tout puissant imaginaire qui apprivoise la peur, métamorphose les cauchemars en rêves, met à distance les monstres ou les angoisses. Le poème « Insomnie » est un bel exemple de la transformation qu’exerce l’imagination sur la pensée ; il y a de la magie dans l’air, un petit exploit modeste à portée de tous quand l’étau se desserre et que le bien-être est là, soudain, terre à terre, certes, mais merveilleux quand même !

 

*** 

                                                      

Insomnie (extrait)

 

Tu penses à construire des digues, contenir cette eau folle, affolante

Non, trop long, trop compliqué

Tu rétrécis le torrent, petit à petit

c’est d’abord un ruisseau

puis un modeste cours d’eau

puis tout un bouquet de larmes

transparentes

Tu laisses les larmes s’évaporer, et tu n’en

gardes qu’une

Une jolie goutte d’eau, qui se cristallise

Alors, délicatement

Tu perces un petit trou dans ce cristal

tu y passes un fil de soie, très solide et très doux

puis tu attaches ce bijou minuscule

au bracelet de ta montre

Alors tu t’endors

 

À la fin de la nuit

ce drôle de bruit…

Pour la première fois depuis des mois et des mois

C’est une sonnerie qui te réveille

Tu sursautes, tu t’étires

Tu souris

Une goutte d’eau, cristalline, scintille à ton poignet

Tu es la seule personne à la voir

Et alors ?

Il est pour toi, seulement pour toi, ce bijou-là (p. 49)

 

Oui, ce « bijou-là » est à toi, lecteur, il suffit d’ouvrir « Mon tour du monde » car l’expérience singulière qu’offre le recueil est aussi la nôtre, elle résonne dans nos rêves et nos pensées, nous rappelle quelque chose qui se matérialise ou s’envole, mais qui, en nous frôlant, nous procure un instant de joie.

 

©Dominique Zinenberg

 

 

 

 

Note de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, mars-avril 2021

 

 

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Créé le 1 mars 2002