LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –CHRONIQUES
Note de lecture de
Dominique Zinenberg :
Somme du réel
implosif d’Éric Dubois
(éditions Unicité, 2021, 13€)
Poèmes -empreintes Un poème doit être une empreinte (p.54) Dans
Somme du réel implosif Éric Dubois présente trois ensembles écrits en
vers libres sans ponctuation, formés de strophes très courtes :
distiques, monostiches qui, pourrait-on dire,
fragmentent le fragmentaire, l’atomisent ou le font imploser (comme à bas
bruit ou invisiblement) de telle façon qu’il n’en reste que des éclats épars
qu’il serait vain de tenter de recoudre ensemble car ce serait nier l’état du
monde délétère, au mieux au bord, au pire en plein dans l’effondrement tellurique.
L’œil de la distraction apporte la preuve Que le monde est le dernier spectacle À la mode On n’est rien Que surface Pixel mort (p. 45-46) Les
blancs dans l’économie de la page marquent à leur manière cet éparpillement
du « réel » dont la « somme » est incalculable, mais que
le somme (polysémie oblige) fait entrevoir car dit le poète : Il
faut toujours rêver/dans les blessures ultimes (p. 52) Le
premier ensemble s’appelle « Lyre des nuages ». C’est un texte qui
bégaie, ressasse, répète les mêmes mots, dans un agencement toujours un peu
décalé, différent, en écholalie, dans une sorte d’obsession de voix
discordantes qu’il faut tenter d’accorder à la lyre des nuages. La construction
mosaïque est précaire et changeante. Mais pourquoi l’est-elle ? La
matière est peu saisissable quand les mots les uns les autres/ l’un
après l’autre/ qui se suivent et se menacent (p.16) ne cessent de changer
le réel, de le déplacer, de l’éclabousser de visions tantôt triviales ou
scatologiques (« La merde recouvre tout// La pluie les pavés » page
14, puis page 26 , de façon plus ramassée « La merde la pluie les
pavés ») tantôt lyriques et épurées : « Nimbes/ Lyre du
pauvre/ Chaque nuage pour/ chaque sommeil (p.16) qui devient page 24
« Lyre des nuages/ du sommeil/ du chaos présent/ de l’oubli/ des
murmures// du geste ». Dans
la dislocation du monde et de soi, le poète tente de sortir de sa procrastination
pour recueillir « Un peu/ juste un peu
dans la confusion/ l’éclat des voix/ l’incidence des mots// Un peu de
silence » : Ces vers sont le début du « chant ». Et comme
toujours dans la poésie, tout se joue entre le silence et les mots, dosage
délicat entre ces écueils et lutte singulière du « Nous toujours
autre » tourmentant le poète qui crie son déchirement car « Quelque
chose du malheur/ détrempe/ Toujours » (p.24) La
deuxième partie s’appelle « Le silence sur la dune ». Ici aussi la Souffrance
est indicible. Pourtant elle sera interrogée. Pourtant Éric Dubois
tentera de la circonscrire, de la neutraliser (parfois, peut-être) par des
injonctions diverses ou des assertions. Le sable de la dune, métaphore de
l’éphémère, de l’effritement, du précaire et de l’arbitraire des lignes,
serait les prémisses d’une trajectoire où perceraient quelques lueurs :
« Quel éclat dans le soudain/ le bref ? », « Dans
l’éblouissement de l’écho/ à quelques pas du silence » Mots objets certitude de l’instant Langage soleil incertitude de l’instant La paix du cœur un peu de rémission temporaire (p.44-45) Mais
gardons-nous de trop d’optimisme car le poète ne peut fuir ce qui le disloque,
le rend nombreux car c’est bien la maladie, la schizophrénie qu’il nomme dans
ce second volet, « C’est bien une maladie/ un mal qui ne vous quitte
pas » (p. 45) C’est cependant peut-être elle qui rend lucide sur l’état
du monde, sur ce monde mercantile, futile, déréglé : Quand dodelinent la matière et son soufflet de forge Le temps alors est une caricature Le commerce à la place de l’affect Mécanique d’un monde qui crache des chiffres Dont les reflets imitent le vrai (p. 50-51) À
ce stade, l’équivalent du silence (mais plus élevé que lui, plus généreux,
plus testimonial) se tient sur cette dune vouée à la disparition, l’empreinte car
« Un poème doit être/une empreinte » (p.54) et pour que cet ordre
soit exécuté : À l’ordre du jour les mots sont là Le
dernier volet est intitulé « Assembler les rives ». De quelles
rives s’agit-il ? Celle de la nuit et du jour ? Celle du silence et
du dire ? Celle du réel et du songe ? Celle de la mort et de la
vie ? Les antithèses bousculent, font des courts circuits stupéfiants,
créent des oxymores vivants, audacieux et dynamisent le chant jusqu’à une
dimension quasi mystique, préparée tout au long des vers par de petites
épiphanies et le rappel du grand Pascal. (« Le moi est haïssable / dit
Pascal »). Pour Éric Dubois, le décousu, l’effiloché, le vêtement
corporel troué, plein d’accrocs et de coups et blessures, c’est le lot ;
il n’est donc pas nécessaire d’en appeler à en découdre. Ce qu’il faut tout
au contraire c’est recoudre, souder, unir, faire un tout qui tienne debout,
un tout qui façonne et relie. Le cœur de la pierre c’est le silence La langue mystique le lait des paroles La brûlure du sable le limon des désirs Les questions cheminent sur des montagnes Il faut faire fi des objets (p.62-63) Quel
est donc le seul outil à disposition du poète pour traduire la minéralité, le
feu, l’eau, l’air si ce n’est le mot ? Dire le monde dans ses
contradictions, ses beautés, ses laideurs, dire « l’exactitude de la
douleur ». Se servir des mots « plastique / des rêves et des
révolutions » pour dire le mourir, pour dire le résidu mémoriel, pour
dire que la poésie est « principe/ d’incertitude » et que « Le
sentiment d’être perdu/ traverse un moment // L’esprit est un obstacle/ à
franchir. Ainsi
apprendra-t-on qu’assembler les rives c’est aussi parier pour l’inachevé,
l’échantillon, l’entassement d’ « un peu le
brouillon de soi » (p.40) et que l’on aura beau désirer ce rapiéçage des
rives opposées, on ne pourra que constater que La vie est fragment que la joie anime (p.76) ©Dominique Zinenberg |
Note de lecture
de
Dominique
Zinenberg
Francopolis,
septembre-octobre 2021
Créé le 1 mars 2002