LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –CHRONIQUES
Note de lecture de
Dominique Zinenberg :
Denis Emorine, Vers l’Est ou
l’ornière du temps/ verso l’Est o Nel solco del tiempo
(Giuliano Ladolfi Editore, 2021, 128 p., 12€)
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une mission mémorielle via la poésie, Denis Emorine dans ce recueil en
édition bilingue prolonge son travail élégiaque suspendu dans un temps arrêté
sur images mortifères. Rien n’y fait, le passé revient toujours, tranchant le
temps de sa faux cauchemardesque. Le poète a beau vouloir s’en délivrer par
des « détours » (première partie du recueil), il est ramené aux
images de barbelés, de sang, de bois de bouleaux et de tombes dans ses
« Insomnies » (deuxième partie du recueil). Il creuse un sillon
d’amour, de deuil, de traces violentes, de visions fugitives d’un passé
révolu, d’amours défuntes, de trahisons jamais oubliées, de ses parents, de
poètes morts tragiquement du fait du régime soviétique comme s’il avait à
porter le poids d’une culpabilité vis-à-vis de tous ces êtres malmenés par
l’Histoire. Dans
son poème hommage à Marina Tsvetaïeva, il crée un lien de passage très net
entre elle, qui s’est pendue en 1941 et lui qui a repris le fardeau de sa vie
désolée (de son art ? de sa vision poétique ?) en portant à son cou
une chaîne rouillée : Je
porte la rage slave de Marina comme
une chaîne rouillée autour
de mon cou Il
est trop tard pour
rompre la
corde qu’elle m’a léguée en
s’éclipsant un jour de page blanche le
31 août 1941 Marina ne
me regarde pas avec
ces yeux accusateurs si
grands qu’ils
dévorent ma tête Je
voudrais arracher de mon cœur et
de mon cou la
rage de Marina et
celle de mon père j’ai
perdu l’écharpe rouge sang de
mes mots Marina au nom si doux je me penche sur toi en écartant les cheveux de chanvre qui labourent ton cou et lacèrent ton cher visage Je suis si loin de toi dans le temps Marina ta rage irrigue mon sang et mes mots (p.30-31) Plus
que pour quiconque, le passé pour Denis Emorine, ne passe pas. J’habite
toujours les jours anciens dit-il au premier vers d’un poème page 64. Il
rajoute page 70 au dernier vers cette fois-ci on ne revient pas de son
passé. L’image de « l’ornière du temps » dès le titre et
plusieurs fois dans les poèmes suggère l’impression d’enlisement qu’il
ressent ; celle de la porte close qu’on ne peut ouvrir, la sensation
d’emprisonnement dans des souvenirs ou d’être face au précipice sans
oser te pencher/ de peur de basculer / dans la vérité ou d’accéder par
hyper sensibilité à l’expérience de l’emprisonnement dans des camps sans y
être jamais allé comme il le dit au présent dans les vers suivants : j’habite
toujours/ le camp de prisonniers/ où je ne suis jamais entré/ il n’y a pas de
clé/ sauf pour verrouiller mon cœur (p. 64). Si
le cœur de l’aimée est une porte scellée, si le poète se sent enfermé dans un
passé comme dans un cachot, il n’est pas étonnant qu’il se sente cerné par un
vide près à l’engloutir comme la terre elle-même : « Pourquoi la
terre ne m’engloutira-t-elle pas ? » (p.70) Mon
amour je
te prendrai par la main pour
t’emmener tout au bout du
monde Il
faudra faire très attention le
vide nous cernera de toutes parts Les
jours de grand vent tu
t’appuieras sur moi pour
ne pas tomber ou
alors je
t’entraînerai dans ma chute ce
sera à toi de choisir (p. 84) L’idée
qu’il est trop tard pour changer « l’écheveau du temps » ou
« l’enlisement dans la boue du temps » domine les pages du recueil.
On ne peut que suivre sa pente (comme l’a si bien dit Roland Barthes !).
Denis Emorine assume sa tristesse et les mots tristes qu’il couche sur les
pages blanches. « Ta poésie a le goût de la tristesse » dit-il page 66.
Il serait vain de vouloir se détourner de cette tâche qui consiste à nommer
ces êtres aimés disparus : Dora, Marina, Nora, Jacques car ils semblent
être consubstantiels à la trame poétique de Denis Emorine comme s’il était
tenu de rejoindre obstinément les mêmes images toujours « Vers l’Est »,
unique mémoire à retracer, à ciseler, à creuser pour que perdure le souffle,
la trace, l’empreinte d’un passé brouillé, obscur, impitoyable traversant le
temps, sans qu’aucun autre temps, aucun autre paysage, aucun autre souvenir
puisse le remplacer : Où
que j’aille j’oublie
les paysages traversés si
tes yeux ne s’y reflètent pas chacun
de mes pas me
pèse où
que j’aille j’emporte
avec moi une
identité trouble vacillante chaque
moment de bonheur est
traversé par la mort et
ce où
que j’aille Je
voudrais avoir la force de
hurler ton nom à
tous les échos en
vomissant la poésie que
j’ai laissée pourrir exprès parce
que tes yeux ne s’y reflétaient pas (p. 22) Lire
la poésie de Denis Emorine c’est se confronter à l’identité déchirée d’un
poète soumis à un passé, à des visions d’amour et d’horreur, à une
fascination ambivalente à la mort, à l’opération cathartique du poème face
aux démons obsédants qui le ligotent. ©Dominique Zinenberg |
Note de lecture
de
Dominique
Zinenberg
Francopolis, mai-juin
2021
Créé le 1 mars 2002