LECTURE - CHRONIQUE
Revues
papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de
livres... |
|
LECTURES –
CHRONIQUES – ESSAIS
Deux notes de
lecture de Sonia Elvireanu
Ara
Alexandre Shishmanian, Orphée lunaire
(L’Harmattan, collection Accent
tonique, novembre 2021, 12,50 €) Historien
des religions et poète d’origine roumaine, exilé en France en 1983, Ara
Alexandre Shishmanian fait de la poésie son domaine de prédilection
artistique. On dirait qu’il aime retrouver sa première identité culturelle
par la langue dans laquelle il écrit ses poèmes, le roumain. Et ce n’est pas
sans raison, car la quête du soi, l’exploration du labyrinthe mental
s’accordent parfaitement avec la langue source qui l’habite encore et qu’il
ne veut pas oublier. Il s’agit au fond de la double identité linguistique de
l’auteur comme chez tous les exilés. En
2021 il fait publier deux recueils dans la traduction de Dana
Shishmanian : Mi-graines
et Orphée lunaire. Ce dernier nous
capte l’attention par le titre qui renvoie à la mythologie grecque antique,
au mythe d’Orphée. Le poète s’identifie à Orphée dans sa quête du soi. La
descente en soi – un descensus ad inferos
où se mêlent chaotiquement toutes les expériences vécues – est pareille à celle d’Orphée qui traverse l’enfer. Le poète y
rencontre le gouffre de la souffrance, son enfer à lui. Le
poète se perçoit comme un étranger, dans un double sens : celui qui
vient d’un pays éloigné, submergé de ses plaies intérieures ; et
étranger à soi-même, tel Orphée après avoir perdu Eurydice : « Je viens du pays où autochtone est seul
Orphée/ étranger, j’ai jeté de nouvelles ombres et vagues/ sur nombres et
silences / j’ai submergé sous mes paumes des fontaines / les mains tendues,
j’ai appelé le chaos de sous la plaie ». Il
plonge dans ses tréfonds changeants et méconnaissables, fait le voyage
infernal dans son abîme
intérieur à travers des paysages surréalistes, oniriques. Dans le miroir de
son océan, le poète affronte le chaos, les visages informes de l’enfer,
« les migraines d’exils », ces plaies qui le déstructurent et font
naître
une vision apocalyptique. Le
langage y est liquide, « ondes du silence », ne peut pas naître
pour figurer ses
visions. La bouche reste fermée, incapable d’articuler la traversée du chaos.
Le troisième œil se réveille pour dérouler des images étranges de son chemin
dans « l’épaisseur de la matière
dense */ lorsque posément sage Père
Enfer sort de sa coquille/ le paralogisme infini de sa brosse - pour
semence » (Orphée lunaire). Un
poète-Orphée fragmenté, contradictoire, surgit des tréfonds changeants, comme
d’un miroir : l’un illuminé par l’amour, un sentiment indicible de
douceur, de sérénité et d’harmonie intérieures (Comment je t’aime) ; l’autre sombre, au visage de la mort,
celui des plaies de ses exils (Orphée
aux segments de noirs, La tête d’Orphée). Le
chemin d’» orphée
aux segments noirs » dans son gouffre mental mène à la
rencontre avec soi-même et avec le néant : « orphée aux segments noirs vient
à sa propre rencontre/ portant, en guise de lyre, sa tête -/ le deuil de sang
prophétisant les cordes de l’eau ». Ce néant d’Ara Shishmanian,
lié à la gnose, non pas en sens philosophique de nihilisme, mais théologique,
de connaissance apophatique de la transcendance, est un néant mystique. Le
poète refait le chemin en sens inverse de l’être au non-être, pour accéder à
un état de silence, de non-langage, d’avant la Création : « Je bois au vide son chant de silence -
/ le chant du silence de l’infini aux
voix absentes » (les mains
telles des coupes). Les
« segments noirs » sont
« les migraines d’exil », le
temps de ses multiples souffrances qui le disloquent, le séparent de
lui-même, on dirait la mort qui fouille sans cesse dans sa tête. Tout est
reflet en miroirs, paysage onirique dans l’image étrange d’un Orphée
décapité, portant sa tête et sa lyre comme une offrande : « la tête d’Orphée sort de sa lyre comme
d’un miroir / migraines d’exils/ pareille à une loupe sous laquelle, infimes,/ les commencements s’agrandissent en paroles /
unique est cette rencontre entre les
yeux clos/ de celui qui est porté - / et les yeux mi-clos de la porteuse /
les métamorphoses du chant/ comme le sommeil d’un néant croisé ». À
travers des symboles de la connaissance (tête, lyre, miroir), le poète laisse
se déployer son chant orphique : « la gorge laisse s’égoutter à travers la lyre/ les sons déchirés comme
un sang funèbre ». Le
mythe d’Orphée permet au poète une superbe lamentation sur la perte d’un
pays, associé au royaume de lumière où naissait le chant miraculeux d’Orphée
avant la mort d’Eurydice. Ce lieu de grâce aux tréfonds était l’en-soi à ses
commencements, où la lumière privilégiait le chant. Il ressemblait au paradis
qui contenait tous les dieux, endormis, avant leur individualisation. Il n’y
existait aucune ombre de souffrance, de deuil, tout était chant, amour,
rayonnement. Avec la mort d’Eurydice tout sombre dans les ténèbres de la
douleur. La traversée de l’enfer pour la sauver de l’empire de la mort
n’atteint pas son but. Orphée – poète ne retrouve que le néant au bout de son
chemin, ainsi ne peut-il plus réinstaurer le chant primordial, celui de
l’amour. Le chant a cessé à la mort d’Eurydice : « Orphée a perdu Eurydice/ quand le chant a
gelé. / Eurydice qui est morte/ est la mort du chant » (Orphée ou l’en-soi). Cette
lamentation n’est pas seulement celle d’Orphée qui perd le chant par la mort
d’Eurydice, mais aussi celle du poète qui perd son pays d’origine, son
Eurydice à lui, par ses exils. Elle clôt la première partie du recueil à
structure tripartite : Orphée
lunaire, Haillons pour traverser le Styx, Absences. La
poésie d’Ara Shishmanian est hermétique, difficile à déchiffrer pour les
lecteurs sans horizon philosophique et théologique, les domaines de
prédilection de l’auteur. D’autre part, parce qu’il joue avec les oxymores,
les paradoxes, l’insolite des associations linguistiques qui renversent les
sens, construisant des images insolites. Même la vision de la mort est
étrange, car le poète y voit briller le noir, un noir qui est aussi celui de l’abîme,
du vide : « scintillent à
travers les choses les hiéroglyphes de la mort ». Le
poète navigue sans cesse entre le visible et l’invisible, entre l’immanence
et la transcendance à la quête de son être dans le labyrinthe de sa mémoire,
« une rivière de sang »,
et du non être, de l’infini. Il
arrive parfois à questionner son moi (étrange,
étranger, nocturne, profond,
odieux), sa quête, la connaissance, le langage. Il est tour à tour le je qui traverse
l’enfer comme dans un jeu de miroirs, lui,
l’étranger qu’il ne reconnaît plus, un tu
ambigu comme interlocuteur, Orphée : « Je suis Orphée et je chante l’infini ». L’enfer
est égarement dans le labyrinthe du minotaure, dans un tunnel noir ou dans un
espace aquatique bizarre, une chute dans l’abîme du néant noir, mais le noir
brillant de la coincidentia oppositorum,
« sur la verticale de la
solitude » entre le zénith et le nadir : « je m’amenuise en des images linéaires…. jusqu'à ce qu’en moi le néant embrasse l’infini ». Le
poète est à l’écoute du chuchotement du néant, sans langage, en attente des
sons et des syllabes à pouvoir en parler : « je cherche le néant au sommet d’une syllabe » ;
« consul cherche la page
inaccessible des absences/ la page des mirages finals ». Il
est l’exilé, l’étranger face au monde et à soi-même, « l’aliéné aux lèvres collées », le
rejeté, « personne, inconsolable,
avec ses non-dits », un « pêcheur d’idées blessé » par le monde, ce « théâtre de la misère en dérive/ théâtre désespéré du zéro », « le poète, un fragment d’abîme »,
le solitaire : « Tu vois ton
étranger en dedans de toi » ; « la solitude te découpe en signes - / transcendances en lesquelles tu
ne te reconnais plus » (cette
longue chute). Prisonnier
de son moi, le poète descend dans son labyrinthe mental pour affronter ses
démons, ses obsessions, s’en libérer et atteindre le néant dans son rêve de
connaître le primordial : « me
dévoiler la non-naissance/ le soi tel un œuf du néant. » ©Sonia Elvireanu |
Le poème narratif polyphonique: Giuliano Ladolfi, Au milieu du
gué. (Attestato).
(édition bilingue; Éditions Laborintus, 2021) Giuliano Ladolfi est poète italien contemporain,
critique, essayiste, traducteur et éditeur, le fondateur de la revue Atelier (1996), journaliste culturel
aux publications italiennes et étrangères. Auteur de plusieurs recueils de
poésie, il fait paraître encore deux livres en 2021, La notte oscura di Maria et Au
milieu du gué. Attestato, ce dernier
en France, en édition bilingue français-italien, traduit en français par
lui-même. Au milieu du gué.
Attestato est un recueil sur
le temps. Son titre annonce le passage d’une rive à l’autre, d’un monde à
l’autre, celui de la vie même qui oblige au détachement de ses origines. Une
suite de poèmes s’enchaînent sans titres telles les séquences de l’existence
pour dire le passage de la civilisation paysanne à celle de la ville et nous
faire réfléchir à ses changements. La voix nostalgique et ironique du poète, portant en
soi de discrètes réminiscences
biographiques, se rencontre avec d’autres voix dont celle d’un fils, symbole
du monde postmoderne, pour exprimer la
différence entre les générations. Les poèmes sont conçus sur la polyphonie des voix pour
exprimer la dialectique des perspectives existencielles: la voix
narrative-réflexive du moi lyrique auctorial et la voix de l’autre dans un
dialogue du passé avec le présent. Deux mondes, deux temps historiques racontent, se
parlent, interrogent l’évolution de la société et l’avenir incertain,
déroutant. Les voix se distinguent graphiquement par les caractères
différents du discours poétique. Le premier poème fixe le temps, le deuxième l’espace:
la fête de Pâques par laquelle le poète retourne vers le lieu éloigné de ses
origines où le temps s’écoule dans la matrice d’une existence traditionnelle.
Le jeu des pronoms personnels, je, tu,
il, entretient le dialogue des personnages dans un style familier. Par je on construit le destin d’un poète
conscient de la discrépance entre la
vie et l’art, du paradoxe de son écriture: la vérité à communiquer et l’impuissance
du mot poétique à le faire. Dans les premiers poèmes le poète semble dialoguer avec
soi même par le dédoublement de sa voix lyrique, un dialogue sur la vie et
l’art, deux manières d’exister. Pour les gens tout se résume à sa
matérialité. Le poète peint dans ses vers autant la proximité que son
intériorité, son aspiration vers l’art, vers la révélation du Logos créateur et sauveur pour justifier son
existence poétique. Son
interlocuteur est l’autre, tour à tour le double rimbaldien du poète, la
femme aimée, l’autrui. Tout le livre est un dialogue entre passé/ présent,
une re-mémorisation et à la fois une interrogation du temps historique. Cette
séparation temporelle est visible dans l’architecture du livre, partagé en
deux parties, chacune réunissant plusieurs poèmes, dévoilant les multiples
visages de l’identité/ l’altérité du poète : géoculturelle, linguistique,
psychique, mentale, esthétique. Le
passé est le lieu de ses origines, l’enfance, l’identité héritée par sa
famille, les traditions, les liens affectifs dans le chronotrope historique
du XXe siècle. La ville est l’espace de sa jeunesse et de sa maturité avec
ses expériences, liens, réussites, la nouvelle identité acquise dans le
chronotrope historique de la modernité et la postmodernité étendue sur le
XXIe siècle. Dans
la polyphonie des voix lyriques, la voix auctoriale
du moi narratif se confronte avec d’autres qui viennent du passé (gardien des
traditions paysannes) ou du présent urbain. Cette dualité temporelle
introduit les motifs de l’identité/ l’altérité par l’opposition entre le
village et la ville. Le
village est un espace fermé linguistiquement et culturellement :
traditions, fêtes religieuses, travaux des champs, métiers, dialecte. La
ville est celui du progrès, de la culture, des carrières, de la consommation
en excès, des modes éphémères, des plaisirs, de la publicité, de
l’agglomération, un espace dominé par la politique et les finances. La
liberté, le confort, le consumérisme, la libération des mœurs, la fascination
pour le monde virtuel conduisent à l’affaiblissement du pôle spirituel du
monde et au renforcement de celui matériel, avec ses effets anéantissants et la perte de la foi dans un meilleur
avenir. Le
poète découvre en ville un nouveau mode de vie, vicié par le pouvoir de
l’argent, la satisfaction des plaisirs, l’internet qui règne et subjugue, ses
multiples langages (économique, technique, politique, médiatique,
artistique). La parole déformée par les gens devient masque pour le mensonge
et l’art perd son rôle privilégié. Sur
la toile des deux mondes se peint l’image du poète qui se détache de ses
origines pour suivre sa voie. Sa rupture n’est pas trahison, mais quête pour
accomplir son destin. Il se retrouve exilé, marginalisé dans la cité qui
s’éloigne de l’art. Mais il continue de chercher le mot authentique qui fait
renaître, trouve une nouvelle esthétique exprimée dans Opera Comune à laquelle fait référence
l’un de ses poèmes. Ses incursions dans le passé font revivre dans sa mémoire
le souvenir des poètes avec qui il a créé une revue pour promouvoir la nouvelle
poésie : Riky,
Marco, Simone, immortalisés dans ses poèmes. Le
narratif se rencontre avec la réflexion sur le passé ancré en traditions et
sur le monde contemporain avec son culte des plaisirs. La voix auctoriale a de multiples rôles : elle raconte, réflechit, entretient le dialogue entre les générations
représentées par l’opposition père-fils. La voix du fils peint le tableau du présent: carrière, liberté, vices, solitude, désorientation, incertitude, perte de
l’espérance dans l’avenir; celle du père retourne dans son passé, remémorise
ses expériences douloureuses franchies par l’espérance retrouvée par Silvia
et Federico, l’image même de la vie qui triomphe sur la mort ( Silvia après
sa naissance difficile, Federico après un accident). Leurs portraits très
vifs sont emblématiques : la danseuse, symbole de l’art, et le sportif
qui affronte son infirmité par le pouvoir de l’esprit. Au milieu du gué est
un recueil sur la différence entre la
tradition, la modernité et la postmodernité, conçu sur le dialogisme
de Mikhail Bakhtine, avec des références intertextuelles mythologiques,
historiques, littéraires et biographiques. Le
poète y met toute sa nostalgie des origines et de l’art authentique de même
que la désillusion face à la postmodernité. ©Sonia Elvireanu |
Notes de lecture de
Sonia Elvireanu
Francopolis, janvier-février 2022
Créé le 1 mars 2002