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Ou les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage. |
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GUEULE DE MOTS
Cette
rubrique reprend un second souffle en 2014 pour laisser LIBRE PAROLE À
UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de
ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa façon d'écrire,
d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa
vie parallèle à l'écriture, ou tout simplement de gueuler en paroles...
etc. Printemps
2024 In
memoriam. Libre
parole à Refaat Alareer (1979-2023) : « Si je dois mourir… » Photo
reproduite de l’article-hommage dédié au poète sur
le site de l’ Union Juive Française pour la
Paix (9-12-2023) (*) |
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La parole à Refaat
Alareer
If I must die
If I must die, * Si je
dois mourir, ©Refaat Alareer, 1er novembre 2023 |
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Il n’y a pas de poèmes de destruction massive.Texte de Refaat Alareer, écrit en 2015, suite à l’assaut contre Gaza
mené par Israël en 2014 (« opération bordure protectrice »),
traduit et publié par le 14 décembre 2023 dans le cadre de son
Hommage à Refaat
Alareer sur le site Contretemps.eu. Au cours du conflit actuel, l’Université islamique de Gaza (UIG), où j’enseigne la littérature mondiale et la création littéraire dans le département d’anglais, a été touchée par de nombreux missiles israéliens. Le bâtiment administratif a été sérieusement endommagé. Deux départements ont été complètement détruits : le département du personnel et les bureaux du département d’anglais. L’UIG a été créé en 1978 et a accueilli des dizaines de milliers de Palestinien.nes. Aujourd’hui, plus de 20 000 étudiant.es étudient à l’IUG, qui compte 10 facultés et plus de 70 champs d’études, allant de la médecine et de l’ingénierie aux langues, à l’éducation et à la psychologie. Les étudiants de l’IUG et l’occupation israélienneLorsque j’ai commencé à enseigner à l’UIG, j’ai rencontré de jeunes étudiant.es dont la plupart n’étaient jamais sortis de Gaza et avaient beaucoup souffert de l’occupation israélienne. Cette souffrance s’est encore aggravée lorsqu’Israël a renforcé son siège en 2006. Nombre d’entre elles et eux n’ont pas pu se rendre en Cisjordanie pour rendre visite à leur famille, ni à Jérusalem pour un simple rituel religieux, ni aux États-Unis ou au Royaume-Uni pour obtenir des bourses ou faire des visites. Même les livres, ainsi que des milliers d’autres produits, n’étaient normalement pas autorisés à entrer. Le monde doit savoir que le fait de plonger cette jeune génération dans l’obscurité a des conséquences bien plus graves que nous ne l’aurions jamais imaginé. Au début, mes étudiant.es ont eu du mal à étudier Yehuda Amichai (parce que c’est un juif israélien !) ou à accepter mes points de vue « progressistes » sur Shylock [le personnage du marchand juif de la pièce de Shakespeare Le marchand de Venise] ou Fagin [personnage juif du roman de Dickens Oliver Twist, chef d’une bande d’enfants]. Pour beaucoup, Fagin était la source du mal, l’incarnation du diable qui détruit la société en assassinant, au moins métaphoriquement, son avenir, les petits, en les transformant en voleurs et en meurtriers. Questions difficilesCe n’est que plus tard qu’ils et elles ont pu ouvrir un peu les yeux et voir que Fagin n’était que le produit d’une société qui déteste ceux qui sont différents, ceux qui ont la peau plus foncée ou une race différente. Ils et elles se sont rendu compte que Fagin valait mieux que l’église elle-même. Ils ont vu que Fagin offrait un abri aux sans-abri et qu’il permettait à des gens comme Oliver de se sentir heureux et d’avoir un peu d’espoir. Fagin, le juif, n’était plus un juif. C’était un être humain, comme n’importe lequel d’entre nous. Le refus de Fagin de réveiller Oliver pour l’envoyer cambrioler une maison et son commentaire « Pas maintenant. Demain. Demain » n’étaient plus perçus comme de l’ironie, mais comme la preuve qu’un être humain avait du cœur. La question la plus difficile que j’ai posée était : « Que feriez-vous si vous étiez Fagin ? », une question qui invitait mes étudiant.es à reconsidérer les questions de race et de religion, et à les transcender en des concepts beaucoup plus élevés d’humanité et d’intérêts partagés. Mais les cours de Shakespeare sur le Marchand de Venise étaient plus délicats. Pour beaucoup de mes élèves, Shylock était irrécupérable. Même sa fille le détestait ! Cependant, grâce à l’ouverture d’esprit, au dialogue et au respect de toutes les cultures et religions que l’UIG promeut, j’ai travaillé en étroite collaboration avec mes étudiant.es pour surmonter tous les préjugés lorsqu’ils et elles jugent les gens, ou du moins lorsqu’ils analysent des textes littéraires. Ainsi, Shylock est également passé de l’idée simpliste d’un Juif qui veut une livre de chair juste pour satisfaire des désirs de vengeance cannibales et primitifs à celle d’être humain [vu comme] totalement différent. Shylock était comme nous, Palestinien.nes, constamment exposé non seulement à l’agression, à la destruction et au racisme israéliens, mais aussi à sa machine de guerre de désinformation et de diffamation. Shylock a dû affronter de nombreux murs religieux et spirituels érigés par une société d’apartheid. Shylock était dans une position où il devait choisir entre la soumission totale et l’humiliation en vivant comme un sous-homme, ou résister à l’oppression par les moyens dont il disposait. Il a choisi de résister, tout comme les Palestinien.nes de nos jours. Le discours de Shylock « Un juif n’a-t-il pas d’yeux ? » n’était plus une tentative pathétique de justifier un meurtre, mais plutôt l’intériorisation de longues années de douleur et d’injustices. Je n’ai pas du tout été surpris lorsque l’une de mes étudiantes a trouvé les similitudes entre nous et Shylock si frappantes qu’elle a modifié le discours en : « Un Palestinien n’a-t-il pas des yeux ? N’a-t-il pas des mains, des organes, des sens, des affections, des passions ? Nourri de la même nourriture, blessé par les mêmes armes, atteint des mêmes maladies, soignés par les mêmes moyens, réchauffé et rafraîchi par les mêmes hivers et les mêmes étés qu’un chrétien ou un juif ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous faites du tort, ne nous vengeons-nous pas ? ». Le moment le plus émouvant de mes six années d’enseignement au département d’anglais de l’UIG a sans doute été lorsque j’ai demandé à mes étudiant.es à quel personnage ils s’identifiaient le plus : Othello, avec ses origines arabes, ou Shylock, le juif. La plupart se sont senti.es plus proches de Shylock et plus sympathiques à son égard qu’à celui d’Othello. Ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai réalisé que j’avais réussi à aider mes étudiant.es à progresser et à briser les préjugés avec lesquels ils et elles avaient dû grandir à cause de l’occupation et du siège. Malheureusement, les copies d’examen que j’avais conservées dans mon bureau ont été incendiées d’une manière qui rappelle la façon dont Shylock a été dépouillé de son argent et de ses biens. J’ai toujours voulu utiliser les réponses et les compiler dans un livre. Un sport joyeuxMais maintenant ! Avec tous les morts et les destructions qu’Israël fait subir aux Palestiniens de Gaza, serai-je capable de répéter cette expérience ? Pourrai-je parler de l’humanité de Fagin et des similitudes entre nous et Shylock, tout en regardant mes étudiant.es dans les yeux ? Comment vont-ils réagir après ce qu’ils ont vu de la part des sionistes qui utilisent le judaïsme comme excuse et comme discours pour nous tuer ? D’après les photos que j’ai vues, le département du personnel et le département d’anglais sont totalement détruits. Mon bureau, ainsi que ceux de mes collègues, ont disparu. Mon bureau où je rencontrais des centaines d’étudiant.es pour des heures de bureau et des discussions plus approfondies a disparu. La merveilleuse petite bibliothèque du département a disparu. Je ne sais pas si l’ensemble du bâtiment de cinq étages doit être démoli ou s’il peut être rénové. Peu après l’attaque, un porte-parole de Tsahal a déclaré sur Twitter qu’ils avaient détruit un « centre de développement d’armes » logé dans l’université. Cependant, quelques heures plus tard, Israël a alourdi le motif pour lequel il a bombardé l’IUIG : dans un communiqué de presse, le ministre israélien de la défense a déclaré que « l’UIG mettait au point des produits chimiques destinés à être utilisés contre nous ». Lorsque je leur ai répondu sur Twitter, les mettant au défi de produire la moindre preuve, je n’ai bien sûr reçu aucune réponse. Nous devons prendre pour acquis qu’Israël ne ment jamais. Nous sommes même censés ignorer l’incohérence flagrante entre les deux déclarations ci-dessus. Pour nous, le mensonge, s’il n’était pas tragique, serait hilarant. Je sais que mes étudiant.es n’arrêteront pas de plaisanter sur le fait que je développe des PDM (Poèmes de destruction massive) ou des TDM (Théories de destruction massive). Certain.es pourraient même commencer à relire certains textes à la recherche de traces chimiques, ou demander qu’on leur enseigne la « poésie chimique » en même temps que la poésie allégorique et narrative. Je suppose que les termes « histoires à courte portée » [short range stories] et « histoires à long terme » pourraient remplacer les termes normaux tels que « nouvelles » et « romans » [par analogie avec les missiles de longue ou courte portée]. Et on me demandera peut-être si mes examens comporteront des questions capables de porter des ogives chimiques ! Mais pourquoi Israël bombarderait-il une université ? Certains disent qu’Israël a attaqué l’UIG pour punir ses 20 000 étudiant.es ou pour pousser les Palestinien.nes au désespoir. C’est vrai, mais pour moi, le seul danger que représente l’UIG pour l’occupation israélienne et son régime d’apartheid est qu’il s’agit de l’endroit le plus important à Gaza pour développer l’esprit des étudiants et en faire des armes indestructibles. La connaissance est le pire ennemi d’Israël. La conscience est l’ennemi le plus détesté et le plus redouté d’Israël. C’est pourquoi Israël bombarde une université ; il veut tuer l’ouverture d’esprit et la détermination à refuser de vivre dans l’injustice et le racisme. Mais encore une fois, pourquoi Israël bombarde-t-il une école ? Ou un hôpital ? Ou une mosquée ? Ou un immeuble de 20 étages ? Il pourrait s’agir, comme l’a dit Shylock, d’un « sport joyeux » ! Blessures palestiniennes et impunité israélienneLes blessures qu’Israël a plantées dans le cœur des Palestinien.nes ne sont pas irréparables. Nous n’avons pas d’autre choix que de nous rétablir, de nous relever et de poursuivre la lutte. Se soumettre à l’occupation est une trahison envers l’humanité et envers toutes les luttes dans le monde. Et je sais qu’il me sera très difficile d’engager mes étudiant.es dans le genre de discussions où nous, Palestinien.nes, combattons l’injustice côte à côte avec de nombreux collègues chrétiens et juifs du monde entier. Je crois cependant savoir par où commencer. Je commencerai par Ilise et Dan, mes amis juifs, que j’ai rencontrés lors de notre tournée de promotion du livre Gaza Writes Back aux États-Unis. Ils sont restés en contact permanent avec moi pour s’assurer que j’allais bien et que ma famille allait bien. Ils ont été ma lueur d’espoir face à l’obscurité et à l’oppression. Je parlerai à mes élèves de Jewish Voice for Peace (JVP) [Voix Juives pour la Paix], dont le travail considérable, notamment dans le cadre de la campagne de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS), a un impact transformateur dans la lutte des Palestinien.nes. J’enseignerai à mes élèves que le judaïsme est détourné par Israël. Je leur enseignerai ce qu’Ali Abunimah [journaliste palestinien-américain, défenseur de la solution à un État] nous enseigne : « Malgré les efforts incessants des sionistes pour les impliquer, les Juif.ves ne sont pas collectivement coupables des crimes génocidaires d’Israël contre les Palestinien.nes. S’opposer à l’antisémitisme signifie refuser catégoriquement l’affirmation du sionisme selon laquelle ses atrocités sont commises au nom des Juif.ves du monde entier ». Et je sais qu’ils et elles demanderont si l’on en fait assez, si ces ami.es peuvent encore faire davantage pour empêcher Israël de commettre d’autres crimes horribles contre nous. Je laisse à Ilise et Dan le soin de répondre à cette question, aux militant.e.s solidaires des Palestinien.nes qui travaillent dur pour promouvoir BDS et les JVP et qui s’efforcent de traduire en justice les criminels de guerre israéliens pour mettre fin à leur impunité. ©Refaat
Alareer, 12 février 2015. |
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Témoignages : « Refaat est une idée et les idées ne meurent pas » |
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(*) Ce poème a été écrit en 2011, comme l’atteste
l’un des étudiants de Refaat Alareer
dans son hommage au maître (voir ci-dessus), mais a été épinglé par l’auteur
à son calendrier le 1er novembre 2023, comme un testament, se
sachant, avec tous les habitants de Gaza, en danger de mort depuis le début
des attaques d’Israël le 13 octobre 2023, faisant suite aux massacres
perpétrés par le Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre. Refaat Alareer
(1979-2023)
ne faisait pas partie du Hamas… comme n’en faisaient et ne font pas partie
non plus les milliers de civils gazaouis tués sous les bombes depuis, dont
une très large majorité de femmes et d’enfants, ou qui continuent encore
d’être massacrés, chassés et affamés par l’armée israélienne. Refaat Alareer était poète
anglophone, traducteur, et professeur de littérature anglaise à l’Université
islamique de Gaza. Il a été traqué par l’armée israélienne de refuge en
refuge, jusqu’à ce qu’un bombardement ciblé touche le 6 décembre 2023 l’étage
de l’immeuble où il avait trouvé son dernier abri avec sept membres de sa
famille, dont quatre enfants. Ce poème-testament a été traduit en de nombreuses
langues et postés sur de nombreux sites ; je n’ai pas trouvé
d’indication concernant l’auteur ou l’autrice de la traduction française la
plus répandue, la seule traduction signée repérée – légèrement différente de
celle citée ci-dessus – étant celle de Nada Yafi sur le site ORIENTXXI. Les infos et réactions glanées sur la toile que je reproduis ci-dessus – dont un texte majeur de Refaat Alareer lui-même – font entendre pour nous, aujourd’hui, la voix d’une conscience pacifiste, universaliste et libre, que le monde des armes de destruction – visant autant les vies humaines que la culture d’un peuple – ont voulu faire taire par l’assassinat. Oui, il était un juste et un sage, sachant distinguer et faire distinguer à ses étudiants, entre antisémitisme et antisionisme, et faire reconnaître le racisme et le fanatisme aveugle de quel côté qu’ils se trouvent : ils poussent toujours au crime tant individuel que de masse, surtout au crime anti-culture et anti-esprit, car, comme disait le professeur de littérature, « La connaissance est le pire ennemi » d’un pouvoir qui, en écrasant une autre nation, détourne sa propre nation de ses vérités fondamentales. (D.S.) |
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In memoriam : Refaat Alareer Francopolis Printemps 2024 Recherche : Dana
Shishmanian
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Créé le 1 mars 2002