|   Le naga à sept têtes ouvre le ciel de ses noirs pétales de pierre dentelures si finement sculptées que la pierre paraît riche draperie peau précieuse du cobra qu’il nous semble voir battre de toute la vigilance accumulée de l’animal prêt à frapper quiconque attaque l’hôte humain bouquet de force des sept têtes pierre contre pierre constellant le ciel d’Angkor Vat sous lequel en toute quiétude parcourir les allées du temple qu’ornent ces formes irrégulières rongées par le temps sur lesquelles voyageur impénitent chercher visage de
    la beauté   *   Te voici dans la nuit de la pierre la pierre est noire sur le ciel la pierre sculpte le regard le regard est pierre noire il te faut voir par la pierre yeux fermés toucher la fresque te laisser caresser par la lumière sentir comme la nuit est d’abord en
    toi on ne pénètre dans ces temples qu’écrivant de son regard la chose
    vue ne pas prendre le risque d’effacer n’éclairer que de fragile pénombre chaque forme la délier de la trame pour en faire flamme pure sentir comme le feu est éternel la lumière renaît de la lumière   Angkor Vat   *   Tu aimes ces trajets dans la forêtces chapeaux fleuris aux arbres
 ces étals de fruits aux couleurs vives
 ciselant la pénombre légère
 des sous-bois aux profondeurs anciennes
 les marchés entre les arbres
 la vie qui partout va et vient
 ces successions de portes dans les temples
 comme si un miroir dressé devant soi
 reflétait à l'infini la porte qu'on vient de franchir
 l'image iconique de l'arbre
 très loin tout au centre du miroir
 arbre qui lui-même dans sa forme stylisée
 parait miroir comme si le but
 était au fond de soi
 le petit papillon jaune virevoltant
 dont on perd la trace au gris de la pierre
 ce papillon qu'on voudrait devenir
 pur effacement de l'instant
 pour pleinement se fondre
 à cet infini endormi là
 au cœur de la vérité de soi
   Route Siem Reap – Preah Khan   *   Silence de ce temple ces bassinsces gouffres d'arbres et de ciel
 s'ouvrant aux rives de la pierre
 cette solitude comme prise au rêve
 de la forêt vibrante qui l'enserre
 horizon de ce lac couvert de nénuphars
 aux fleurs brillant de leur seule couleur
 par lequel on accède au temple
 longeant cette éternité de nuit
 dont l'image ondulante du stupa
 dans la profondeur mirée du ciel
 se fait le bourgeon et le tombeau
 tandis que marchant au bord de l'eau
 tu rejoins celle qui a préféré s’asseoir
 goûter dans l’immobilité  la paix de l’instant qui scelle le temps   Preah Neak
    Poan   *   Le grand arbre clair appelé Spongcelui que Pierre Loti dans Un pèlerin d’Angkor
 nomme « figuier des ruines » ruisselle de ses longues racinessur les murs des temples d'Angkor
 bras entremêlés au corps de la pierre
 qu'il soulève jusqu'à la briser
 il enserre dans les filets du temps
 la nuit qui dort là sous les linteaux
 riche de toute la splendeur passée
 arbre lui-même temple dans le temple
 qui loin de détruire reconstruit
 élève en un feu neuf l'ancienne cendre
 arbre au profond socle de racines
 aux branches portées haut près du ciel
 par lequel celui-ci vient enlacer la terre
 y nouer dans l'infinie lenteur du temps
 visage et cœur de l'humaine beauté
 arbre baiser du mortel à l'éternel
 scellant l'instant où émergeant à la lumière
 le regard encore empli de nuit
 en quelque lieu où le spong s’est installé
 tu sens à quel point cet arbre est en toi
 à quel point tu en portes l'étreinte
 te relies par lui à cette terre née de ton désir
   Ta Prohm   *   Labyrinthe qui n'est que de portess'emboitant l’une dans l’autre
 jusqu'à quelque lucarne de jour
 s'ouvrant au lointain de la pensée
 marcher en cette profondeur de temps
 c'est franchir seuil après seuil
 cette porte multiple et cependant unique
 qui nous sépare de l’instant présent
 de cette vive lumière d'aujourd'hui
 à laquelle au sortir du temple
 venir prendre visage et sourire
 pareils à ces faces tournées vers le ciel
 qu'on saisit d'un seul regard
 dans la masse sombre des hautes tours
 en formant à la fois l'écrin et le cœur
 sortis des couloirs sans fin du temple
 nous nous asseyons à l'ombre de grands arbres
 un léger courant d'air nous rafraichit le visage
 le haut feuillage doucement ensemence le ciel
   Angkor Thom, le Bayon   *   Assis là entre des arbres sombresprès de l'entrée du temple
 que garde une rangée de lions
 chacun protégé par un naga
 à t'attendre sous le ciel lourd
 tout autour une mer
 de racines et de blocs de pierre
 fait île de la masse confuse
 de portes et de colonnes
 couleur paille et cendre mêlées
 qui s'ouvre là au cœur de la forêt
 temple ruiniforme où je te vois errer
 de fenêtre en fenêtre
 te découpant dans une obscurité parfaite
 puis le soleil revient
 illuminant les lions
 et avec lui l'intense stridulation des cigales
 tu sors du temple
 feuillages et nuages sont nébuleuses
 le temple se confond à la forêt
   Banteay Kdei   
   ©Éric
    Chassefière    |