Corps de nuit
L’hôpital est un grand paquebot
arrimé aux quais de la ville. Ses feux clignotent doucement dans la nuit.
Dans les coursives se glissent
les brancardiers. On pénètre dans les salles de machines plongées dans une
lumière bleutée.
À cet endroit s’organise un
ballet parfaitement rigoureux où le corps est saisi, soulevé, reposé, relié
par des fils aux écrans de contrôle.
Tu fermes les yeux pour sentir
le glissement ordonné des gestes sûrs.
Tu écoutes les voix, quête sous
les masques les regards anonymes.
Tu t’abandonnes au tangage.
Les heures nocturnes ont cette
propriété de s’expanser jusqu’à rendre imperceptible l’écoulement du temps
et au contraire en révéler l’intensité.
Maintenant, tu regardes de très
loin l’espace de la chambre.
La porte est restée ouverte sur
le couloir plongé dans l’ombre.
On devine le passage discret
d’une infirmière.
Tu cherches dans l’insomnie ce
qu’elle procure d’apaisement.
Le regard s’épuise dans le
contour des choses. Il n’y a rien à saisir sinon à suivre des yeux un rai
de lumière sur le mur.
Tu devines, au-dehors, la
pesanteur de la nuit.
Le corps s’ajuste pour
accueillir un bref déplacement sans risquer de déclencher la douleur à
l’entrée des cathéters.
Tu découvres la force du
mouvement infime qui à lui seul confirme la vie.
Tu guettes sur la vitre
opalescente les taches claires qui annonceront le jour.
Ce sera la montée soudaine des
bruits. Le paquebot s’ébranle, heurte le quai où monte crescendo la musique
urbaine.
On perçoit la bourrasque de
haute mer à hauteur de l’entrepont.
L’équipe de nuit rejoint
bruyamment les ascenseurs. On entre dans la chambre d’un pas assuré.
Tu accueilles les voix, les
regards, les soins.
Tu es au pied de la passerelle
ce voyageur attendu à la fin d’une longue traversée.
Sur le plateau du
petit-déjeuner, on a disposé une dînette en carton.
Tu peux entrer dans le jeu, saisir
prudemment le verre de thé, la brioche sous vide et le petit pot de
confiture Andros.
Tu quittes lentement le lit
mécanisé, mesures le rythme de tes pas.
On devine dans ta démarche
chaloupée les traces de la haute mer.
La perfusion te suit dans un
cliquetis de haubans.
La vie a un goût de confiture
de fraise.
***
Ligne à ligne
La nuit
déplie lentement les heures et les minutes du temps obscur.
Les bruits s’estompent dans le
couloir.
Tu guettes le passage furtif
d’une silhouette devant la porte.
Tu regardes l’écran de
surveillance.
Il laisse filer, ligne à ligne,
Les messages de ton cœur.
Tu aperçois maintenant, de très
loin, la trace laiteuse de la galaxie.
Tu assumes la puissance de la
gravité qui donne à ton corps son poids de chair, de sang.
Tu écoutes les pulsations
obstinées.
Elles disent, ligne à ligne,
La vie et la mort conjointes
dans l’instant.
La ville
s’est inscrite doucement dans le vide nocturne.
Des brisures de lumière
s’agrègent à la fenêtre.
Tu suis le flux et le reflux
des peurs et des douleurs.
Quelqu’un est entré pour
contrôler la perfusion.
Elle laisse filer, ligne à
ligne, les molécules fines
Près du cœur.
Tu devines maintenant, de si
près, un chant assourdi au bord du monde.
Tu es à la frontière d’un rêve
inachevé qui donne à ton corps
La légèreté de l’envol.
Tu suis le rythme lent de la
respiration.
Elle note, ligne à ligne, le
tempo exact du souffle.
Le jour
dessine sur le ciel des à-plats de gris soyeux.
Des pas s’arrêtent juste devant
la porte.
L’infirmière t’enroule dans ses
gestes.
Les électrodes cliquettent
entre ses mains musiciennes.
Tu fixes sur l’écran le
mouvement des lignes de couleur.
Elles égrènent, ligne à ligne,
Les paroles muettes.
© Mireille Diaz-Florian
Novembre 2022
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