LES PIEDS DES MOTS
Où les mots quittent l'abstrait
pour s'ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre...
MAI
2013
Paul Badin
Choses fuyantes
poème
collages : Vincent Courtois
Nous ne devrions jamais cesser de donner aux choses
fuyantes la brève
couronne, la brève scintillation des mots. Même si, ce
faisant, nous ne faisons
que suspendre des joyaux sur un front inexistant, un abîme
(Philippe
Jaccottet à Gustave
Roud,
Correspondance
1942-76, Gallimard,
2002)
à Rüdiger Fischer

III-Mnémé
(la mémoire) - Partie
I (avril)
III.
Mnémé (la mémoire) Partie II... suite

Carmen de Georges Bizet, l’opéra national
réinvesti par les danseurs espagnols Carlos Saura, Cristina
Hoyos, Antonio Gades, Laura del Sol
La Norma de Vincente Bellini et Maria Callas, diva de l’absolu
Ce saut de quelque soixante années en
arrière :
L’enfant avait huit ans. À chaque pas dans la boite de pandore
des prés, jaillissait une gerbe de sauterelles aux ailes rouges
ou bleues, d’énormes vertes… autant de papillons :
Piérides du chou, Grands nacrés, Argus bleus, Grands
porte-queue, Grands sylvains
Pollution oblige, ils ont disparu
Les grands airs de Giuseppe Verdi : La Traviata (la fête, acte
I), Rigoletto (La Donna è mobile), Aïda (l’air des
trompettes), et Nabucco (Va pensiero) ce chœur des esclaves à
pâmer tous les Italiens qui en ont fait, sous la baguette de
Riccardo Muti, leur hymne national préféré
Voilà qu’au voisinage du Mont Gerbier de Joncs, aux sources de
Loire, se retrouvent, pas après pas, la même
débauche de sauterelles sautillantes, le même butinage en
plein vol des papillons
Terre peu peuplée, peu fréquentée –
même l’été –, peu polluée
Comment oublier le Quatuor pour la fin des temps d’Olivier Messiaen
donné, par le quatuor Sine Nomine, sous atmosphère
plombée, quelques jours avant le déclenchement si
médiatisé de la guerre d’Irak ?
Pas un pan, pas un arpent de montagne qui ne soit finement
irrigué d’un réseau de murets de pierres taillées,
soigneusement emboitées
Derrière chacun, une langue de terre arable, motte
à motte épargnée
Tout cela reste visible du sentier muletier, dument
préservé
Lui est associée la Symphonie concertante pour violon et alto de
Wolfgang Amadeus Mozart diffusée à la radio nationale la
nuit du 19 au 20 mars 2003, au cours de la veillée
déchirante pendant laquelle les B 52 américains
commencèrent à pilonner Bagdad, son adagio à
pleurer
Comme ce devait être beau quand chaque terrasse hébergeait
son jardin, son potager, sa vigne, son verger !
Même la beauté sublime peut, le temps d’une écoute,
se faire, bien malgré elle, le reflet du mal absolu, entre les
souffrances des innocents et la bêtise infâme,
meurtrière, des dirigeants
Hélas, les jeunes, partis pour la ville, ne
cultivent plus les parcelles
Les châtaigniers prolifèrent, leurs racines
ébranlent les murets, les sangliers y pratiquent un drôle
de labour qui précipite le ravinement de la bonne terre, niant
des siècles de labeur et de compagnonnage, entraînant le
retour à l’état sauvage
Ils furent trois, époque bénie, plus grands que les
autres : Georges Brassens, Jacques Brel, Léo Ferré
Trinité de la chanson, née de la poésie des
siècles et du travail des prédécesseurs, au
premier rang desquels : Charles Trenet
La lente descente du silence sur les sentes puis les cimes
qui s’assoupissent
Un âne braie, s’effraie de la chute, brutale en
montagne, du crépuscule
Muscles et nerfs s’octroient un bienheureux
relâchement
Lointaines, les voix se font bribes puis rides à peine
perceptibles sur la peau du soir déjà drapée de
son
habit de nuit
On se souvient de l’Alhambra…
L’art arabo-andalou, perle de la Méditerranée. Ses deux
rives sont les valves également plénières d’une
mer féconde en arts et en esprit
La cloche le confirme : les baumes du soir pansent les brûlures
du jour, baignent la couche, préparent au sommeil
Après ces jours torrides sous les lames
d’été
Fraîcheur du crachin sur les joues
Apprenti guitariste garde les Recuerdos de la Alhambra de Francisco
Tárrega dans les oreilles, le cœur; ils y voisinent avec
d’anonymes Jeux interdits… mais les doigtés s’oublient vite
Raison de plus pourquoi il se souvient
Le plus beau voyage au Brésil commence à
travers sa musique : choro, samba, bossa nova, Heitor Villa-Lobos ;
passion de la fête, saudade, paysages exubérants… Merci,
l’artiste pour tes trois guitares: brésilienne, portugaise,
espagnole
Le soleil, au soir, fascine les fenêtres, incendie
jusqu’à la moelle les chambres fiévreuses
Le kaléidoscope aveuglé des façades
répercute sans ciller les crimes des fournaises
De Castille en Estrémadure, le vaste plateau,
aride, semi désert, s’offre à méditation
Les pailles fourbissent l’or, la lumière brûle, des
hameaux s’exhaussent de la roche, nus dans leurs pierres, de rares
troupeaux ponctuent la terre, tiennent compagnie aux arbustes compacts,
comme eux chichement dispersés
Plus que la grammaire des mots, élire les couleurs, les parfums,
les musiques qu’ils dégagent et se répondent
Certains féminins font frissonner l’oreille, donnent la chair de
poule : il m’a reconduitE, j’étais amoureusE, confiantE,
follement éprisE
Ah ! ce E muet si bavard !
Ici, le souffle de la terre s’exprime en tonalités chaudes, les
ocres dansent, la solitude s’habite de l’intérieur, le silence
grise la couronne éloignée des cimes, les os retiennent
leur vigueur, les chairs respirent plus vaste, frugalité et
exubérance s’aimantent, se repoussent, se reprennent,
s’aquarellent
Curieuse langue que la française qui confie à l’E (rendu)
muet (depuis trois siècles seulement !) la troublante musique de
la féminité…
Le palais savourant cette exquise voyelle
La ville actuelle plonge ses racines dans la ville romaine : murailles,
ponts, chaussées, aqueduc, temple, théâtre,
amphithéâtre, cirque, arc de triomphe, villas, thermes,
nécropole… Merida, l’Emerita Augusta
Tant qu’elle ne moisit point en ses cryptes ni ne monnaie ses
trouvailles, elle y puise sa raison de vivre: le théâtre.
L’art, la grandeur d’âme, ne s’épanouissent ni dans le
profit ni dans le rétroviseur
Parvenir à la moelle du mot, exciter son nerf, libérer
ses arômes, exhaler son sens, non pour contraindre ni
éliminer, pour irradier
Élégance des coupes de verre, transparence des anses,
finesse des colliers, richesse des boucles d’oreilles d’or
torsadé, précision sculptée des terres cuites,
pièces de monnaie, cuillers à dessert d’argent
Poésie à trois temps : 1. lent dépôt des
scories, 2. distillation des pépites dans l’alambic du verbe,
3. patiente remontée de mots de vie
Semblable art de vivre, il y a deux mille ans, relevait d’un
degré d’avancement tel qu’il ne pouvait que tomber en
décadence, ce qu’il fit
(Les six arts antiques et l’art de penser et de vivre en
société – la philosophie et son corollaire la
démocratie – portés à incandescence quelques
siècles plus tôt par les Grecs, que lui restait-il
à accomplir ?)
Fascinant modèle que nous nous évertuons
encore à imiter
L’hypnose est mortifère
Reste que la fréquentation de tels vestiges procure
un intense plaisir
Impossible d’oublier la petite jupe plissée bleu marine sur
chemisier blanc de la jeune étudiante blonde qui débarqua
au collège, un certain quinze septembre
Malgré de hautes luttes et de belles victoires, un peu partout,
en auront-elles jamais fini, les femmes, de soulever la chape
d’oppressions que les hommes font peser sur elles depuis les
millénaires ?
Elle ne savait pas comment arrêter le moteur de la Simca 900 que
le papa avait demandé au garagiste de lui remettre, en
état de marche, le matin même, pour qu’elle rejoigne son
premier poste en Anjou
Il s’est empressé, lui qui avait une Simca 1000
Son copain Pied noir s’est précipité lui aussi, il avait
lui aussi une Simca 1000 ; heureusement, il préférait les
brunes
Loi naturelle : loi de survie des végétaux,
animaux et humains
Survivre. Chez les pacifiques : se débrouiller, respecter
l’autre, se protéger des incursions dans son domaine
privé
Chez les parasites et les belliqueux : choisir la voie adverse, abuser
l’autre, utiliser la séduction, la violence ou les deux
Cela fait près d’un demi-siècle qu’il s’empresse.
L’envoûtement n’a pas cessé, malgré quelques orages
saisonniers, coups de vent de rigueur
Certains à l’aura négative, dégradent
la terre en boue
D’autres à l’aura positive, la transmuent en
glaise, sculptent quelques bonheurs avant de s’effacer
Quant à en faire de l’or, même les
génies, vous savez…
Qui ne donnerait des mois entiers pour retourner en arrière,
juste quelques jours, le temps de croiser la lycéenne de
dix-huit ans, l’étudiante de vingt qu’il ne connut que plusieurs
années plus tard ?
Une fois de plus, l’Évangile propose sa belle leçon :
Soyez aussi avisés que le serpent. Aussi candides que la
colombe. (Matthieu, 10, 16) 4
Trop sérieux, l’aîné, pour ne pas
souhaiter qu’elle fût un peu frivole
Son milieu de fratrie lui convenait à merveille
Dans l’amitié, celle dont le temps est le ciment et la ligne de
crêtes l’horizon, se découvrent, nécessairement, un
jour, la ligne de fracture de l’autre et, par ricochet, la sienne
propre ; ou l’inverse
Alors, l’échange porte ses fruits les plus doux, étranger
aux prises de bec, au duel des soliloques, ouvert aux radiations
solaires
Folie de rester amoureux à cet âge, qui plus
est de la même épouse
Si rare ? Hors normes, bizarre, vieux jeu… Pour un peu, les couples
fidèles passeraient pour tarés, minables, coincés…
Quoi encore ?
C’est peut-être ça, un couple : quelque chose
d’évident
Ces jours anniversaires, moments d’exquise gravité
Dire qu’il n’a jamais rencontré une telle innocence
gravée dans la durée… Elle n’a pas changé, lui
davantage. Est-ce avantage ?
C’est parfois inadéquat… mais quelle inégalable
fraîcheur sur ses tensions volcaniques, ses tropismes inaboutis
Impossible d’imaginer tout ce à quoi votre compagne/compagnon
peut penser lorsque vous lui dîtes : si ça continue, on va
bientôt pouvoir…
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Paul Badin,
Choses fuyantes
Partie II pour Francopolis
Mai 2013, recherche Gerty
Le
principe des Pieds des mots,
est de nous partager
l'âme d'un lieu, réel ou imaginaire, où
votre coeur est ancré... ou une aventure.... un personnage.
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