actu

 

 

archives


LES PIEDS DES MOTS

Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu.


Ce mois de février 2006 :


PÉRIPLE NOCTURNE

par  MICHELINE BOLAND


Il y a des rendez-vous qui portent en eux espoir et appréhension. Celui que j'avais ce lundi là de décembre à dix-sept heures chez le dermatologue était de ceux-là. Ce qu'il contenait d'espérance pour moi c'était le diagnostic qui allait peut-être être posé. J'ai cette habitude de toujours consulter plusieurs médecins au sujet d'un même trouble. Alors ce qui fut jugé verrue par le jeune dermatologue installé à quelques pâtés de maison de chez moi, je voulais l'entendre confirmé par un homme d'expérience, un homme réputé, ayant pignon sur rue depuis plus de deux décennies. Quand j'avais pris ce rendez-vous en septembre, je n'avais pas envisagé qu'en décembre à dix-sept heures quinze il fait vraiment très sombre. Par ailleurs, je n'avais pas pensé que rendre visite chez un médecin dont le cabinet est situé dans un building de la ville était si compliqué.

La question des problèmes soulevés par les déplacements que je dois effectuer, se présente à moi depuis quelques années déjà. Plusieurs poussées de névrite optique ont rendu ma vue réellement déficiente. Les verres correcteurs me sont de peu d'utilité. Les objets transparents réalisés dans des matières comme le verre, le plastique ou le cristal sont ma première source de cauchemar. Combien de gobelets remplis d'eau, de vin blanc, de limonade n'ai-je pas cassés, renversés ? Combien de glaçons n'ai-je pas réussi à saisir avec ma pince translucide ? Ma deuxième source de cauchemar est l'obscurité. Ma balader le soir est devenu une épreuve plus périlleuse que la traversée d'une jungle pleine d'animaux sauvages. Me rendre dans ma cave m'a valu plus d'une chute. Je n'arrive pas à dénicher l'éclairage miraculeux qui me permettrait de parcourir sans risque ma demeure que je connais pourtant particulièrement bien.

Ce handicap est d'autant plus gênant que je ne peux compter que fort rarement sur l'aide de mon entourage. Mon mari est le plus souvent en déplacement à l'étranger, il se libère difficilement de ses activités professionnelles pour prendre congé une simple demi-journée. Mes deux filles sont également fort occupées. Elles considèrent la maison comme un hôtel. L'une tient un commerce à plus de vingt kilomètres. L'autre est infirmière dans le home que dirige ma belle-sœur. Toutes deux ne sont pas avares de leur temps de travail. C'est à peine si je peux, à l'occasion, demander à l'une d'elles de rapporter des légumes et des fruits.

Je me sens seule, tellement seule. Il me semble parfois que je suis juste reliée au monde extérieur par mon seul téléphone portable. Il serait bon d'ajouter que mes amies sont également peu disponibles. Marie-Paule, est professeur, grand-mère de deux adorables petites filles dont elle assure souvent la garde les jours de congé. Quant à Monique elle fait office de secrétaire pour son mari dentiste et pour son fils avocat. La troisième, Nicole, est mon aînée de vingt ans, elle a presque soixante-dix sept ans. J'ai beaucoup de scrupules à la déranger.

Au fur et à mesure que passent les heures, ma respiration se fait de plus en plus courte. J'ai des fourmillements dans les pieds et les mains, signes de mon angoisse qui monte pareille à une marée. J'ai tenté d'exhorter mon mari à prendre deux heures de congé pour me conduire chez le dermatologue. Je m'y suis prise trop tard, il a des engagements importants à assurer. J'ai proposé à la voisine de venir goûter avec moi chez le meilleur pâtissier de la ville puis de m'accompagner chez le dermatologue. Elle m'a poliment repoussée, sans doute est-elle encore plongée dans sa rancune de s'être vue refuser l'autre jour la garde de son chien, dont j'ai une peur terrible. Je n'arrive probablement pas à mettre mes angoisses en mots suffisamment forts pour faire fondre sur moi la compassion d'autrui. Peut-être est-ce lié à cette sorte de fierté qui entrave aussi bien ma spontanéité que mon expression générale. Je me sens empesée comme l'est une nappe d'un restaurant trois étoiles.

Je suis seule, tellement seule. Je transpire et je frisonne tout à la fois. Mais j'assume. J'ai pris le bus, je suis descendue à l'arrêt de la grand-place. Jusque là j'ai suivi la foule sans problème. J'étais enveloppée, encadrée par la foule. A présent, j'avance, du moins je le crois, vers le numéro 7, adresse de mon médecin. Je m'informe auprès d'un passant. Il est seize heures quarante-cinq, je me trouve face au numéro vingt. J'avance encore un peu. Mes pas sont mal assurés comme doivent l'être ceux de quelque pocharde. Je titube. Mon cœur s'emballe. Je m'informe de nouveau. Je suis face au numéro trente deux. Je fais demi-tour. Ma tête me fait souffrir, ce sont des élancements, des coups douloureux.

Que faire d'autre que marcher un peu puis m'informer après d'un passant ? Malheureusement celui auquel je m'adresse est anglophone. Je n'ose répéter ma demande en anglais. Mon accent est si mauvais, mon vocabulaire est si pauvre. Je me précipite vers un autre que je heurte et qui s'encourt. Je n'arrive plus à reprendre mon souffle. Je ne vois que des ombres. Je n'entends que des chuchotements comme si une conspiration s'élaborait. Vers qui aller encore ? Je parviens à grand peine à articuler "Le numéro 7 s'il vous plaît ?" Aucune réponse ne vient en retour. Enfin, j'accoste une silhouette longue. J'adresse ma supplique. "Vous êtes juste en face". Mais où est l'entrée ? Il me semble que ce ne sont que vitrines garnies de tentures foncées. Tout est tellement noir ! Je crois discerner un enfoncement dans la façade, un contraste dans le dallage. Je m'avance. Je trébuche mais ce que je pousse est bien une porte. Je suis happée par la chaleur. Je touche les murs à la recherche d'un interrupteur. Je tâtonne. Sans succès. Des zones uniformément grises s'offrent à moi. Je lève les yeux. Aucune lueur. Du gris. De la grisaille partout. Je baisse le regard. Je cherche un bouton rouge qui m'indiquerait un ascenseur. Pas le moindre point lumineux. Venant de ma droite, j'entends un fracas. Un bruit de verre brisé, une injure. Il me semble que se découpe une sorte de fantôme. Je devine au parfum dégagé et au froissement d'étoffes, de plastic et de papier que ce qui passe devant moi est une femme encombrée de paquets. A ma question "Pourriez-vous m'indiquer l'ascenseur ?" Répond un grognement, des paroles inaudibles suivies d'un gros mot, d'un de ses mots qui me font rougir chaque fois. Je me tais. Je demeure immobile. Tout est flou. Je pourrais aussi bien que trouver dans une cage avec un singe ou un ours debout. A cette idée, des frissons me parcourent de haut en bas. Un autre fantôme se profile. Des bruits me parviennent. Des pas, du verre qu'on pousse peut-être du pied, des injures, encore des injures. Finalement une porte qui se ferme lourdement. Un silence pesant. Une obscurité si grande. Je suis seule, si seule. Ne vais-je pas trébucher contre un débris de verre ? Ne vais-je pas tomber sur le verre, me couper ? Je suffoque. Je défais mon col de manteau. La nausée vient. Il me semble que je rapetisse.

Je demeure comme pétrifiée, respirant petitement, me tenant comme un mur. Je suis soudain aspirée. Je perds l'équilibre mais un bras me retient. "Quelle idée de s'appuyer contre la porte !" La voix contient moquerie et reproche. Ce que je pensais être un mur était une porte. Je vacille mais je ne tombe pas. Je fais quelques pas en avant. "Le Docteur Pater, s'il vous plaît ?" Pas de réponse. Peut-être une réflexion de mon interlocuteur ? Non. Quelqu'un s'éloigne prudemment, quelqu'un glisse tel un rongeur. Ai-je fait peur ? La porte d'entrée est à présent ouverte. Du moins je le déduis de la sensation d'humidité et de froid qui me submerge.

Je progresse latéralement dans le sens opposé à celui de la porte. Je palpe un mur. La surface est froide. J'atteins un rebord. Je ne distingue qu'un environnement grisâtre. Ma situation est périlleuse. Je reprends inlassablement : "Le Docteur Pater, s'il vous plaît ?" Je n'attends pas vraiment une réponse tant je suis désemparée. Je suis pareil à un spéléologue égaré au fond d'une caverne, d'une grotte, d'un gouffre. Ma respiration m'assourdit presque. Elle induit ma panique. Une porte claque. Ma voix se fait plus puissante. "Le Docteur Pater, s'il vous plaît ?" Un frôlement rapide, quelques paroles. "C'est au premier, prenez l'escalier c'est aussi rapide qu'avec l'ascenseur."- "Mais où se trouve l'escalier ?" - "Vous ne voyez pas juste devant vous. Au premier, à droite." -  "Pourriez-vous éclairer ?" - "Vous êtes bien la première personne à réclamer plus de clarté ici." Sur ce, une porte claque de nouveau. Je poursuis ma marche, je heurte ce qui doit être une marche. Je progresse marche après marche en laissant ma main caresser le mur. Une première marche plus longue que les autres un pallier sans doute. Ma main garde le contact avec le mur. Puis ma main dévie de sa trajectoire linéaire. La surface touchée est à la fois plus froide et plus lisse que la précédente. Je devine une porte. Je tambourine plusieurs fois. Puis j'ôte ma main. C'est comme si je m'éveillais au jour lorsqu'on m'ouvre. Un simple "Oui" mais la voix est douce, apaisante. Je murmure " Le Docteur Pater, s'il vous plaît ? " On me répond : "C'est en face. Ici, vous êtes chez Maître Pater." Le ton me réchauffe. J'ose aller plus avant dans ma demande : "Pourriez-vous m'y conduire ?" - "Suivez-moi". Je suis une odeur de vanille et de pêche. On sonne pour moi, on m'introduit comme on le ferait avec une enfant blessée dans un bureau de préfet de discipline. Je pénètre alors dans ce qui doit être une salle d'attente. Je distingue un objet vert, une chaise sans doute. Je m'assieds après avoir décliné mon nom. Le siège est bas, dur, inconfortable. Une forme rouge me fait la leçon : "Vous avez dix minutes de retard mais le Docteur est encore occupé. Il a pris le rendez-vous suivant. De grâce asseyez-vous sur une chaise et non sur la table." Je me lève, je palpe un autre objet, un jaune cette fois. Je m'assieds de nouveau. J'entends un chuchotement, je ne saisis aucun mot. J'attends. Enfin un temps de repos. J'approche la main gauche de mes yeux, je distingue précisément ma bague de fiançailles, son saphir, jusque ses brillants. Je me rassure ainsi au sujet de l'évolution de mon acuité visuelle. Ici ce ne sont autour de moi que taches colorées. J'accole des noms à ces taches. Chaises, fauteuils, tables, affiches.

J'attends. Je suis seule, tellement seule. Je suis soudain doucement appelée puis touchée. La forme rouge, me prend par le bras, elle me conduit chez le Docteur. Je désigne la verrue au cou. Tant d'efforts pour rien. "Une verrue banale, je vais vous faire une prescription." Suivent des paroles auxquelles je n'arrive pas à prendre garde. Je suis en sueur comme si j'avais couru un huit cents mètres. Je ne pense plus qu'au retour. "Ce sera quinze cents francs". Je fouille dans ma poche, je trouve mon portefeuille, je le tends. "Je vous prie, prenez ce qui vous revient. Je suis incapable de bien y voir aujourd'hui."

Dans mon dos, une caresse. Un visage s'approche du mien. Je discerne du rouge. "Je vais vous reconduire jusque sur le trottoir. Le Docteur a eu un désistement. Ne vous inquiétez pas." Timbre pur. Inflexion moelleuse. Volume légèrement voilé par un trémolo.

Je suis bien, pareille à un bambin malade dans des draps frais, écoutant une histoire joliment contée par sa mère. Il y a si longtemps que je n'ai plus éprouvé cela. Je respire doucement, mon cœur bat régulièrement, ma peau est sèche. Au bout de mon voyage il n'y a plus de verdict médical, il a la douceur d'une femme. On replace mon portefeuille, on referme mon col. Tant de noblesse au bout du chemin.

La femme en rouge m'accompagne. "Attention, une petite marche à l'ascenseur. Attention ne vous approcher pas trop de la porte. Il y a un porte-parapluies à votre droite, un miroir à gauche." Qui dans mon entourage me considère ainsi ? Soudain, s'impose à moi l'étiquette "Aveugle". Alors, sans parvenir à me contenir, je tremble de tous mes membres, je pleure contre l'épaule de la femme. Un moment de faiblesse. "L'air frais me fera du bien. L'arrêt du bus n'est pas bien loin". Dans le hall, la femme en rouge s'adresse à une autre femme. "Je t'en prie Maria, conduis la patiente du Docteur Pater jusqu'à l'arrêt des bus." Une main me quitte, une autre m'empoigne. Une main brûlante, ferme, solide. Je suis guidée dans ma progression. Je m'en remets à une inconnue. Je garde le souvenir d'un parfum, de voix, d'un effleurement du dos, de mains posées sur moi plus légères que des nuages. Dehors, je m'imagine être sur un champ de foire. Des auréoles de lumière partout. Des éclaboussures dorées dans la nuit noire. Des phares, une multitude de phares. Maria me conduit jusque dans l'intérieur du bus, elle me fait asseoir juste derrière le siège du conducteur, se charge de l'utilisation de ma carte pour payer le trajet. Elle me demande quel arrêt sera le mien et en informe le chauffeur.

Le trajet du retour est agréable, peuplé de halos. Le conducteur m'aide à descendre. Il me prend à bras le corps pour éviter que je fasse un mauvais pas. "Comme votre parfum est agréable ! Bon retour."

Encore quelques pas, une voix m'interpelle : "Maman, comment as-tu osé sortir habillée de la sorte ? Ton manteau est tout taché. Pourquoi n'as-tu pas mis ta veste en daim plutôt que cette horreur ?" Plus loin, autre voix, autre reproche : "Chérie, je t'ai déjà demandé des dizaines de fois de lessiver davantage tes vêtements. Tu te négliges de plus en plus."

Je l'ai dit. Je suis seule, si seule. Personne à qui me fier pour trier le linge sale du linge propre. Personne pour guider mes mouvements. Combien de poussières demeurent sur ma route quand j'ai nettoyé ? Combien de feuilles de salade défraîchies dans mes préparations culinaires?

Jamais je ne dirai à ceux-là, fille, mari, quel a été mon périple. Un véritable tour du monde pour une banale visite médicale ! Un voyage à la Marco Polo avec risques, imprévus, découvertes.

Micheline Boland  


    Pour  "PIEDS DES MOTS"  février 2006



***
Micheline Boland habite en Belgique
fait partie de la librairie de francopolis

Visiter son site




 Table des chroniques "Gueule de mots" et  "Pieds de mots"

                recherche Stéphane Méliade



Auteurs, vous pouvez vous aussi écrire une chronique
pour
Gueules de mots ou Les pieds des mots.

Le principe de Gueule de mots
est de faire résonner un mot comme un instrument de musique,  si besoin est avec une certaine force et/ou violence.

Le principe des Pieds des mots,
est de nous partager l'âme d'un lieu,  réel ou imaginaire,  où votre coeur est ancré.



Si vous voulez figurer dans ces pages, écrivez à Francopolis 


 

 

Accueil ~Contacts ~La charte de l'équipe

Créé le 1er mars 2002- rubriques novembre 2004