Le nom de la ville, Cuidad Juarès, la cité de la drogue, la
cité du meurtre, la cité de l’alcool et de la prostitution. Cuidad Juarès, un
nom qui vous racle la gorge, et vous
l’enflamme, tout comme le crépitement infernal d’un AK47.
Cuidad Juarès, la ville natale de Tobias, un petit garçon de 10 ans qui
espionne pour un clan de narcotrafiquants, afin de gagner un peu d’argent.
Tobias, il n’a plus de papa, il n’a plus de maman, il n’a
plus de famille. Il dort dans une grange, prêtée par un ancien voisin, un
ancien ami de ses parents, en rêvant au temps jadis, à l’époque où son papa et
sa maman étaient encore en vie.
Tué son papa. Tuée sa maman. Tués tous deux, au même
instant, par une rafale tirée au hasard. C’est comme ça qu’ils s’amusent les
narcotrafiquants, pour faire passer le temps, entre deux livraisons, entre deux
règlements de compte. Ils s’amusent en tirant au hasard, dans les rues solaires
de cette citée maudite, n’importe où, n’importe quand.
Le gentil voisin aimerait bien que Tobias retourne à
l’école. Mais Tobias sait bien que retourner à l’école, c’est aussi retourner à
l’orphelinat. Il ne reste à Tobias que la rue. Il ne reste à Tobias que
l’errance du serpent.
Adelina perdit son fiancé, Felipe, par un soir d’été
caniculaire. Alors que Felipe rentrait du travail, par malchance, et manque de
prudence, il klaxonna un dealer qui traitait dans sa voiture, à l’arrêt, à un
stop. Le dealer, par la glace de la portière, pointa un fusil sur Felipe, et
lui tira dessus, en explosant le pare-brise. Felipe mourut quelques heures plus
tard, sous les yeux meurtris d’Adelina.
Adelina n’était pas
originaire de Cuidad Juarès, elle était venue dans cette ville pour trouver du
travail. Il y a toujours du travail à Cuidad Juarès, ce n’est pas parce qu’il y
a des meurtres chaque jour, que Cuidad Juarès ne doit pas continuer à vivre.
Adelina travaillait dans une blanchisserie. La patronne de
la blanchisserie recevait régulièrement des visites assez musclées du clan
dirigeant le quartier. Adelina se cachait, ou fuyait à chaque fois, de peur de
se faire violer.
À longueur de journée, Tobias surveillait sa rue. Tous les
matins, il voyait Adelina entrer dans la blanchisserie pour travailler. Tobias,
assis sagement sur son banc, rêvait de lui et d’Adelina. Il imaginait qu’il
était son fils chéri, qu’Adelina était sa maman chérie.
Puis un jour, lors de son rapport journalier au clan, Tobias
apprit que la blanchisserie allait bientôt flamber. Il ne comprenait rien aux
histoires des grands Tobias, mais comprenait la finalité de leurs histoires.
Aussi, il décida d’attendre Adelina devant la blanchisserie, le lendemain
matin, avant son ouverture.
À l’arrivée d’Adelina, Tobias se plaça devant elle, et lui
dit : « Tu veux être ma maman ? » Adelina se baissa, le regarda dans les yeux,
et lui répondit : « Tu n’as pas de maman ? » Tobias se retint de pleurer, et
répéta : « Tu veux être ma maman ? » Puis ajouta : « Si tu acceptes d’être ma
maman, je te dis un secret. » Adelina acquiesça de la tête, et lui tendit
l’oreille. Tobias vint y chuchoter : « Maman, il vaut mieux partir, la
blanchisserie va bientôt brûler. »
Adelina se releva, prit Tobias par la main, et rentra
tranquillement chez elle. Elle remplit un sac de voyage d’affaires
personnelles, fit une rapide prière
d’adieu, et s’en alla aussitôt, en compagnie Tobias, pour la gare routière. «
On va où, maman ? » lui demanda-t-il. « On va loin, très loin mon chéri », lui
répondit-elle.
Le bus toussota, démarra enfin, puis se mit à rouler dans un
grand nuage de poussière. Adelina referma ses paupières, quelques larmes
ruisselèrent sur ses joues, puis elle redressa la tête, et caressa les cheveux
de Tobias, en lui disant : « Mon petit amour, y’a forcément un endroit dans ce
pays, où les garçons de ton âge ne grandissent pas dans la rue, un endroit où
la vie est plus précieuse qu’un sachet de poudre blanche, qui n’offre que la
mort pour avenir. »
***