Au Québec
Une fanfare joue un disque de mémoire. Je m'élance au-dedans. C'est presque un autre temps.
copyright Gert
Ne dis rien, raconte,
Descendue de l'image de la fille en avion, tu les as parcourus ces longues
routes longues, ces terres bras tendus, ces granges de westerns aux drôles
de chapeaux, ces villages isolés de vieux films irlandais. Tu les
as approchés ces dormances de lacs qui s'inventent des fées,
ces bisons légendaires, ces framboises géantes, ces façades
de bois traversées de fantômes, ces pas de mocassins dans l'âme
des poussières, ces ponts enferraillés de dentelles solides
menant aux cœurs des villes. Et tu les as aimés ces théâtres
perdus, retrouvés dans les arbres à la croisée des rangs.
Cette parole nue en tréteaux et en planches, la voyageuse qui bouleverse.
Je ne suivrai plus l'écriture de la même façon. Pour
les mêmes raisons que là-bas il n'y avait pas de raisons. Que
des graines et de l'eau, une poignée de sel.
Ne dis rien, raconte,
Pas de fureur du monde, mais des choses, des gens qui habitent la neige en
carte de Noël. Et qui s'abritent en gestes élémentaires.
Ils sont nés depuis peu, ils en gardent l'élan et la place
du
simple. En bas des thermomètres, ils espèrent l'été.
L'été, ils ensemencent. Ils sont avec ferveur. Leurs lessives
se mouillent sur des cordes à linge qui sont là pour chanter.
Chanter, ils chantent
tous. Ou presque. Ils sculptent ou ils écrivent, peignent ou dessinent
des jardins. Ils sont la vie sans argumentation. Ma vieille Promenade, vaniteuse
et fardée, n'en croirait pas ses artifices, «des indiens dans
la ville ! ». Ils sont l'exact d'avant les artefacts, des chercheurs
d'un autre or, t'es-tu entendue dire, étonnée de le dire.
Ne dis rien, raconte,
Ils amourent des blondes de toutes les couleurs, circulent dans des chars
qui vont magasiner. et défendent leur langue comme l'oiseau son nid.
Ils prennent des cafés sur des chaises berçantes qui ont vu
leurs grands-mères. Autour de leurs maisons courent des galeries sans
volets ni serrures. Ils ont la table mise comme une main ouverte. Les eaux
de leurs cascades enjouées et glaciales éparpillent leurs jupes.
J'ai même vu un cheval entrer dans un salon, pivoter sans casser les
guitares, et repartir joyeux retrouver le jardin. Ils vivent l'essentiel.
Ils s'appellent Jean-Marc, Yves, Jojo et quelques autres. Ils parlent
de leur fleuve comme on parle de soi. Leurs cadeaux sont gratuits et leurs
rires sonores. Quelqu'un m'a dit, raconte, raconte ton pays. Comment dire
le luxe inutile et clinquant, les valeurs ajoutées et le vieux continent
qui meurt de suffisance. J'ai eu honte soudain. Leurs paysages nus vivent
plus loin que nos affiches.
Ne dis rien, raconte,
Je ne connaissais pas des espaces aussi grands. Un chat avait perdu ses griffes.
Un homme trouvait de l'eau. On mangeait du fromage à n'importe quelle
heure, en petits dés de lait. Ma langue s'en souvient. Des oies sauvages
enseignaient l'alphabet au troupeau de nuages. Une souris faisait danser
la boîte à céréales. Des écureuils filaient
sur des pistes d'envol. Le sucre tombait des arbres. J'ai même caressé
un loup. Personne ne voudra me croire. Et la musique.
La musique partout. Pour les plantes, pour les bêtes, pour nous. La
veille du départ, la fanfare jouait, les gens me tutoyaient et semblaient
me connaître. Ils m'entraient dans leurs mains, leurs
sourires, leurs lieux, leurs gestes dans les mots ou est-ce le contraire,
riaient du décalage horaire. Et aujourd'hui demain, hier pour l'origine.
J'en perds la précision.
Ne dis rien, raconte,
Ai-je rêvé qu'ils déplacent parfois une maison sur des
grands skis de bois ? Qu'ils bûcheronnent des tonnes et boivent plus
que boire ? Que la lumière pleut dans la pluie des érables
? Et que les ours de tous les contes vivaient dans leurs forêts ? Ils
sont l'autre parcours. C'était un autre temps. Je le nomme aujourd'hui,
pour le plaisir, la certitude. Un murmure puissant, le grondement en fête
d'un sous-terre irrigué. Ils sont l'érable rouge qui embrase
la neige. Ils fixent la photo d'une rétine neuve. Une fanfare joue.
C'est hier ce matin. Ils sont l'exact, et tu l'écris.
Ile Eniger
copyright L.Boileau