actu

 

 

archives


LES PIEDS DES MOTS

Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu.


Ce mois de jamvier 2006 :


AU QUÉBEC

par  ILE ENIGER


Au Québec

Une fanfare joue un disque de mémoire. Je m'élance au-dedans. C'est presque un autre temps.


copyright Gert
Ne dis rien, raconte,

Descendue de l'image de la fille en avion, tu les as parcourus ces longues routes longues, ces terres bras tendus, ces granges de westerns aux drôles de chapeaux, ces villages isolés de vieux films irlandais. Tu les as approchés ces dormances de lacs qui s'inventent des fées, ces bisons légendaires, ces framboises géantes, ces façades de bois traversées de fantômes, ces pas de mocassins dans l'âme des poussières, ces ponts enferraillés de dentelles solides menant aux cœurs des villes. Et tu les as aimés ces théâtres perdus, retrouvés dans les arbres à la croisée des rangs. Cette parole nue en tréteaux et en planches, la voyageuse qui bouleverse. Je ne suivrai plus l'écriture de la même façon. Pour les mêmes raisons que là-bas il n'y avait pas de raisons. Que des graines et de l'eau, une poignée de sel.

Ne dis rien, raconte,

Pas de fureur du monde, mais des choses, des gens qui habitent la neige en carte de Noël. Et qui s'abritent en gestes élémentaires. Ils sont nés depuis peu, ils en gardent l'élan et la place du
simple. En bas des thermomètres, ils espèrent l'été. L'été, ils ensemencent. Ils sont avec ferveur. Leurs lessives se mouillent sur des cordes à linge qui sont là pour chanter. Chanter, ils chantent
tous. Ou presque. Ils sculptent ou ils écrivent, peignent ou dessinent des jardins. Ils sont la vie sans argumentation. Ma vieille Promenade, vaniteuse et fardée, n'en croirait pas ses artifices, «des indiens dans la ville ! ». Ils sont l'exact d'avant les artefacts, des chercheurs d'un autre or, t'es-tu entendue dire, étonnée de le dire.

Ne dis rien, raconte,

Ils amourent des blondes de toutes les couleurs, circulent dans des chars qui vont magasiner. et défendent leur langue comme l'oiseau son nid. Ils prennent des cafés sur des chaises berçantes qui ont vu leurs grands-mères. Autour de leurs maisons courent des galeries sans volets ni serrures. Ils ont la table mise comme une main ouverte. Les eaux de leurs cascades enjouées et glaciales éparpillent leurs jupes. J'ai même vu un cheval entrer dans un salon, pivoter sans casser les guitares, et repartir joyeux retrouver le jardin. Ils vivent l'essentiel. Ils s'appellent  Jean-Marc, Yves, Jojo et quelques autres. Ils parlent de leur fleuve comme on parle de soi. Leurs cadeaux sont gratuits et leurs rires sonores. Quelqu'un m'a dit, raconte, raconte ton pays. Comment dire le luxe inutile et clinquant, les valeurs ajoutées et le vieux continent qui meurt de suffisance. J'ai eu honte soudain. Leurs paysages nus vivent plus loin que nos affiches.

Ne dis rien, raconte,

Je ne connaissais pas des espaces aussi grands. Un chat avait perdu ses griffes. Un homme trouvait de l'eau. On mangeait du fromage à n'importe quelle heure, en petits dés de lait. Ma langue s'en souvient. Des oies sauvages enseignaient l'alphabet au troupeau de nuages. Une souris faisait danser la boîte à céréales. Des écureuils filaient sur des pistes d'envol. Le sucre tombait des arbres. J'ai même caressé un loup. Personne ne voudra me croire. Et la musique.
La musique partout. Pour les plantes, pour les bêtes, pour nous. La veille du départ, la fanfare jouait, les gens me tutoyaient et semblaient me connaître. Ils m'entraient dans leurs mains, leurs
sourires, leurs lieux, leurs gestes dans les mots ou est-ce le contraire, riaient du décalage horaire. Et aujourd'hui demain, hier pour l'origine. J'en perds la précision.

Ne dis rien, raconte,

Ai-je rêvé qu'ils déplacent parfois une maison sur des grands skis de bois ? Qu'ils bûcheronnent des tonnes et boivent plus que boire ? Que la lumière pleut dans la pluie des érables ? Et que les ours de tous les contes vivaient dans leurs forêts ? Ils sont l'autre parcours. C'était un autre  temps. Je le nomme aujourd'hui, pour le plaisir, la certitude. Un murmure puissant, le grondement en fête d'un sous-terre irrigué. Ils sont l'érable rouge qui embrase la neige. Ils fixent la photo d'une rétine neuve. Une fanfare joue.
C'est hier ce matin. Ils sont l'exact, et tu l'écris.

Ile Eniger


copyright L.Boileau



 Table des chroniques "Gueule de mots" et  "Pieds de mots"

                recherche Stéphane Méliade



Auteurs, vous pouvez vous aussi écrire une chronique
pour
Gueules de mots ou Les pieds des mots.

Le principe de Gueule de mots
est de faire résonner un mot comme un instrument de musique,  si besoin est avec une certaine force et/ou violence.

Le principe des Pieds des mots,
est de nous partager l'âme d'un lieu,  réel ou imaginaire,  où votre coeur est ancré.



Si vous voulez figurer dans ces pages, écrivez à Francopolis 


 

 

Accueil ~Contacts ~La charte de l'équipe

Créé le 1er mars 2002- rubriques novembre 2004