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 LES PIEDS DES MOTS.

Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu


 


1.DE L'INFIME À L'INFINI
   par Jean-Marc la Frenière

Quel est ce brusque désir de décrire les choses ? Est-ce pour les attacher ou pour s'en libérer ? C'est probablement un réflexe de citadin. Entièrement possédés par la ville, ses habitants veulent aussi posséder. En nommant les objets, ils agrandissent peut-être leur espace intérieur. Une façon de lutter contre l'obsolescence.
J'habite à la campagne. Je vois très peu les objets qui m'entourent. Je regarde le ciel, le sol, les arbres, les oiseaux. Le moindre pas d'insecte grimpe déjà l'infini. Ici, derrière mes fenêtres, les yeux ne vont jamais de l'extérieur à l'intérieur. Les arbres voient avec leurs pieds et les oiseaux ont autre chose à faire qu'à surveiller les hommes.

Les objets extérieurs ne sont déjà plus des objets. La pelle appuyée sur le mur appartient à la terre beaucoup plus qu'à la main. L'arrosoir sent les fleurs et l'humus encore frais. Le tas de planches dans un coin sert d'hôtel aux fourmis et de remise à l'été quand l'hiver prend trop de place. C'est un peu de l'espace qu'on déplace en brouette, la motte qui deviendra un arbre, une maison, une forêt, le trou qui deviendra un lac, la pierre une montagne, la goutte une fontaine. La boite à malle ne sert déjà plus qu'aux oiseaux de passage. J'en ferai des pigeons voyageurs pour les lettres d'amour.

J'aime l'écriture des choses mais je les trouve à l'étroit dans une cuisine. J'ai besoin d'un espace plus vaste pour prendre mon élan, de voir le pommier pour bien goûter la pomme, d'entendre les oiseaux pour aimer la musique, de me perdre en forêt pour retrouver ma route, de boire la coupe jusqu'à la lie (mais ça c'est une vieille histoire). L'été, je mange toujours dehors. Ma cuisine est un champ. J'aime l'écriture de l'herbe, de la guêpe, du petit, le jeu du bouche que veux tu, l'immensité du peu. La parole est une rose des sables, une langue dans la bouche du volcan, l'antenne qui stridule dans le chant des cigales. Entre le geste et la main, entre la tête et le vocable, il y a toujours un léger décalage. C'est de ce lieu qu'on écrit. Je dois manger des yeux pour digérer les mots. Chaque caresse refait le cours des fleuves. Chaque mot redessine les arbres. Chaque  image fait bander l'horizon. Chaque baiser ouvre la bouche. On compte l'infini sur le bout des doigts.

J'aime les meubles en bois qui sentent la terre, les comptoirs en ardoise, les vieux éviers de pierre, les fenêtres en oiseaux, les lits de plumes, les armoires en poèmes. J'aime les murs de feuilles qui laissent passer l'air et l'espoir du monde. J'aime les toits de cèdre qui ne vieillissent pas, les pieds dans l'eau, les bras au ciel, les doigts tachés d'encre, le rêve des chevreuils, l'intelligence du loup. J'aime les choses qui bougent avec les mots du vent. Ma cuisine est un champ mais mon jardin est dans la tête. Mon lit est celui d'une rivière. Je déborde avec elle pour embrasser la terre. J'ai trois épouvantails dans mon jardin, dont l'un à bicyclette. Je le soupçonne de pédaler jusqu'au village durant la nuit. Il a toujours des brins de paille en sueur et le chapeau de travers. En fait, ils aiment les oiseaux et ouvrent même la porte aux ratons laveurs. Sur le rang, mon jardin est le plus pauvre en légumes mais le plus riche en mots. Plus loin, j'ai un étang plein de grenouilles, de nénuphars, de carpes japonaises et de cheveux de fée. Quelques canards et un héron s'y posent quelques fois. Il sert aussi de patinoire aux libellules du coin. Au son du matin, la rosée me réveille et me sert le café sur lecomptoir des yeux.

Le murmure des gnomes sous la galerie me sert de radio quand je me sens trop seul. Entre le vent et le flanc des montagnes, il n'y a pas de murs mais des passages, des accalmies, des souffles. Les regards portent trop loin pour s'encombrer de choses. Il n'y a que mon loup qui collectionne les objets, les vieilles bottes à vache, les balles trop mordues, les os trop secs, les peines de croc, les cœurs cassés, la babiche des raquettes qu'il finit par manger. Elle lui sert probablement de brosse à dents. Sur tant d'espace nettoyé, je me repose dans mon songe. On y lave ses yeux, on danse sur des rivières infranchissables. J'habite la lumière où mes mots font un bruit dechevaux emballés.


De l'herbe pousse dans mes oreilles, de la luzerne dans mon nez. J'ai sur la tête un chapeau d'absolu percé par la misère, le bonheur et le temps. Je compte les secondes en fragments d'infini. J'ai des lucioles dans les yeux, l'odeur des chevreuils sur le cuir des mots, de l'eau d'érable dans les veines. Je goûte la framboise au milieu du mois d'août, les cerises noires amères que picossent les pies, le coeur de pomme et le cormier quand arrive l'automne. Je suis une roche qui a pris la parole, un arbre qui se tait dans le chant des oiseaux, une rivière qui déborde sous la crue des saisons, une épine, une ronce en quête de tendresse. Certains matins, je me réveille en plante, en cactus, en bout de planche en colère, en brouette, en tendresse. Je déjeune au soleil d'un peu de poésie, d'un bout de pain, d'un baiser. Je sens la fleur sous la pluie et les vagues de l'herbe piquées de coccinelles. Loin du néon des villes, la peau reprend du poil de la bête. Des elfes dans la nuit ont laissé sur le sol des perles de rosée. Ma vieille horloge refait ses comptes sans s'occuper du temps. C'est une horloge solaire qui fait sonner la nuit les soirs de pleine lune. J'écris pour acquiescer aux mots et dire oui à la vie. Je porte son espoir comme une valise maternelle.

Il faut se lever tôt pour voir les fougères réveiller les fourmis, entendre chanter la sévie sous l'écorce et faire monter la brume jusqu'au nez des chevreuils. Derrière la vieille grange, chaque pierre a son nom. On tutoie les oiseaux. Les fleurs ont un visage de miel que vient lécher le vent. Le ciel est une image que colorent nos yeux. On entre dans la grange avec un pas de foin. Derrière le sens perdu se cache une parole heureuse. Mes yeux fanés retrouvent un rayon de jeunesse. L'école du penser juste n'empèse plus mes idées. Je danse sur la page sans m'occuper du rythme. J'écris avec une pelle d'enfant. Je rêve d'une rivière qui remonte le temps. Le bec de la maison picore l'horizon. Ses lucarnes ont les yeux comme ceux des outardes. Sa toiture s'incline devant les arbres, les grands cons pleins d'oiseaux, les grands arbres songeurs ou les petits chicots tenant tête à l'hiver. Je ne peux plus dormir sans le chant des grenouilles, sans le concert de l'eau sur la tôle du toit, sans un murmure de neige sur les piquets de clôture, sans le miracle des mésanges éparpillant l'aurore comme une cendre blanche. Je ne cours plus après ma queue à la limite des chiens, à la limite des langues que je ne parle pas. Ma pomme d'Adam est un trognon d'azur. J'habille de désirs mon squelette insolent. Je pleure quelque fois les deux yeux dans la neige pour réchauffer l'hiver. Je dors un caillou dans la main, le ventre en forme de pain, la tête ouverte aux vents, les oreilles battantes et les rêves en bataille.

Assis sur le pas de la porte ou bien couché dans un hamac, je pars sans bagage dans le délire vertical du Zen. La peur est insecte mort, une coquille vide qui craque sous les pas. Le jeu met de la couleur sur la peau grise de l'âge. Il y a plein de sentiers au bout de la rivière parcourue de frissons, de lièvres et d'attente. Des escaliers de feuilles nous conduisent au rêve. Les arbres sont en robe et en grand décolleté pour séduire les fées. Je cherche chaque jour quelque manière de voir, de sentir, de parler ou d'écrire. J'aime l'impossible comme les vieux artistes, ces mythomanes qui se brûlent les ailes. Les morts bougent dans les mots et leur offre leur sang. Ils font glisser le temps comme une porte à coulisse. On peut frotter du pouce le chambranle infini comme un autiste gratte une paume inconnue.

Il y a deux rivières qui traversent la plaine, juste avant la forêt. Des truites viennent frayer dans la clairière fraîche. Je les regarde de loin sous un auvent de poutres et de tôles rouillées, les restes chambranlants d'une cabane à sucre. La vie survit par ses fonctions élémentaires. Cela semble suffire puisque l'amour s'en arrange. Les mots fissurent les caresses désertes. Ils enflent dans l'absence. Les mots changent en paille les souvenirs enfuis. Ils vivent sur les bords et caressent les dessous. Les mots sont des encoches sur le tronc du silence. Ils portent les vieillards sur des genoux d'enfance. Les choses grandissent sur le plancher des mots.

Les deux rivières se croisent avant d'atteindre le lac. Elles forment un bassin pour le corps des naïades Sur la rive en sourdine, un jardin sans frontières me verse un salaire de fraises, de mûres et de bleuets sauvages, un excédent de fleurs, un pourboire de lumière, un sourire d'été dont les deux coins retroussent le regard. La forêt par-là est une zone érogène. Les arbres y vivent au corps à corps, emmêlant leurs racines et le chant des oiseaux.

Avec le temps, on a de moins en moins de choses à nommer. Quelqu'un enlève le superflu. On peut tenir dans le vide avec le poids du rêve, ce seul nécessaire. Un verre d'eau peut contenir la mer. Il y en a qui préfèrent dérober les souliers d'un mort que de marcher pieds nus. Je lui vole ses mots sans toucher ses habits. Je jette ses prières et garde ses jurons d'ivrogne, ses mots d'enfant, ses silences coupables, ses paroles complices. À l'instant précis où l'on ne possède plus rien, on voudrait le décrire. Ces maisons où nous passons notre vie que gardent-elles de nous ?
Dans les villes à chagrin les pommiers sont en pleurs; les abeilles sont en deuil. C'est à peine si la terre soulève ses mamelles sous la caresse du vent. Ici les sauterelles font la bringue et les étoiles écoutent la prière des hommes. Ils sont un peu rustiques mes mots. Ils ont la naïveté du coeur sous le vieux rouge des dictionnaires. Ce sont des mots d'échardes. Ils sont pauvres au dehors mais si riches d'antennes dans l'humus endormi. Ils toussent quand il neige et ouvrent un parapluie au-dessus des caresses.

Les perce-neige laissent voir la patience des sèves, la grossesse des bourgeons, l'entêtement des racines. J'époussette la page avec un feutre noir. Des mots en sortent quelque fois, fourmis fragiles, minuscules pollens, syllabes d'outre monde. Sur mes sentiers battus par le pas des chevreuils je n'avance pas avec les yeux dans le dos.
Je vois plutôt le monde avec des yeux d'étoiles. L'art ne produit pas de choses mais provoque des rencontres. Quelque chose dans chaque mot,chaque note de musique, chaque couleur nouvelle cherche un peu d'accolade.

Anciens nomades devenus gris sous le poids des idées, anciens oiseaux, vieux poissons, poussière d'étoiles, on se ressemble tous quand éclate l'orage. Le battement du coeur, la digestion des sucs dans le ventre du sol, la parenthèse d'un merle dans la phrase d'un arbre n'ont pas changé depuis Rutebeuf. Entre mon clavier et mon clapier, la même bête s'ébroue à la recherche du sens. L'écrivain est un chien qui mord sa laisse, un aveugle qui troque sa canne pour le flair des bêtes, une eau folle qui crève la surface des pierres.

Lorsque j'arpente la ville, je ne me reconnais plus dans les vitrines. Je marche à ma rencontre sans me trouver. J'ai beau m'attendre au coin des rues, celui qui me ressemble continue son chemin. Je dois m'inventer un peu à partir de son ombre. Ce que nous voyons par la fenêtre, c'est l'ignorance de nous-mêmes. Il me faut sortir pour
enjamber ma vie, marcher sur la pierre, m'enfoncer dans l'herbe pour pénétrer en moi. Il me faut les pieds dans l'eau pour toucher au soleil, caresser le poil des bêtes, observer les insectes, façonner la boue, remuer la terre. Il y en a qui montent des étages, ouvrent des fenêtres, allument un écran pour regarder le monde. Je m'enfonce peu à peu dans la terre. Je rejoins la lumière et ses mille reflets. Je tourne avec le vent comme une toupie de paille.

Pour écrire il me faut tout le ciel d'un regard, la poignée de main, le sourire des choses, le bruit des mouches contre la vitre, un trèfle à quatre feuilles qui étonne même la chance, l'oeil ouvert des fleuves qui regardent la mer, des kilomètres de mots résumés dans un cri, le désir qui nous tire de l'intérieur à l'extérieur. Au bout de chaque phrase, il y a tout ce que j'ignore. J'en ferai ma demeure.


Ma maison est bâtie sur une nappe phréatique. Elle prolonge ses assises dans l'eau. À chaque remontée du puits je ramène le ciel, la lune, le soleil, des étoiles aux racines insondables. L'oiseau de la rosée vient déposer ses oeufs dans le seau du matin. Sur la table de terre, le jardin demande à l'oiseau de lui passer le ciel. L'arrosoir met la nappe. La bine, la pelle et le râteau remuent la soupe du coeur. On n'attend que le pain qui pousse dans les champs. Sur le vallon voisin, les vaches broutent l'azur. Elles paissent au milieu des nuages. Il n'y a pas de train dans leurs yeux mais des avions. À cause de cette colline, les enfants du village dessinent toujours les vaches avec des ailes.

Dans un logis métaphysique, il n'y a pas de murs mais des fenêtres pensives. Chaque pas est attentif au moindre. La terre s'abandonne à qui marche avec elle. Dans la forêt, on va toujours à la rencontre de soi-même, plus près de l'animal que des idées reçues. La terre vient vers nous entre réel et rêve, avec ses racines, ses senteurs, ses couleurs, ses formes qui vacillent et soutiennent à la fois. Chemin comme sans fin. Tout le corps dans un pas. Je deviens cette fragile fougère digérant le soleil. Pour nommer la fleur, je tiens la boue au bord des lèvres.

Retenant la lumière, la pierre attend la nuit pour la restituer. Ma maison est bâtie sur des sources souterraines. Ses pierres respirent, ses portes ouvrent toutes seules, ses fenêtres s'envolent dans le chant des oiseaux. Tous les versants sont solidaires. Dans la forêt derrière la cour, les minuscules sentiers entre les pieds des arbres sont une oeuvre gnomique. La lumière retentit comme un hymne mettant toutes les choses à l'écoute. J'essaie de percer le silence, la matière et les ombres. L'homme appartient à la nature mais l'oublie trop souvent. Il doit sans cesse se ressourcer dans la saveur du monde, obéir aux orages, embrasser l'horizon sur la bouche en enlevant son masque. L'au-delà, c'est le réel même qui s'échappe en couleur, en parole, en musique. L'instrument du corps y trouve sa teneur, sa portée, son livre. Le coeur qui bat suit le rythme du monde.

Dans ma maison de bois, l'écho des horizons agrandit les fenêtres et fait craquer les planches. Un murmure me suffit. Je n'ai rien à vous vendre, rien à vous prendre, tout à apprendre. Je ne fais que passer sans posséder le monde comme un simple ruisseau. Avec des images arrachées au plus simple, des images un peu bêtes, je suis un peintre qui dessine le visage des mots. On ne peut pas recoudre la blessure quand elle nous constitue. On allége comme on peut la douleur de l'absence. Des mots se cachent dans les herbes, des mots s'accrochent aux bêches des nuages, aux prémisses du printemps. J'y recueille quelques brins d'énergie, des images qui naissent comme un peu d'eau vue de profil, quelques grains de pollen dans un essaim trop vaste, quelques lignes d'un dessin où chacun cherche un sens. Je caresse l'espoir le temps d'une anaphore. Je me brûle au mot feu. Je fais tinter les lobes du hasard dans la cervelle du monde. Comme la mer, lemiel, le ciel, la marée des herbes et des étoiles, les mêmes oiseaux qui passent d'un paragraphe à l'autre en s'échangeant les miettes, l'écriture parfois confirme la lumière.


 2004... 

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Créé le 1 mars 2002- rubriques novembre 2004

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