La lumière
sassée de la chambre me procure un peu de quiétude. J'essaie
de me déplanter par force de cet agencement dans lequel je m’enterre.
Je ne sais comment m’y prendre ni quand. Il me faut l'aplomb des grandes
garces incontestées des lieux discrets pour prendre une décision.
Esseulée au fond de ma mansarde, des images asthéniques d’un
temps trépassé déferlent amicalement dans ma tête,
j’essaie d’en saisir les plus transparentes. Ce que je prouve? Une nostalgie
pour certains jours magnifiquement accomplis.
J’ai l’impression que le monde se paralyse, s’arrête d’avancer à
cause de moi. Moi l’intrépide, l'androgyne malgré moi, malgré
ceux qui me portent les préjudices les plus illégaux. Tout
le monde attend mon entrée en scène, mon enterrement. Je devrai
sacrer le jour promis, celui de mon jugement dernier.
Une évidence hors du
commun m’investit, me refaçonne à mon insu et refait de moi
l’implacable être du foyer qui m’occupe. Je me construis en dehors
des formes jubilatoires à l’orée des affronts bien tacites.
Je suis à bout de souffle, mes nerfs crépitent, mon corps bave
comme une vieille limace, se métamorphose et s’acclimate aux arias
de cette nuit, ces choses entassées au fond de moi-même.
Du haut de ma mansarde, j’entends
la voix du bourreau qui gère l’intérieur de la maison, crie,
hurle et menace. Tout le monde s’y soumet, pas par respect comme voulaient
les normes et les bienséances de la vie mondaine, mais par peur d’être
le bouc émissaire. Mon instruction fut interrompue au moment où
j’avais commencé à tenir tête à mon géniteur.
« Une petite morveuse née d’hier vient m’apprendre comment formuler
mes phrases, conne vas !», disait-il souvent. Je suis tout sauf mondaine.
Je me perds dans le tumulte des hilarités obscènes des scélérats
présents dans le logis qui m’engouffre, de celles dont les goujateries
est leur marque déposée, ventrues impitoyablement meurtrières,
grosses limaces, sangsues des temps modernes.
Eventrée par un mal qui a pris l’habitude d’essorer mes tripes, il
ne m’est dans mes possibilités qu’endurer en essayant d’éviter
une crise de nerfs qui pourrait m’enfoncer plus dans le désarroi et
l’accoutumance. Je suis mon instinct, me regarde et ai pitié de la
conne qui m’épie dans la glace. Derrière moi, les regards s’enivrent
de ricanements goguenards, ceux de la flétrissure et de l’avilissement.
Mes assistantes m’envient à mort, elles rêvent d’être
à ma place, d’être moi-même. Par leurs agaceries, elles
appellent la défloration, le sexe et l’acte simiesque. Je les imagine
toutes en train de subir la torsion voluptueuse, la flagellation phallique
pour leur apprendre que ceci n’est pas le prestige de la femme, ni l’aspiration
d’une jeune fille qui sait son devoir vis-à-vis d’elle-même
et à l’égard des autres ; à l’égard surtout de
la dignité de la bienséance, de la décence. Cohorte
de gens enragés par l’idée qui m’a tellement répugnée
au point de rompre les liens internes de ma famille, au point de mettre en
cause mon appartenance, mon identité, tout mon être.
Que de stryges autour de moi
aux aguets, des masses de chairs aux tentacules grêlés de signes
étanches, au visage contingent et aux yeux de goule. Elles
attendent le moment de me sauter dessus. Ces masses vivantes me harcèlent,
me scalpent m’étirent dans tous les sens ; elles m’écartèlent
en raison de me faire belle, de me rendre valable pour une nuit indésirable.
Joie inconvenante. J’avoue être, de ma part, excédée
de toute cette manigance incongrue. Tel est le constat auquel je me réfère
sans cesse, et telle est justement la persévérance qui m’a
énormément coûtée.
On m’accommode pour le départ,
l’adieu probablement pour un destin acariâtre qui n’a jamais répondu
à mes besoins. J’ai envie de rire et pleurer en même temps,
de transpercer ma peau de chagrin pour m'en aller là où rien
ne m'attend, de me délivrer enfin de mes contraintes et de celles
des autres qui m’assaillent constamment. Je râle in petto en dévalant
mon corps, et tout se joue à mon détriment. Tel est mon gage.
Je lacère ma peau, je pince mon sexe, ce pivot autour duquel s’organise
le crime. Je bois mon sang et deviens ma propre sangsue. Ma cavité
est un univers restreint qui ne cesse d’empiéter sur mes préoccupations
sans mon consentement. C’est un cagibi où s’entassent mes souvenirs
avec ce corps qui me supporte. Cette connivence m’a toujours été
d’une grande utilité sans quoi je me serais réduite à
une simple pacotille. Il y a des particularités auxquelles je tiens
vivement et c'est cela qui me ramène à moi. Des particularités
sans lesquelles je ne suis rien, une verroterie cantonnée autour de
son mal. Je n’ai à mon service que ma désobéissance.
Les signes qui me rouent proviennent communément de mon bourreleur.
Au fond de cette alcôve les formes de civilité manquent implacablement.
C'est une accablante imperfection de la vie familiale, une déformation
des bienséances. Mes fées ont disparu au moment où la
difformité a trouvé son chemin vers ma pièce. La licitation
d’un corps bat son plein à l’annonce des sorcières. Mon corps
se fond, se noie ostensiblement, arpente l’espace réduit qui se claquemure
autour de lui. Il s’investit dans la source des fulgurances. Sa seule marge
d’action est de tâtonner son pouls le plus occulte, de voir comment
fonctionne l’envers des choses. J’abrite en moi le cri fauve des nuits enluminées
par une joie apocryphe, à peine à son alpha. Je la nie et renie
; elle m’enfourche et me porte préjudice au fond fin de mon être.
On se hait intra-muros. Dans le tumulte agaçant des harpies
qui occupent mon logis, ma voix se hausse pour clamer un peu ma solitude,
tout le monde prend congé de moi.
La vie dehors m’appelle de
temps à autre. Elle me hante et me rend de plus en plus tributaire
d’un système auquel je ne comprends rien. Ceux que j’entends de ma
cage jacasser sans cesse me semblent nobles et dignes de liberté.
J’appelle alors mon mal, je le bichonne et en fais mon effigie ; l’ombre
constante de mon for intérieur. Je ressens se développer en
moi un sentiment pareil à celui d'une anarchie absolue. Je deviens
la diablesse de ceux qui m'entourent comme j’étais toujours l’incongrue
pour mon bourreau, mon géniteur. On satanise mes propos, mes gestes
et le sourire innocent que j’esquissais chaque fois qu’on me parle. Chez
moi j’ai toujours été l’hôtesse, la passagère
qui évacuerait tôt ou tard les lieux. Ma vie serait ailleurs
dans tous les cas. Je serais la honte de mon foyer. On me fait acquiescer
puisque je n’avais pas le choix. On pensait mieux que moi, à mon insu
tout le monde avait déjà programmé mon soi disant bonheur.
J’imagine mes crises de nerfs et la torpeur qui retenait le souffle de ma
marâtre. On est volontairement divergentes l’une et l’autre, jamais
le même sort.
Certes, tout ceci ne m’importe plus maintenant. Le monde dans lequel je suis
née m’était étrange comme le sentiment que je ressens
aujourd’hui pour certains qui m’entourent. J’attends que la nuit fasse irruption
pour que je torche dans ma conscience les visages qui me hantent. Il m’arrive
des fois de les avaler, de les dégueuler ensuite, puis de les broyer
sous mes sandales en toute tranquillité. J’ai peur pour moi-même,
et pour ceux qui m’affectionnent. La nuit, mon gué propice vers l’accomplissement,
la métamorphose en fait. Je me lie d’amitié avec les hallucinations
qui nichent dans ma tête, je les dorlote et en fait mes scènes
habituelles. Demain est une autre réalité qui n’aura pas de
place dans ma vie. Qui sait !
(…)
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