choix Dominique Zinenberg
Nadie se conoce
« Nadie se conoce. »
« Personne ne se connaît »
nota Goya sous sa sixième gravure.
Les enfants n’ont de leurs parents qu’une
connaissance extrêmement limitée : ils surgissent si longtemps après
eux dans le temps. Cette connaissance est d’autant plus restreinte que les
géniteurs cachent leur vie secrète devant leurs petits afin de les
prémunir, croient-ils. En sorte de les éduquer, pensent-ils. Ils
anoblissent leur vie honteuse aussi afin de les leurrer. Ils les trompent
volontairement, généreusement, considérablement, avec des légendes, des
cloches, des préceptes, des cantiques, des santons, des cadeaux, des Père
Noël pour chaque année qui meurt, du droit et des devoirs, des fleurs pour
les morts, des souris pour chaque dent qui tombe.
Aussi les souvenirs que les enfants
conservent de leurs parents, par définition rares, sont-ils, de plus,
complètement faux.
Soit ce sont des forfanteries de parents.
Soit ce sont des fabulations de petits
enfants.
Comme elle est confuse, épaisse,
certaine, lointaine et agitée, la scène d’origine !
[…]
Rêver une image est tellement plus
emporté que la réflexion d’une sensation. Sentir en inventant l’image est
tellement plus riche, actif, contributif, que la réfraction du sentiment.
Il y a tellement plus qu’un seul
« vécu » dans le fait de vivre.
Aussi seraient-ils infiniment pauvres
ceux qui n’auraient qu’un unique « ressenti » à vivre au travers
de leur langue unique apprise quand ils étaient petits !
Un organiste qui n’aurait qu’un seul
doigt valide face aux quatre claviers et aux quatre-vingt-dix-huit jeux de
l’orgue.
Sur le pédalier de bois il marche sur son
enfance. Il piétine son enfance.
Malheur à celui qui n’a qu’une histoire à
se raconter à lui-même parce qu’elle lui a suffi !
(Prix Marguerite Yourcenar 2019 pour l'ensemble de son
œuvre),
éditions Galilée,
2019.
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choix Éliette Vialle
Les passages ombre
Tu dis la peine des jours
l’eau et le désert
mourir
une décennie
mettre
le ciel à l’envers
ça ne te
suffit plus
J’irai
alors
forgé
l’un de l’autre
attacher
mon corps
exiler l’âme
*
Nous passâmes à travers la roche
Pas besoin de dormir
de chants
ou d’offrandes
Des hommes adjectifs
sans
substance
Quand je fus rappelé
*
Je cache un murmure affolé
Doucement
la lune
bleuit les pensées nuages
Je
chuchote ton nom
Le sommeil m’enlève
*
Une aile brûlée l’autre cachée
Enfant
captif et effrayé
Feu de
tendresse
Je
marche
*
La treizième minute
Boucle
pensée hors monde
fleurit
l’arbre de douceur
*
Le soleil est entré dans la chambre
Tout est
pareil
identique
Un petit
chant pourtant
s’enroule
entre mes doigts
*
Ma peau
papyrus
désert
immortelle
attend
sèche
Il
faudrait plusieurs passages de baisers
De
caresses
Et ta
langue pour écrire la pluie
*
J’ai noyé l’automne
la forêt
puis le
pays s’est lamenté
Le
mouillé de mes yeux
enlace
la moitié d’un tronc
Je ne vois plus rien
J’étais l’ami des Souffles
Fort
contre la tempête
Fi !
Je suis
solstice
Cerne
demi séculaire
Je chuchote
entre
dans la danse
Et des paumes
de
chaque côté
Complètent
le siècle
*
Je remonte de plus en plus haut dans le rêve
La nappe
onirique déborde
La
surface se déforme
Le
réveil n’est que virgule
J’arrive
à faire cohabiter deux pôles
Un
estran
où
danser avec le vague
Je n’ai
plus besoin de passages ombre
Présence
dans Francopolis de janvier-février
2019
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choix François Minod
Gert
Tu as été heureux
très heureux
tu es malheureux
très malheureux
est-ce une équation?
Quarante ans de bonheur
quarante ans
en équilibre sur la pointe du temps
Ce qui se passe de l'autre côté
de tes yeux
et du ciel par où passent des étoiles
mortes depuis longtemps
ce qui se passe de l'autre côté
dépend-il de toi
de nous
une pensée
peut-elle toucher là-bas
celle qui ne dort pas
encore
dans ton corps
y a-t-il un abîme
qu'aucune prière jamais ne franchira
qu'aucun amour jamais ne traversera?
Je ne sais pas
je ne sais pas
je ne sais pas
Il faut du silence
aux mots
pour ne pas rayer le chagrin
il faut du silence
autour des morts
pour entendre leur vie
le pas d'une robe
même léger
ne passe pas la frontière
et celle qui est partie
pèse tant au bout de tes bras
du plomb qui fut de l'or
jusqu'au jour
qui se retourne sur la nuit
où elle se retourne dans ta nuit
après une éternité de douleur
contre son éternité retrouvée
parmi les étoiles mortes
qui nous éclaire encore
Venise, au cimetière San
Michele
Entre ciel et mer
un arbre sorti de la terre
comme un bouquet
comme un poing
comme un tri sorti de la gorge
un nom
comme pour ne pas oublier
un homme parmi les hommes
ni meilleur
ni pire qu'un autre?
Sûrement pire
Cet homme dit des mots
des phrases
écrit des pages
des livres sûrement
qu'il vaut mieux oublier
qu'il ne faut pas oublier
pour ne pas oublier
que ses mots ses phrases ses pages
ses livres sûrement
ont couvert des crimes
dans une époque
Où le crime était monnaie courante
où les assassins couraient les rues
habillés de noir
comme l'intérieur de nos tombes
et l'intérieur de leurs âmes
Entre ciel et terre
je suis penché
sur la tombe de cet homme
et je pense
qu'une vie contient toutes les vies
qu'un homme a rencontrées au cours de sa vie
et je sais
que cet homme a rencontré des hommes
que j'admire
que j'ai lus
que je lis
et je crois
qu'entre ciel et terre
il y a de quoi se perdre
dans les questions
que pose un homme
à un autre homme
entre terre et mer
sous le ciel
Où repose
au cimetière de San Michele
le corps d'un homme
qui fut le poète Ezra Pound
Extraits
de Un cri fendu en mille,
Éditions Bruno Doucey, 2018
« Un passeur qui prend le temps d'écouter le monde et
interroge les mots. Vous êtes un voyageur, vous prenez des chemins de
traverse. Votre poésie nous éclaire et nous montre le chemin », a dit
Tahar Ben Jelloun à l'occasion de la remise du Goncourt de la poésie 2019 à
Yvon Lemen, dont les deux seuls métiers sont écrire et dire.
« L'écriture c'est la solitude et l'absence, la scène c'est la
présence, le partage. « J'ai besoin des deux chemins », confie ce
voyageur des mots qui invite ses pairs chaque année au festival Étonnants voyageurs de Saint-Malo.
Il a raconté l'universalité de la poésie dans La langue fraternelle (éd. Diabase); il dialogue avec un jeune
poète Haïtien, Bonel Auguste dans Sous
le plafond des phrases (éd. Bruno Doucey). Sa vocation irréductible a
connu des jours difficiles relatés dans En fin de droits (éditions
Bruno Doucey).
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choix Mireille Diaz-Florian
Univers parfaitement
fascinant que Les Boutiques de
cannelle de Bruno Schultz. Je vous propose le début de la
première nouvelle Août qui permet
d’entrer dans son écriture baroque, donnant un avant–goût de ce recueil qui
puise « dans les ressources d’un
langage dont il s’enchante, sous la forme d’un délire remarquablement
contrôlé » (Maurice Nadeau). De nombreux écrivains contemporains
expriment, de Philip Roth à David Grossman (dans son magnifique
roman : Voir ci-dessous amour),
leur admiration pour cet auteur, né en Galicie, en 1892, abattu au coin
d’une rue de sa ville de Drohobycz au moment d’une action de la Gestapo en
1942.
Mireille Diaz-Florian
Août
Au mois de juillet,
mon père partait aux eaux et nous laissait ma mère, mon frère aîné et moi, en
pâture aux journées d’été, blanches de feu et enivrantes. Nous
feuilletions, étourdis de lumière, le grand livre des vacances, dont chaque
page scintillait de soleil et conservait tout en son fond, sucrée jusqu’à
la pâmoison, la pulpe des poires dorées.
Aux matinées
lumineuses, Adèle, telle Pomone, revenait du feu du jour embrasé et vidait
sa corbeille de toutes les beautés colorées du soleil. C’étaient d’abord
les cerises brillantes, gonflées d’eau sous leur peau fine et transparente,
les mystérieuses griottes noires, dont la saveur ne réalisait pas toutes
les promesses de l’odeur, les abricots dont la pulpe dorée desquels
sommeillaient de longs après-midi surchauffés ; après la poésie pure
des fruits, s’en venaient les énormes quartiers de viande, puissants et
nutritifs, avec le clavier musical des côtes de veau ; des légumes
comme des plantes aquatiques, des méduses mortes ou des mollusques- tout ce
matériau des repas au goût non encore déterminé et inerte, les ingrédients
végétaux et telluriques du futur déjeuner d’où émanait une odeur sauvage et
champêtre.
Le sombre appartement
au premier étage de cet immeuble donnant sur la place du marché était
chaque jour traversé de fond en comble par le grand été: le silence
tremblant des faisceaux d’air, les rectangles de lumière rêvant leur songe
fébrile sur le parquet ciré, une mélodie d’orgue de Barbarie arrachée à la
plus profonde veine dorée du jour, deux ou trois mesures d’un refrain joué
quelque part au piano, revenant sans cesse, s’évanouissant dans le soleil
sur les trottoirs blancs, se perdant dans le feu profond du jour.
Le ménage fait, Adèle
tirait aussitôt, les stores de lin, plongeant l’appartement dans la
pénombre. Les couleurs, alors, descendaient d’une octave, les pièces
s’emplissaient d’obscurité, comme plongées soudain dans la lumière des
profondeurs marines réfléchie un peu moins distinctement dans les verts
miroirs de l’eau et toute la chaleur torride du jour respirait sur les
stores qui s’enflaient légèrement sous les rêveries de midi.
Les samedis
après-midi, ma mère m’emmenait en promenade. De la pénombre du corridor on
pénétrait de plain-pied dans le bain du soleil du grand jour. Les passants
barbotant dans l’or fermaient à demi leurs paupières qui semblaient
engluées de miel, et leur babine supérieure retroussée découvraient les
dents et les gencives. Ils avaient tous cette grimace de chaleur au visage,
comme si le soleil leur avait imposé un masque de fraternité solaire, et
tous ceux qui se croisaient dans les rues, jeunes et vieux, femmes et
enfants, se saluaient au passage de ce masque barbare, insigne d’un culte
bachique peinturluré à grands traits d’or sur leurs visages.
La place du marché
était vide, jaune de feu, balayée par les vents chauds comme le désert
biblique. Des acacias épineux y déployaient seuls leur clair feuillage, des
touffes de filigranes verts, soigneusement découpés comme dans les anciens
gobelins. Pleins d’affection, ces arbres simulaient le vent, ébouriffant
d’un geste théâtral leurs couronnes, montrant, en des poses pathétiques,
l’élégance de leurs éventails, argentés à l’envers comme les nobles fourrures des renards. Sur les
vieilles maisons, aux murs polis par des journées de vent, jouaient les
reflets de l’atmosphère, échos, souvenirs de couleurs dispersées dans le
fond du temps coloré. Il semblait que des générations entières de journées
d’été, comme de patients maçons, étaient venues gratter les crépis moisis
des vieilles façades, casser leur émail trompeur, mettant à nu leur
véritable visage, la physionomie que le sort leur avait sculptée et aussi
la vie qui les avait façonnées du dedans. Maintenant, les fenêtres
aveuglées par la lumière de la place vide dormaient paisiblement et les
balcons confessaient au ciel leur vacuité. Les entrées grandes ouvertes
sentaient la fraîcheur et le vin. (…)
Bruno Schultz, Les
Boutiques de cannelle,
L’imaginaire Gallimard, 2005
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choix Dana Shishmanian
Avant que la nuit
Et lorsque l’homme eut fini d’étaler en
lui l’obsession d’infini, il recommença le cycle déraisonnable des faillites
perpétuelles. Les drames agitèrent des ailes vaines et folles. L’amour
brilla en lui comme un secret profond de mine. Le sommeil ne lui fut pas
ami. Mais le vent lui apporta des paroles nouvelles et, sous chaque parole,
il trouva l’herbe fraîche. Et des nids inconnus. Et l’inconnu grandit en
lui jusqu’à atteindre la hauteur de la tête. Là, il y avait la
solitude ; là, se voyaient les indicibles. Là, il bâtit sa maison, des
décombres. Que ses vœux se réveillent, que la pierre prenne racine !
Mais cela ne se pouvait pas et il repartit. Sur mer, sur paupières. Sur
terre avec le feu.
Extrait
du cycle Antithète, de Minuits pour géants,
dans
Poésies complètes, édition par Henri Béhar,
Flammarion,
2011 (p. 694)
L’immense
poète qu’est Tristan Tzara, la plus grande figure de l’avant-garde du XXe
siècle, a été honoré dans Francopolis de décembre 2015, aux rubriques Une
vie, un poète et Coup
de cœur.
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choix Gertrude Millaire
C’est la pluie qui m’a réveillée ce matin-là.
Des milliers de gouttes d’eau se fracassaient
sur la toile bleue, imperméable…
Il faisait gris.
L’odeur des branches de sapins qui tapissent le sol.
Des parois souples qui forment un parfait triangle
au-dessus de la tête.
La fraîcheur vite combattue par le feu dans le poêle
posé sur quelques briquent, par précaution.
Fermer les yeux, même éveillée,
pour ne rien perdre de la réalité, de ce moment.
Respirer aussi fort que possible cet air,
tantôt chaud, tantôt froid.
Le respirer d’aussi loin que le peuple se rappelle.
La tente, un abri de fortune, un héritage, le choix
du nomade,
le répit après une longue marche, le plus paisible
des sommeils,
une toile posée sur des baguettes de bois.
Naomi Fontaine, innue de Uashat, vit à Québec.
Extrait de son recueil KUESSIPAN, chez Mémoire d’Encrier :
https://lactualite.com/culture/entretien-avecnaomi-fontaine/
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Coup
de cœur
Pascal Quignard,
choix Dominique Zinenberg
Eric Costan, choix Éliette Vialle
Yvon Lemen, choix
François Minod
Bruno Schultz, choix
Mireille Diaz-Florian
Tristan
Tzara, choix Dana Shishmanian
Naomi
Fontaine, choix Gertrude Millaire
Francopolis
janvier-février 2020
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