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Coup de cœur : Archives

(2010-2017)

Une escale à la rubrique "Coup de cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur

(un tableau de Bruno Aimetti)

 

À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes,
d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.

***

Poème Coup de Cœur du Comité

Janvier-février 2020

 

Pascal Quignard, choix Dominique Zinenberg

Eric Costan, choix Éliette Vialle

Yvon Lemen, choix François Minod

Bruno Schultz, choix Mireille Diaz-Florian

Tristan Tzara, choix Dana Shishmanian

Naomi Fontaine, choix Gertrude Millaire

 

 

 

 

 

Pascal Quignard

choix Dominique Zinenberg

 

 

Nadie se conoce

 

« Nadie se conoce. »

« Personne ne se connaît » nota Goya sous sa sixième gravure.

 

  Les enfants n’ont de leurs parents qu’une connaissance extrêmement limitée : ils surgissent si longtemps après eux dans le temps. Cette connaissance est d’autant plus restreinte que les géniteurs cachent leur vie secrète devant leurs petits afin de les prémunir, croient-ils. En sorte de les éduquer, pensent-ils. Ils anoblissent leur vie honteuse aussi afin de les leurrer. Ils les trompent volontairement, généreusement, considérablement, avec des légendes, des cloches, des préceptes, des cantiques, des santons, des cadeaux, des Père Noël pour chaque année qui meurt, du droit et des devoirs, des fleurs pour les morts, des souris pour chaque dent qui tombe.

  Aussi les souvenirs que les enfants conservent de leurs parents, par définition rares, sont-ils, de plus, complètement faux.

  Soit ce sont des forfanteries de parents.

  Soit ce sont des fabulations de petits enfants.

 

  Comme elle est confuse, épaisse, certaine, lointaine et agitée, la scène d’origine !

 

  […]

 

  Rêver une image est tellement plus emporté que la réflexion d’une sensation. Sentir en inventant l’image est tellement plus riche, actif, contributif, que la réfraction du sentiment.

  Il y a tellement plus qu’un seul « vécu » dans le fait de vivre.

  Aussi seraient-ils infiniment pauvres ceux qui n’auraient qu’un unique « ressenti » à vivre au travers de leur langue unique apprise quand ils étaient petits !

  Un organiste qui n’aurait qu’un seul doigt valide face aux quatre claviers et aux quatre-vingt-dix-huit jeux de l’orgue.

  Sur le pédalier de bois il marche sur son enfance. Il piétine son enfance.

  Malheur à celui qui n’a qu’une histoire à se raconter à lui-même parce qu’elle lui a suffi !

 

Extrait de La vie n’est pas une biographie de Pascal Quignard

(Prix Marguerite Yourcenar 2019 pour l'ensemble de son œuvre),

éditions Galilée, 2019.

 

 

 

Eric Costan

choix Éliette Vialle

 

Les passages ombre


Tu dis la peine des jours

l’eau et le désert

mourir une décennie

mettre le ciel à l’envers

ça ne te suffit plus

 

J’irai alors

forgé l’un de l’autre

attacher mon corps

exiler l’âme

*

Nous passâmes à travers la roche

Pas besoin de dormir

de chants ou d’offrandes

Des hommes adjectifs

sans substance

Quand je fus rappelé

*

Je cache un murmure affolé

Doucement

la lune bleuit les pensées nuages

Je chuchote ton nom

Le sommeil m’enlève

*

Une aile brûlée l’autre cachée

Enfant captif et effrayé

Feu de tendresse

Je marche

*

La treizième minute

Boucle pensée hors monde

fleurit l’arbre de douceur

*

Le soleil est entré dans la chambre

Tout est pareil

identique

Un petit chant pourtant

s’enroule entre mes doigts

*

Ma peau

papyrus désert

immortelle

attend sèche

Il faudrait plusieurs passages de baisers

De caresses

Et ta langue pour écrire la pluie

*

J’ai noyé l’automne

la forêt

puis le pays s’est lamenté

 

Le mouillé de mes yeux

enlace la moitié d’un tronc

Je ne vois plus rien

J’étais l’ami des Souffles

Fort contre la tempête

Fi !

Je suis solstice

Cerne demi séculaire

Je chuchote

entre dans la danse

Et des paumes

de chaque côté

Complètent le siècle

*

Je remonte de plus en plus haut dans le rêve

La nappe onirique déborde

La surface se déforme

Le réveil n’est que virgule

J’arrive à faire cohabiter deux pôles

Un estran

où danser avec le vague

Je n’ai plus besoin de passages ombre

 

Présence dans Francopolis de janvier-février 2019

 

 

Yvon Lemen

choix François Minod

 

Gert

Tu as été heureux
très heureux

tu es malheureux
très malheureux

est-ce une équation?
Quarante ans de bonheur
quarante ans
en équilibre sur la pointe du temps

Ce qui se passe de l'autre côté
de tes yeux
et du ciel par où passent des étoiles
mortes depuis longtemps

ce qui se passe de l'autre côté
dépend-il de toi
de nous

une pensée
peut-elle toucher là-bas
celle qui ne dort pas
encore
dans ton corps

y a-t-il un abîme
qu'aucune prière jamais ne franchira
qu'aucun amour jamais ne traversera?

Je ne sais pas
je ne sais pas
je ne sais pas

Il faut du silence
aux mots
pour ne pas rayer le chagrin

il faut du silence
autour des morts
pour entendre leur vie

le pas d'une robe
même léger
ne passe pas la frontière

et celle qui est partie
pèse tant au bout de tes bras
du plomb qui fut de l'or


jusqu'au jour
qui se retourne sur la nuit
où elle se retourne dans ta nuit

après une éternité de douleur
contre son éternité retrouvée
parmi les étoiles mortes

qui nous éclaire encore


Venise, au cimetière San Michele

Entre ciel et mer
un arbre sorti de la terre
comme un bouquet

comme un poing
comme un tri sorti de la gorge

un nom
comme pour ne pas oublier
un homme parmi les hommes

ni meilleur
ni pire qu'un autre?

Sûrement pire

Cet homme dit des mots
des phrases
écrit des pages
des livres sûrement

qu'il vaut mieux oublier
qu'il ne faut pas oublier
pour ne pas oublier

que ses mots ses phrases ses pages
ses livres sûrement
ont couvert des crimes

dans une époque
Où le crime était monnaie courante
où les assassins couraient les rues

habillés de noir
comme l'intérieur de nos tombes
et l'intérieur de leurs âmes

Entre ciel et terre
je suis penché
sur la tombe de cet homme

et je pense
qu'une vie contient toutes les vies
qu'un homme a rencontrées au cours de sa vie

et je sais
que cet homme a rencontré des hommes
que j'admire
que j'ai lus
que je lis

et je crois
qu'entre ciel et terre
il y a de quoi se perdre

dans les questions
que pose un homme
à un autre homme

entre terre et mer
sous le ciel

Où repose
au cimetière de San Michele
le corps d'un homme

qui fut le poète Ezra Pound



Extraits de Un cri fendu en mille, Éditions Bruno Doucey, 2018


« Un passeur qui prend le temps d'écouter le monde et interroge les mots. Vous êtes un voyageur, vous prenez des chemins de traverse. Votre poésie nous éclaire et nous montre le chemin », a dit Tahar Ben Jelloun à l'occasion de la remise du Goncourt de la poésie 2019 à Yvon Lemen, dont les deux seuls métiers sont écrire et dire. « L'écriture c'est la solitude et l'absence, la scène c'est la présence, le partage. « J'ai besoin des deux chemins », confie ce voyageur des mots qui invite ses pairs chaque année au festival Étonnants voyageurs de Saint-Malo.
Il a raconté l'universalité de la poésie dans La langue fraternelle (éd. Diabase); il dialogue avec un jeune poète Haïtien, Bonel Auguste dans Sous le plafond des phrases (éd. Bruno Doucey). Sa vocation irréductible a connu des jours difficiles relatés dans En fin de droits (éditions Bruno Doucey).

 

 

Bruno Schultz

choix Mireille Diaz-Florian

 

Univers parfaitement fascinant que Les Boutiques de cannelle de Bruno Schultz. Je vous propose le début de la première nouvelle Août qui permet d’entrer dans son écriture baroque, donnant un avant–goût de ce recueil qui puise « dans les ressources d’un langage dont il s’enchante, sous la forme d’un délire remarquablement contrôlé » (Maurice Nadeau). De nombreux écrivains contemporains expriment, de Philip Roth à David Grossman (dans son magnifique roman : Voir ci-dessous amour), leur admiration pour cet auteur, né en Galicie, en 1892, abattu au coin d’une rue de sa ville de Drohobycz au moment d’une action de la Gestapo en 1942.

Mireille Diaz-Florian

 

Août

         Au mois de juillet, mon père partait aux eaux et nous laissait ma mère, mon frère aîné et moi, en pâture aux journées d’été, blanches de feu et enivrantes. Nous feuilletions, étourdis de lumière, le grand livre des vacances, dont chaque page scintillait de soleil et conservait tout en son fond, sucrée jusqu’à la pâmoison, la pulpe des poires dorées.

         Aux matinées lumineuses, Adèle, telle Pomone, revenait du feu du jour embrasé et vidait sa corbeille de toutes les beautés colorées du soleil. C’étaient d’abord les cerises brillantes, gonflées d’eau sous leur peau fine et transparente, les mystérieuses griottes noires, dont la saveur ne réalisait pas toutes les promesses de l’odeur, les abricots dont la pulpe dorée desquels sommeillaient de longs après-midi surchauffés ; après la poésie pure des fruits, s’en venaient les énormes quartiers de viande, puissants et nutritifs, avec le clavier musical des côtes de veau ; des légumes comme des plantes aquatiques, des méduses mortes ou des mollusques- tout ce matériau des repas au goût non encore déterminé et inerte, les ingrédients végétaux et telluriques du futur déjeuner d’où émanait une odeur sauvage et champêtre.

         Le sombre appartement au premier étage de cet immeuble donnant sur la place du marché était chaque jour traversé de fond en comble par le grand été: le silence tremblant des faisceaux d’air, les rectangles de lumière rêvant leur songe fébrile sur le parquet ciré, une mélodie d’orgue de Barbarie arrachée à la plus profonde veine dorée du jour, deux ou trois mesures d’un refrain joué quelque part au piano, revenant sans cesse, s’évanouissant dans le soleil sur les trottoirs blancs, se perdant dans le feu profond du jour.

         Le ménage fait, Adèle tirait aussitôt, les stores de lin, plongeant l’appartement dans la pénombre. Les couleurs, alors, descendaient d’une octave, les pièces s’emplissaient d’obscurité, comme plongées soudain dans la lumière des profondeurs marines réfléchie un peu moins distinctement dans les verts miroirs de l’eau et toute la chaleur torride du jour respirait sur les stores qui s’enflaient légèrement sous les rêveries de midi.

         Les samedis après-midi, ma mère m’emmenait en promenade. De la pénombre du corridor on pénétrait de plain-pied dans le bain du soleil du grand jour. Les passants barbotant dans l’or fermaient à demi leurs paupières qui semblaient engluées de miel, et leur babine supérieure retroussée découvraient les dents et les gencives. Ils avaient tous cette grimace de chaleur au visage, comme si le soleil leur avait imposé un masque de fraternité solaire, et tous ceux qui se croisaient dans les rues, jeunes et vieux, femmes et enfants, se saluaient au passage de ce masque barbare, insigne d’un culte bachique peinturluré à grands traits d’or sur leurs visages.

         La place du marché était vide, jaune de feu, balayée par les vents chauds comme le désert biblique. Des acacias épineux y déployaient seuls leur clair feuillage, des touffes de filigranes verts, soigneusement découpés comme dans les anciens gobelins. Pleins d’affection, ces arbres simulaient le vent, ébouriffant d’un geste théâtral leurs couronnes, montrant, en des poses pathétiques, l’élégance de leurs éventails, argentés à l’envers comme  les nobles fourrures des renards. Sur les vieilles maisons, aux murs polis par des journées de vent, jouaient les reflets de l’atmosphère, échos, souvenirs de couleurs dispersées dans le fond du temps coloré. Il semblait que des générations entières de journées d’été, comme de patients maçons, étaient venues gratter les crépis moisis des vieilles façades, casser leur émail trompeur, mettant à nu leur véritable visage, la physionomie que le sort leur avait sculptée et aussi la vie qui les avait façonnées du dedans. Maintenant, les fenêtres aveuglées par la lumière de la place vide dormaient paisiblement et les balcons confessaient au ciel leur vacuité. Les entrées grandes ouvertes sentaient la fraîcheur et le vin. (…)     

Bruno Schultz, Les Boutiques de cannelle,

L’imaginaire Gallimard, 2005

 

 

 

Tristan Tzara

choix Dana Shishmanian

 

 Avant que la nuit

 

Et lorsque l’homme eut fini d’étaler en lui l’obsession d’infini, il recommença le cycle déraisonnable des faillites perpétuelles. Les drames agitèrent des ailes vaines et folles. L’amour brilla en lui comme un secret profond de mine. Le sommeil ne lui fut pas ami. Mais le vent lui apporta des paroles nouvelles et, sous chaque parole, il trouva l’herbe fraîche. Et des nids inconnus. Et l’inconnu grandit en lui jusqu’à atteindre la hauteur de la tête. Là, il y avait la solitude ; là, se voyaient les indicibles. Là, il bâtit sa maison, des décombres. Que ses vœux se réveillent, que la pierre prenne racine ! Mais cela ne se pouvait pas et il repartit. Sur mer, sur paupières. Sur terre avec le feu.

 

 

Extrait du cycle Antithète, de Minuits pour géants,

dans Poésies complètes, édition par Henri Béhar,

Flammarion, 2011 (p. 694)

 

L’immense poète qu’est Tristan Tzara, la plus grande figure de l’avant-garde du XXe siècle, a été honoré dans Francopolis de décembre 2015, aux rubriques Une vie, un poète et Coup de cœur.

 

 

 

Naomi Fontaine

choix Gertrude Millaire

 

 

C’est la pluie qui m’a réveillée ce matin-là.

Des milliers de gouttes d’eau se fracassaient

sur la toile bleue, imperméable…

Il faisait gris.

L’odeur des branches de sapins qui tapissent le sol.

Des parois souples qui forment un parfait triangle au-dessus de la tête.

La fraîcheur vite combattue par le feu dans le poêle

posé sur quelques briquent, par précaution.

Fermer les yeux, même éveillée,

pour ne rien perdre de la réalité, de ce moment.

Respirer aussi fort que possible cet air,

tantôt chaud, tantôt froid.

Le respirer d’aussi loin que le peuple se rappelle.

 

La tente, un abri de fortune, un héritage, le choix du nomade,

le répit après une longue marche, le plus paisible des sommeils,

une toile posée sur des baguettes de bois.


Naomi Fontaine, innue de Uashat, vit à Québec.
Extrait de son recueil KUESSIPAN, chez Mémoire d’Encrier :

https://lactualite.com/culture/entretien-avecnaomi-fontaine/

 

 

 


Coup de cœur

Pascal Quignard, choix Dominique Zinenberg

Eric Costan, choix Éliette Vialle

Yvon Lemen, choix François Minod

Bruno Schultz, choix Mireille Diaz-Florian

Tristan Tzara, choix Dana Shishmanian

Naomi Fontaine, choix Gertrude Millaire

 

Francopolis janvier-février 2020