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Coup de cœur : Archives

(2010-2017)

Une escale à la rubrique "Coup de cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur

 

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(un tableau de Bruno Aimetti)

 

À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes,
d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.

***

Poème Coup de Cœur du Comité

Mai - Juin 2019

 

Cécile Coulon, choix Dominique Zinenberg

François Teyssandier, choix Éliette Viale

Étienne Faure, choix François Minod

Pierre Bergounioux, choix Mireille Diaz-Florian

Sabine Péglion, choix Dana Shishmanian

 

 

 

 

Cécile COULON

choix Dominique Zinenberg

 

 

Ma force

 

Ma force c’est d’avoir enfoncé mon poing sanglant

dans la gorge du passé

Ma force n’a pas d’ailes

Ni de griffes

Ni de longues pattes

Ma force a construit un peu d’humanité

Ma force a toujours soif

Ma force n’est pas fidèle

Pourtant ma force n’est pas faite

Pour quelqu’un d’autre que moi.

Ma force c’est d’avoir pendu un enfant roi à la branche

du succès

Parfois ma force étouffe

Ceux qui l’empêchent

D’avancer

Ma force est cruelle

Elle manque de sommeil

Elle se nourrit d’orgueil,

De turbulences

Ma force n’a aucun sens

Elle n’a jamais cessé

De se débattre

Ma force c’est d’avoir compris la beauté des montagnes

D’avoir dormi dans le ventre des forêts

Ma force a mangé les entrailles de la terre

Les vents glacés qu’il faut combattre

Ma force souffre en silence

Ma force m’accompagne

Elle m’a si souvent ramassée

Ma force est légère

Ma force ne m’oublie pas

Quand je crois l’avoir oubliée

Ma force n’est pas un don du ciel

Ma force n’est pas un don du sang

Elle a grandi simplement

Et ne s’effondre jamais.

Un jour ma force n’aura plus la force de venir jusqu’à toi

Il faudra me porter

Il faudra m’attraper

il faudra me montrer les évidences que je ne vois pas

Ma force est fragile

Ma force ne demande rien

Ma force a toujours faim

Ma force a toujours froid.

 

 

Extrait du recueil Les Ronces,

édition Le Castor Astral 2018, Prix Apollinaire 2019

 

 

 

François TEYSSANDIER

choix Éliette Viale

 

 

La Lenteur des rêves

 

 

Tant de chemins perdus
Comme des voix qui s’éloignent

Pour rejoindre le silence des combes
Et des talus et la musique à peine audible

Des insectes dans l’herbe fraîche
Ou sous la tendre écorce des arbres

Toi-même tu t’égares parmi les méandres
Du jour jusqu’à ne plus retrouver ta maison

S’est-elle envolée sous les assauts du vent
Parce qu’elle voulait connaître un autre jardin

Qui pourrait te le dire alors que tu n’es
Plus qu’une ombre étroite sur un mur

Ou la vague silhouette d’un oiseau
Qui se détache sur la blancheur de la lune

Tu marches si lentement que tu sembles
Immobile dans l’air comme si tes gestes

Avaient la lenteur des rêves

 

                     *

 

Tu voudrais grimper à cet arbre
Si droit qu’il se perd dans les étoiles

Mais tu n’as plus d’échelle à gravir

Tu n’arriveras donc pas à toucher le ciel
Qui s’enracine à ses branches les plus hautes

Mais tu peux encore patauger de tes pieds nus
Dans une flaque d’eau pour éclabousser

Tes rires d’enfant mutin de quelques
Gouttes de soleil sur ton visage

 

                    *

 

Tu traverses la lumière
Comme un nageur fend l’eau
De ses bras puissants

La tête hors de l’eau
Pour mieux entendre
La mélopée lancinante des vagues

Qui heurtent de plein fouet
L’air vibrant tout autour de toi
Dans ce grésillement sonore de couleurs

Que tu disperses de tes mains
Pour donner au vent une matière
Plus compacte que celle de l’ombre

 

                  *

 

Des fenêtres s’ouvrent
Au fond des miroirs

L’infini du ciel est traversé
Par cette pierre que tu lances vers le soleil

Et qui ne parviendra jamais
A écorcher la peau fragile de ton œil

 

                  *

 

Des draps s’envolent avec le pré
La chambre devient aussi nue

Que la lumière sur la paume de ta main
L’amour n’a d’autre musique

Que celle du vent sur ton corps
Si douce à tes oreilles qu’elle semble

Couler comme une eau qui suinte
De l’herbe et des pierres

Pour rafraîchir tes lèvres
Et creuser l’ombre dans ta voix

 

                  *

 

Une rivière
S’égare

 

A la cime

Des arbres

 

Un oiseau pense

Qu’elle est le ciel

Il s’y noie

En compagnie

 

De quelques nuages

Distraits

 

                  *

 

Tu assistes à la naissance de la lumière

Dès le matin qui chante dans tes premiers mots

 

Ta voix dessine des chemins abstraits

Parmi les horizons inaccessibles à tes pas

 

Gravir jusqu’à toucher le ciel de tes rêves

Tu t’y emploies malgré l’épaisseur des jours

 

Et quand les arbres soudain

Surgissant de la haute mer

 

Comme des vagues heurtent

Des nuées d’oiseaux criards

Tu sais que tu as atteint

L’ultime rivage du vent

 

Qui déposera sur le sable

L’empreinte éphémère de ton visage

 

                  *

 

Ces quelques pierres

Entassées au fond du jardin

 

Tombeau de la lune et de
La blancheur de tes rêves

Au pied duquel s’endort un chat
Pour partager ton sommeil

 

Et devenir l’ombre

Immobile de ton corps

 

                          *

 

Tu vois des chevaux

Qui volent dans tes rêves

 

Le bruit de leur galop

Claque dans ton sommeil

 

Comme si tu fracassais

La lumière entre tes mains

 

Pour ne plus avoir au réveil

Qu’un résidu d’ocre et de bleu

 

Étalé sur ton visage

 

                 *

 

Le poème est comme un jaillissement

De mots d’images et de couleurs

 

Qui s’éparpillent par grand vent

Sur le monde réel et se dissipent

 

Dans les rêves les plus secrets

De la lumière à l’abri des regards

 

De ceux qui n’ont même plus d’ombre

Errant en silence sous l’écorce de la terre

 

Mais le poème est aussi la mesure d’un cœur

Qui n’est que l’horloge éphémère du temps

Et le sable volatil de la mémoire

 

 

 

Étienne FAURE

choix François Minod

 

 

 

Cette rose au cœur vert on dirait un chou,

la tête renversée du poète

il y a cent ans repeinte avec les paupières

d’ortie, tout un monde à l’envers revu

comme on regarde par-dessous celui qui s’annonce

avers, endroit du décors

à la vitesse révolue d’une époque

coule sans gravité la couleur du vin

lumineuse, éclairant le verre

et la lente impression d’ivresse

le vin où plongerait aussi bien la plume

quand l’encrier est sec, la lampe sans pétrole,

à lire à livre ouvert sur les genoux, vieil établi,

le livre ou manuscrit comme à rebours

entre les pages où furent glissés des fleurs

ocre, violines, jaune paille,

les mots semblablement réversibles.

 

Sur « le poète à la tête renversée »

 

 

Extrait de Tête en bas, NRF, Gallimard, 2018

Prix Apollinaire, 2019

 

 

 

Pierre BERGOUNIOUX

choix Mireille Diaz-Florian

 

Lundi, éditions Galilée, 2019

Le premier chapitre de ce livre dit assez bien la façon dont Pierre Bergounioux nous fait pénétrer dans un passé revisité par l’adulte. Son écriture ajustée, distanciée, n’en ouvre pas moins un espace commun. Nous avons tous à des degrés divers un jour de semaine inscrit dans nos mémoires. Ce serait pour certains le jeudi de chaque semaine, qui jamais ne put aller jusqu’à quatre. Ce serait le dimanche où « les enfants s’ennuient ».

Pierre Bergounioux a choisi le lundi, source de mélancolie et de réflexion qui n’ignore pas la difficulté de ce retour dans le temps d’une enfance vécue « dans la sous-préfecture d’une lointaine province ». La mienne.

Mireille Diaz-Florian 

 

       Si vif, tenace, pénétrant était le déplaisir qui s’attachait aux lundis de l’enfance et de l’adolescence que je les ai évités, plus tard, lorsque je suis revenu au passé pour essayer de le tirer au clair et m’en débarrasser. Ce n’est pas que les autres jours fussent des fêtes mais l’étroitesse, la grisaille, le prosaïsme, la tristesse du lieu, de l’heure débordaient, ce jour-là, en l’absence de dérivatifs que me procurait le restant de la semaine. J’attendais son retour avec appréhension et il contaminait, déjà, le dimanche après-midi.

       Est-ce une loi générale que nous restions interdits, rétractés tout au long des premières années, quand on manque de l’expérience, du discernement requis, de liberté, d’autonomie ou bien une particularité située et datée à laquelle les gens de mon âge et de ma sorte ont été confrontés ? Je me demande encore.

       La physionomie du premier jour de la semaine intensifiait ou laissait à nu la nature profonde de l’endroit, l’exiguïté d’une sous-préfecture lointaine, dans une région rurale déshéritée. La période qui avait pris fin avec notre venue, la guerre, l’occupation, le rationnement restait partout visible dans les choses mais nous n’avons pas connu la  peur, le froid, les privations. L’habitat était dégradé, faute d’entretien, l’éclairage public anémié, le monde extérieur à peu près inconnu, fermé, en l’absence de voitures pour aller à sa rencontre, de publications qui lui auraient fait écho, de la télévision. Deux fois par semaine, la paysannerie investissait les rues, menait ses bêtes jusqu’au foirail, devant la poste centrale et je ne comprenais déjà plus le langage sonore, l’occitan, des hommes grossiers qui disparaissaient à midi, laissant la place jonchées d’immondices et de paille.

       À ces aspects de la vie qui demeuraient ceux, je suppose, de toutes les villes de moyenne importance de l’époque s’ajoutaient au moins deux traits qui assombrissaient le tableau.

       Le premier tenait au sol même, au vieux grès primaire qui, non content de livrer un rendement dérisoire aux paysans, chagrinait les citadins, certains d’entre eux, du moins, dont j’étais. On l’avait sous les pieds, parce qu’il affleurait partout, mais devant les yeux, aussi, parce qu’il avait servi d’abord et longtemps de pierre à bâtir. La mécanisation aidant, on commençait à employer d’autres matériaux, meilleurs, le calcaire fin du causse méridional ou le gneiss des gorges de la rivière, en amont. Mais tout le centre-ville et les quartiers un peu anciens de la périphérie étaient faits de cette roche bistre, pulvérulente, qui donnait  à la réalité l’apparence des clichés réalisés entre 1880 et 1920. Ils montrent des gens aux tenues surannées, debout, sérieux, un peu compassés, sous un éternel crépuscule d’automne et qui ne savent pas qu’ils sont morts.

       L’autre source de chagrin, hebdomadaire et non pas quotidienne, c’était le lundi.

 

 

Sabine PEGLION

choix Dana Shishmanian

 

 Tu ne répares pas

 

 

Tu ne répares pas          à peine peux-tu             au fil des

mots     broder quelque étincelle        sur la trame des jours

Que saisir   de l’instant           pour abolir la blessure

de ses lèvres             Son sourire déchiré  si prés

de la rupture                    Tu ne répares pas

 

 

Ton regard cherche          au–delà        à transpercer le

mur       s’accrocher au sien            pour trouver   un chemin

Tisse       tisse        sans illusions         les mots sur la page   

Parler       chanter          assembler        peu importe

Tu inscris        fil à fil              la douleur qui se brise

Sur la trame       tendue de couleurs       tu reprises

au mieux              Tu sais bien que rien      

n’occultera la trace          L’aiguille  se faufile 

insère un arc en ciel   

Pour quelle alliance         En quelle espérance 

 

 

Tu ne répares pas              Les mailles du filet

que peuvent–elles retenir             avec ce trou béant 

Habiles les mains    circulent           tentent de resserrer

le maillage           Pour quelle      miraculeuse  pêche 

Partir   alors            ne plus revenir             traverser

l’horizon           N’est-ce pas disparaître             Sous la

vague         la barque            s’enroule           le filet dérive   

dans le bleu du sillage               Tu ne répares pas

 

 

Tu ne répares pas      le linge    lacéré

Éphémère végétation        Tu navigues      au-dessus

des cordes balancées      bien au-delà      des haies

Laisse       sans regrets      la violence du vent

à travers     les   déchirures        vibrer         s’engouffrer  

disperser les nuages          Tu ne répares pas

 

 

Tout n’est que cicatrice         sur la peau de la

terre         Tu sais que pour      semer      il te faudra

trouver la faille obscure           déposer       les graines

recueillies en ces mots          avec tant de patience 

Accepter    d’arracher        au passage      quelques ronces

Voir      enfin       s’épanouir      ces bouquets espérés

Avoines folles   de lumière    dentelées       accrochées   à la pierre

Se courbant       s’inclinant         se relevant         sans cesse

Multipliant           au vent        les rares étincelles

 

 

Tu ne répares pas        Tu façonnes        Tu transformes

Tu recueilles     Tige à tige       Fil à fil          Maille à maille  

Ces mots éparpillés           Quelque ariette oubliée

Cavatine légère        accrochant         dans ses yeux

un sourire         un plaisir        le désir d’exister

 

 

***

 

Le pinceau ne peut couvrir    la toile   déchirée

Ici    l’écorce laisse apparaître l’aubier

 

 

Tu ne répares pas

Tu étales sur des fils suspendus la détresse

du vent      et les nuages roulent      s’enroulent

en emportant    l’instant

 

Noirs       les pigments      à l’amer   du temps

inscrivent une entaille          Fragments   de  lave   

arrachés au volcan    d’une douleur lointaine

broyée      gravée         pulvérisée       L’incandescence

du geste  n’en comble  pas  la  faille

 

 

Tu ne répares pas

un cœur au bord de la rupture        Battements

sourds des regrets     aux parois de ses veines

Cicatrice du jour      au givre de la pierre   

Tu ne répares pas

 

Tu déploies d’un seul geste l’écharpe bleue du ciel

à sa gorge nouée      Tu insères    dans  la pierre

la lumière saisie          Sur la trame des mots usés   

tu recueilles  les couleurs           Un chant s’élève

à la cime de l’arbre        Une fenêtre  s’ouvre

Le givre t’aspire en un éblouissement

 

Tu t‘avances    lentement      à l’enfance du monde

 

 

Extrait du recueil Ces mots si clair semés,

éd. la tête à l’envers, mai 2019 (avec les encres de l’auteure)

 

Sabine Péglion a été notre invitée au Salon de mai 2012 et à la rubrique Créaphonie de mars 2012 et avril 2012. Elle est lauréate du prix international de poésie Léopold Sedar Senghor 2016 pour le recueil inédit Grammaire de l’existence (signalé dans nos Annonces de 2017). Je l’ai retrouvée avec un immense plaisir comme invitée au Territoire du poème du 22 mai 2019. Pour écouter Sabine parler de et lire sa poésie : https://www.youtube.com/watch?v=26ODjmuuqHY, https://www.youtube.com/watch?v=-_z1MD_3V7E.

 

 


Coup de cœur

Cécile Coulon, choix Dominique Zinenberg

François Teyssandier, choix Éliette Viale

Étienne Faure, choix François Minod

Pierre Bergounioux, choix Mireille Diaz-Florian

Sabine Péglion, choix Dana Shishmanian

 

Francopolis mai-juin 2019